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La Vie d’un simple/40

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Stock (p. 224-230).
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XL


Après vingt ans de séjour à la Creuserie, je n’étais guère plus riche qu’au moment de mon installation ; c’est tout juste si j’avais pu me liquider des mille francs que je redevais sur ma part de cheptel. Ç’avait été pourtant une période pendant laquelle certains, plus chanceux, avaient gagné beaucoup. Mais les hésitations de M. Parent ne m’avaient pas permis de faire de bénéfices pendant les cinq ou six premières années ; puis j’avais été mis à bas tout à fait par la grêle de 61 et les canailleries de Sébert ; et, au moment où, remis à flot, je me croyais en passe de faire quelque chose, — et cela en dépit des conditions draconiennes de M. Lavallée qui avait augmenté de deux cents francs mes redevances annuelles, — était survenu ce nouveau désastre : la guerre.

Depuis, grâce à une suite de bonnes récoltes, j’avais pu réaliser enfin quelques avances ; et, après la mort de mes beaux-parents, — survenue à un mois d’intervalle dans l’hiver de 1874, — je me trouvai en possession de quatre mille francs environ.

Or, ça m’eut vite ennuyé de garder cet argent dans l’armoire : d’abord, il n’y faisait pas les petits, et puis je craignais les voleurs, car souvent, l’été, la maison restait seule. Le notaire de Bourbon, auquel je m’adressai, ne connaissant pour l’instant nul placement avantageux, j’en vins à songer à M. Cerbony.

M. Cerbony était un des grands brasseurs d’affaires de la région : fermier de trois domaines, il était avec cela marchand de grains et marchand de vins, et vendait aussi des engrais, des graines ; il cumulait tous les commerces ruraux. Jeune encore et de mine souriante, c’était un homme très sympathique. Au contraire de la plupart des fermiers généraux qui sont arrogants et vaniteux, il était simple et jovial, donnait à tout le monde de vigoureuses poignées de mains et parlait patois avec nous autres, les paysans. Aux foires, il payait de nombreuses tournées, et son entrée dans un café était considérée à juste titre par le tenancier comme une véritable aubaine. Il avait fait construire de vastes magasins et une maison à un étage, avec balcons et arabesques, qui faisait de l’effet. Il menait grand train, voyageait beaucoup ; il allait chaque semaine à Moulins où, bien qu’il fût marié, il entretenait une maîtresse, disait-on ; fréquemment aussi, il se rendait à Nevers, à Paris ou dans le Midi. On ne connaissait pas ses origines, mais on le disait très riche, et on prétendait qu’il faisait tout ce commerce par goût plus que par nécessité.

J’avais entendu dire que M. Cerbony prenait de l’argent un peu comme un banquier, en donnant comme garantie un simple billet avec sa signature. Comme j’avais confiance en lui, je m’en fus le trouver un dimanche matin, après la première messe, sous prétexte de lui vendre mon petit lot d’avoine. L’ayant trouvé seul, je lui déclarai timidement :

― Monsieur Cerbony, je dispose d’un peu d’argent que je voudrais placer : voulez-vous le prendre.

— Combien avez-vous ? me demanda-t-il de sa voix bien timbrée.

— Je puis vous remettre quatre mille francs, monsieur.

— C’est trop peu… Je pourrais occuper dix mille francs à la fin du mois. Voyez vos voisins, vos amis ; faites-moi dix mille francs entre plusieurs.

— Monsieur Cerbony, je ne connais personne qui… Si, pourtant : j’ai un voisin qui doit avoir dans les deux mille francs.

(C’était Dumont, de la Jary d’en bas ; il m’avait dit ça un jour que nous taillions ensemble une haie mitoyenne.)

— Eh bien, c’est entendu, vous m’apporterez ces six mille francs à la fin du mois ; je serai obligé de demander le reste ailleurs, mais tant pis… Il faut bien vous faire plaisir : vous êtes un client. Ah ! j’oubliais de vous dire que je paie cinq comme tout le monde. Au revoir.

J’allai trouver le soir même Dumont, de la Jary, pour lui faire part de la combinaison ; à mon grand étonnement, il ne se montra pas enthousiaste.

— Cerbony, Cerbony, dit-il, oui, c’est un homme qui fait beaucoup d’affaires, mais en fin de compte on ne sait pas s’il est riche : si ça tournait mal ?

— Mais, malheureux‚ il gagne de l’argent gros comme lui… Si j’avais son gain d’une année, je serais sûr de vivre tranquille le reste de mes jours.

— Taratata… S’il gagne beaucoup, il dépense de même, vous le savez comme moi. Tenez, Tiennon, je veux bien vous prêter mes deux mille francs, mais à condition de n’avoir affaire qu’à vous ; nous irons chez le notaire qui fera un billet… ; je ne vous demande que quatre francs cinquante d’intérêts ; Cerbony vous paiera cinq : vous aurez dix sous pour cent pour vos peines.

J’étais tellement aveuglé que je fus sur le point de prendre l’argent de Dumont dans ces conditions. Mais Victoire et le Jean m’en dissuadèrent.

À l’époque convenue, je portai donc, tout penaud, mes quatre mille francs au brasseur d’affaires, en lui expliquant que le voisin venait juste de prêter son argent ailleurs quand j’étais allé le voir ; j’ajoutai hypocritement qu’il regrettait beaucoup cette occasion manquée. Cerbony eut un mouvement de mauvaise humeur :

— Vous mériteriez que je vous envoie promener… Enfin, donnez tout de même ce que vous avez : mais c’est bien pour vous faire plaisir.

Il appuya sur ces mots, et son visage s’éclaira du cordial sourire habituel pendant qu’il étalait mes pièces d’or et palpait mes billets de banque. J’étais enchanté qu’il se montrât d’aussi bonne composition. Hélas ! mon enchantement dura peu…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est fin novembre que cela se passait : le 1er mars de l’année suivante, c’est-à-dire trois mois après, comme nous étions à charger du bois dans un de nos champs en bordure de la route, le facteur de Franchesse, qui arrivait de Bourbon où il allait chaque matin chercher son courrier, s’arrêta pour nous causer.

— Vous ne savez pas la nouvelle ?

— Et quoi donc ?

— Cerbony, le fameux Cerbony, a pris le pays par pointe il y a trois jours. Sa femme était partie au commencement de février avec beaucoup de colis. Depuis, lui n’avait cessé de faire des expéditions ; les domestiques n’y comprenaient rien ; la maison restait à peu près vide et le magasin aussi. Mardi, il a prétexté un voyage à Moulins ; il devait rentrer le soir ; il n’a pas reparu. Mais hier est arrivée de Suisse une lettre de lui pour le maire annonçant qu’il ne reviendrait plus. On dit que ça va être un galimatias impossible ; il devait à tout le monde !

Sur le char où j’empilais toutes longues les branches des arbres élagués, j’eus un éblouissement passager, puis une sorte de vertige qui me fit chanceler. Le Jean s’en aperçut et me lança un regard inquiet, cependant qu’il s’efforçait de dissimuler son trouble pour répondre au facteur.

À Bourbon, où je me rendis le soir même, tout le monde me confirma le désastre. Je ne voulus pas aller chez le notaire qui, narquois, eût probablement ri de mon malheur, étant donné surtout qu’il s’agissait d’argent placé en dehors de ses offices. Mais je m’en fus trouver le greffier du juge de paix qui était un homme de bon conseil, auquel tous les gens de la campagne avaient recours dans les cas difficiles, et je lui exposai mon affaire en pleurant presque. Il parut remué de me voir si navré ; il essaya de me réconforter, mais déclara qu’il ne pouvait nullement m’être utile :

— D’ailleurs, ajouta-t-il, il n’y a rien à faire pour le moment ; vous serez appelé comme les autres créanciers ; vous n’aurez qu’à donner vos pièces au syndic.

Chez nous, ce furent des lamentations sans fin de Victoire :

— Tant se donner de peine pour réserver quelques sous et tout perdre à la fois, mon Dieu, que c’est malheureux ! Et ce pauvre argent qui venait de mes parents ! Mon Dieu ! Mon Dieu !

Tout le monde était triste et bien ennuyé. Il n’y eut que Charles pour se montrer philosophe et nous remonter.

— Que voulez-vous, il n’y faut plus penser : c’est perdu, c’est perdu, quoi ! D’ailleurs, ça ne changera rien à votre façon de vivre ; vous auriez travaillé tout autant si cela n’était pas survenu…

Dans mon malheur, j’avais pourtant la consolation de me dire que je n’étais pas seul à m’être laissé prendre : les badauds de mon espèce étaient nombreux ! Je me félicitais surtout d’avoir suivi les conseils de Victoire quant à l’argent de Dumont. Car l’honnête Cerbony avait cette coutume de tirer de ses victimes le plus qu’il lui était possible. Un pauvre vieux jardinier avait ainsi emprunté à une tierce personne plusieurs milliers de francs pour arriver à fournir au monsieur une somme qu’il exigeait. Dépouillé de ses économies et incapable de rembourser son prêteur, le vieillard monta une nuit sur le rocher où se dressent les tours du vieux château, d’où il se précipita dans l’étang qui le baigne. Les lavandières, au petit matin, aperçurent un paquet suspect flottant à la surface de l’eau : c’était son cadavre.

Il me fallut faire des démarches embêtantes, aller plusieurs fois à Moulins, m’associer avec d’autres victimes pour consulter un avoué. Après deux ans, quand tout fut réglé, on nous donna cinq pour cent ; je touchai donc deux cents francs. J’avais bien dépensé en frais divers l’équivalent de cette somme.