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La Vie d’un simple/44

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Stock (p. 235-243).
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XLIV


Une grande lassitude physique et morale m’envahit alors. À tous les âges, il est, pour chacun, des périodes de dépit où les misères journalières semblent plus cuisantes, où tout concourt à vous attrister, où l’on est las de la vie qu’on mène. Mais ces impressions, vers l’âge du déclin, se font plus amères et plus douloureuses. Je touchais à mes cinquante-cinq ans ; mon visage perdait ses derniers tons vermeils ; les fils blancs se multipliaient dans ma barbe et il avait neigé fortement sur mes tempes ; enfin, les travaux pénibles commençaient à me sembler durs ; mes muscles faiblissaient : c’était le prodrome de la déchéance.

À vrai dire, le coup était rude ! J’avais passé dans cette ferme de la Creuserie vingt-cinq années de ma vie, les meilleures années de ma pleine maturité, et l’opinion m’identifiait à elle. Pour tous les voisins, pour tous ceux qui me connaissaient bien, n’étais-je pas « Tiennon, de la Creuserie » et pour les autres « le père Bertin, de la Creuserie. » À tous, ma personne semblait inséparable du domaine ; il paraissait impossible de disjoindre nos deux noms liés par l’accoutumance. Et n’étais-je pas lié moi-même en effet à chacune des parties de ce domaine ? à cette maison qui avait été si longtemps ma maison ; à cette grange où j’avais entassé une telle somme de fourrage ; à ces étables où j’avais soigné tant d’animaux ; à ces champs dont je connaissais les moindres veines de terrain, les parties d’argile rouge, d’argile noire ou d’argile jaune, les parties caillouteuses et pierreuses, comme celles en terre franche et profonde ; à ces prés que j’avais vingt-cinq fois tondus ; à ces haies que j’avais taillées, à ces arbres que j’avais élagués et sous lesquels je m’étais mis à l’abri par les temps pluvieux, à l’ombre par les temps de chaleur. Oui, j’étais lié puissamment, lié par toutes les fibres de mon organisme à cette terre d’où un monsieur me chassait sans motif parce qu’il était le maître !

Des choses alors me passèrent par la tête auxquelles jamais auparavant je n’avais songé. Je me pris à réfléchir sur la vie, que je trouvais cruellement bête et triste pour les pauvres gens comme nous. Jamais de plaisir : le travail ! le travail ! toujours le travail ! L’hiver s’atténue, les beaux jours reviennent : il faut vite en profiter pour semer les avoines, herser les blés, bêcher. Avril survient et la douceur ; les pêchers sont roses et les cerisiers blancs, les bourgeons s’ouvrent, les oiseaux chantent ; tout cela est bien beau pour ceux qui ont la faculté d’en jouir ; mais pour nous, ça signifie seulement qu’il faut se hâter de labourer, de planter les pommes de terre. Vient mai, le fameux beau mois de Mai, souvent pluvieux et maussade, mais à qui les jeunes frondaisons vertes font toujours une parure agréable : il faut briser les jachères, curer les fossés, biner. C’est juin, avec ses beaux soleils ; les haies sont piquées d’églantines, les acacias sont chargés de grappes blanches qui embaument ; il y a des fleurs et des nids partout : mais nous, la belle saison, ça nous dit qu’il faut se lever dès trois heures du matin pour faucher, et qu’il faut travailler sans arrêt jusqu’à neuf ou dix heures chaque soir. C’est juillet, avec ses jours de langueur chaude : qu’il fait bon n’avoir rien à faire, rester nonchalamment étendu sur les canapés moelleux des salons clos, ou bien siroter des boissons fraîches sous la tonnelle d’un parc, ou bien s’étendre sur le gazon des prés, dans l’ombre épaisse des arbres touffus. Les riches font bien de venir habiter leurs maisons de campagne à cette époque. Mais pour nous ce n’est pas le moment de faire des siestes. En grande hâte, il faut finir le foin : le seigle mûrit. Le seigle est coupé : il faut se dépêcher de le battre, car sa paille est nécessaire pour lier le blé qui nous appelle. Hardi ! au froment ! Abattons à grands coups les tiges sèches ! Serrons les javelles brûlantes ! Édifions en meules les gerbes lourdes ! Il fait tellement chaud qu’on n’en peut plus. Mais moi, le maître, je dois quand même entraîner les autres :

— Le travail dégourdit. De se remuer, ça donne de l’air. Hardi ! les gas ! Hardi !…

Ou bien, en guise de variante :

— Dépêchons-nous de finir le froment. Par cette chaleur, l’avoine mûrit vite ; nous allons être en retard.

Août bat son plein, et l’on cuit de plus belle. La moisson est finie : bouvier, vite à tes bœufs, il faut conduire les fumiers pendant que les chemins sont secs. Au chargement, les autres : taillez par rangées dans le gros tas de la cour de petits cubes égaux que vous alignerez symétriquement sur les voitures. C’est embêtant, les machines travaillent : il faut aller chez les voisins pour aider au battage. Mais quand on en revient tout crasseux de poussière, la tête bourdonnante, les membres lassés, vite à l’œuvre interrompue, à l’épandage des fumiers, au labour ! Septembre : les jours raccourcissent, allongeons-les ; le travail presse, les pommes de terre sont bonnes à extraire ; continuons de nous lever à quatre heures. Hardi ! les gas !… Octobre et les semailles : l’eau peut survenir ; profitons de ce qu’il fait bon ; continuons de nous lever matin. Hardi ! les gas !… Ouf ! voici novembre enfin : c’est la saison d’hiver, la saison du calme. C’est la saison du calme, mais non celle du repos : il y a encore des besognes en masse, des labours de chaumes, des rigoles à creuser dans les prés, des ronces à extirper, des bouchures à tailler, des arbres à ébrancher ; il y a surtout les animaux qui ont réintégré l’étable et qu’il faut soigner. Debout à cinq heures quand même : allons dans la nuit au pansage, nous serons prêts plus tôt pour le travail des champs. Et, tout le jour, allons patauger dans la boue, crottés jusqu’aux cuisses et les pieds mouillés. La veillée convient très bien pour couper la ration de racines fourragères des bœufs et des moutons gras, pour faire cuire les pommes de terre des cochons.

— Hardi ! les gas ! ne restons pas inactifs au coin du feu.

Il ne chauffe guère, le feu ; le bois est humide, la cheminée fume. Mais précisément parce qu’il ne chauffe guère, on serait disposé à trembler si on ne travaillait pas ; l’action est salutaire. Quand la neige tombe, par exemple, nous avons des vacances, oh ! de demi-vacances seulement, car les deux pansages quotidiens n’en sont pas supprimés ; et puis, il faut bien confectionner des barrières pour les champs, des râteaux pour les fenaisons, emmancher les outils qui en ont besoin : on a mieux à faire, l’été, que de s’amuser à ces petites choses.

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Eh ! oui, c’est cela, l’année du cultivateur. A-t-il le droit de s’en plaindre ? Non, peut-être. Tous les pauvres sont logés à la même enseigne, tous les ouvriers travaillent sans relâche. Mais dans leurs boutiques, dans leurs usines, les villageois, les citadins n’ont pas à compter avec les éléments extérieurs, — pas du tout, ou seulement très peu. Pour nous, c’est le temps qui joue le plus grand rôle et le temps se plaît à nous contrarier. Voilà la pluie, et la pluie ne s’arrête pas ; les terrains s’abreuvent ; remuer le sol est une folie ; l’herbe croît dans les cultures qu’on ne peut biner ; les labours, les semailles restent en retard et se font mal. Voilà la sécheresse, et la sécheresse n’en finit plus ; la végétation décline ; il faut parfois aller bien loin pour abreuver les bêtes, car l’eau manque dans les mares ; et, si l’on s’obstine à vouloir labourer, on éreinte les bœufs, on se tue soi-même, on risque à chaque minute de casser la charrue. Une ondée survient, insignifiante, mais qui suffit à empêcher de charger du foin, de lier du blé, qui suffit à jeter la perturbation dans le programme d’une journée. Voici un orage, et l’on tremble de la crainte de la grêle. Voici la neige qui dure plusieurs semaines, empêchant les travaux extérieurs, causant un retard difficile à rattraper. Voici des gelées sans neige, avec du soleil le jour, et cela déracine les céréales d’hiver. Voici qu’il fait trop beau à l’automne et que le gel ne vient pas pour tuer les insectes qui font du mal aux blés naissants ; mais voilà qu’il survient en mai, pour détériorer nos jeunes plantes et détruire les bourgeons de nos vignes. À toutes les époques de l’année, pour une raison ou pour une autre, on a des motifs de se lamenter au sujet de la température défavorable à nos travaux, à nos récoltes.

Mais les récoltes ne sont pas tout : nous avons des animaux. Nous faisons de l’élevage ; sept vaches chaque année nous donnent des veaux. Dès qu’approche pour chacune l’époque du vêlage, il faut la veiller, se lever plusieurs fois chaque nuit pour l’aller voir, de façon à pouvoir aider la nature le moment venu, et prendre soin ensuite de la mère et du nouveau-né : ce sont nécessités du métier. Voici que les jeunes veaux sont pris de diarrhée, maigrissent et crèvent. Voici qu’une affection pulmonaire s’abat sur nos moutons, détruisant la moitié du troupeau, obligeant à vendre le reste à bas prix. Voici que les cochons toussent, ont l’arrière-train raidi, ne mangent plus : il faut les traiter, couper à grand’peine les pustules empoisonnées qu’ils ont sur la langue, et malgré tout il en crève. Survient une épidémie de fièvre aphteuse : tous les animaux sont malades ou boiteux pendant des semaines ; les bœufs de travail sont impropres à tout service ; le lait des vaches est inutilisable.

On a des bêtes à vendre ; on tombe sur une mauvaise foire ; il faut les céder pour bien moins qu’elles ne valent. D’autres fois, on se fait rouler par des marchands trop malins. Achète-t-on, au contraire : on paie cher des bêtes qui se trouvent avoir des défauts.

De suite après le battage, on vend à bas prix le peu de grains que l’on a en trop, parce que le grenier, trop mauvais, ne permet pas de le garder, ou bien parce qu’on se trouve à court d’argent. Les riches, propriétaires et gros fermiers, qui ont des avances et des logis convenables, attendent plus tard, et bénéficient souvent d’une hausse importante.

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Et toujours il nous faut être là, dans les mêmes mauvais chemins, porter toujours de vieux habits rapiécés, crottés, auxquels adhèrent des poils de bêtes, habiter toujours les mêmes vieilles maisons laides et sombres qu’on ne veut pas faire réparer. Il existe ailleurs des terrains qui ne sont pas comme les nôtres, qui sont ou beaucoup plus plats, ou beaucoup plus accidentés ; il y a des rivières bien plus larges que celle de Moulins ; il y a des montagnes, il y a des mers ; mais de tout cela nous ne voyons rien : nous sommes attachés au coin de terre que nous cultivons. Et nous ne voyons pas davantage les belles villes avec leurs monuments curieux, leurs promenades, leurs jardins publics, et nous ne jouissons d’aucun des plaisirs qu’elles offrent. Il y a dans les villes, même dans les petites, même à Bourbon, de bien jolies boutiques ; seulement, ce n’est pas pour nous qu’elles étalent leur magnificence. Oh ! la bonne odeur du pain frais, du pain blanc à croûte dorée que font tous les jours les boulangers ! Mais il n’est pas pour nous, ce pain-là. Et ce n’est pas pour nous non plus que les bouchers accrochent, bien en vue, des animaux entiers ; notre viande, à nous, c’est le porc que nous mettons au saloir chaque année et dont un morceau, plus ou moins rance, fait la potée quotidienne. Avec les porcs, les charcutiers préparent de belles choses bien appétissantes qu’achètent les messieurs de la ville : du saucisson, du fromage d’Italie recouvert de gelée, des jambonneaux tentateurs ; mais ces produits sont trop fins et trop chers pour nous. Cela fleure joliment bon le dimanche quand on passe devant les pâtisseries ; mais les friandises qu’elles contiennent, — brioches parfumées, pâtés succulents, tartes qui font venir l’eau à la bouche, — ne font jamais mal aux dents du pauvre monde des campagnes.

Il y a des choses dont nous devrions profiter pourtant : les produits de la basse-cour et de la laiterie, par exemple. Mais bah ! à nous la peine, aux autres la jouissance ! On ne consomme de ces denrées qu’une infime partie ; on porte quasi tout aux gens des villes et on leur porte de même ce qu’on a de mieux en légumes et en fruits. Il faut bien qu’on leur attrape un peu d’argent, car ils nous vendent cher ce que nous sommes forcés de leur demander : leurs étoffes, leurs sabots, leurs coiffures, leur épicerie, leur mercerie. Le médecin, parce que nous sommes loin des centres, nous compte cher ses visites ; le pharmacien nous vend cher ses remèdes ; le curé nous vend cher ses prières ; et le notaire, quand nous avons besoin de lui, nous rabote une pièce de vingt francs à propos de rien. Tous ces gens-là, mon Dieu, c’est peut-être leur droit ; ils ont besoin de gagner de l’argent pour vivre mieux que nous, pour se procurer les douceurs qui nous manquent car, pour rien au monde, ils ne voudraient consentir à partager notre médiocrité. Et si le percepteur nous demande aussi des impôts toujours plus lourds, c’est que le gouvernement veut donner à ses fonctionnaires les moyens de vivre de façon honorable, et non de la vie mercenaire des producteurs.

Comme complément, nous avons affaire à des maîtres qui nous exploitent, à des voleurs comme Fauconnet, à des imbéciles comme Parent, à des roublards comme Sébert, à des canailles comme Lavallée.

Et s’il nous arrive de faire quand même quelques économies, nous les prêtons à des crapules comme Cerbony qui se sauvent avec !

N’empêche que nous sommes très heureux… M. Lavallée me disait un jour que cela avait été affirmé par un certain Virgile il y a bien longtemps, et que nous devions partager l’avis de cet homme.

Pendant plusieurs semaines, pendant plusieurs mois peut-être, ces pensées justes, mais décourageantes, hantèrent mon esprit. Cela rend toujours malheureux de trop réfléchir à son sort : j’en fis, pendant cette période, la triste expérience.