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La Vie d’un simple/45

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Stock (p. 243-249).
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XLV


Je pris à Saint-Aubin, toujours sur les confins de Bourbon, le grand domaine de Clermorin qui avait soixante-dix hectares. Il était la propriété d’une famille de petits bourgeois campagnards composée d’un monsieur âgé, long, sec et blanc, aux gestes onctueux et à la voix nasillarde, et de ses deux demoiselles, vieilles filles de plus de quarante ans, à physionomie revêche, très bigotes.

Il nous fallut consentir à un tas de choses qui ne les regardaient guère, comme par exemple de ne pas blasphémer, d’assister à la messe chaque dimanche et d’aller à confesse, les hommes une fois l’an au moins, et les femmes deux fois.

M. Noris était agriculteur, c’est-à-dire qu’il avait passé sa vie à ne rien faire, car on ne saurait appeler « travail » la gérance de deux domaines. Il habitait, à proximité du bourg de Saint-Aubin, une grande vieille maison très simple dont un rideau de lierre masquait mal les lézardes des murs gris. Ce nouveau maître était le type du petit bourgeois local ; il avait toujours habité la campagne, et Moulins était sa seule capitale. À Moulins, il faisait partie d’une société dite des Intérêts culturaux, entièrement composée de bourgeois comme lui qui, tous, s’intitulaient agriculteurs. La dite société s’efforçait de jouer un rôle considérable en organisant des concours pour lesquels elle sollicitait des subventions du gouvernement, — dont elle était pourtant l’acharnée ennemie, — et en adressant des pétitions aux Chambres pour leur demander d’imposer les produits agricoles étrangers.

M. Noris était pingre ; je ne fus pas long à m’en apercevoir. Il lésinait sur les dépenses, préférait nous laisser vendre des bêtes en mauvais état plutôt que d’acheter des tourteaux ou des farineux pour les faire progresser. Et il ne fallait jamais lui parler d’acheter des engrais.

— Non, non, pas de phosphate ! le fumier de ferme doit suffire, disait-il.

Et il secouait sa vieille tête d’oiseau avec des gestes de terreur. Pour un membre de la société des Intérêts culturaux, ce n’était pas un raisonnement bien fort…

Le même sentiment d’avarice têtue était cause qu’il vendait rarement la marchandise à la première foire. Il faisait une estimation préalable toujours trop élevée et ne voulait pas démordre de ce prix qu’il s’était fixé à lui-même. Nous ramenions nos bêtes pour les conduire quelques jours après à une seconde foire d’où, parfois, nous les ramenions encore. À la troisième, le maître vendait, de guerre lasse, et souvent avec de la perte sur les prix qu’on nous avait offerts primitivement.

M. Noris avait bien d’autres manies ennuyeuses. C’est ainsi qu’il n’était jamais disposé à régler les comptes, en fin d’année. Le compte des métayers de l’autre domaine n’avait pas été mis à jour depuis quinze ans. Quand les pauvres gens avaient trop besoin d’argent, il leur donnait d’un ton rogue une somme toujours plus basse que celle qu’ils demandaient. Une fois, mon prédécesseur à Clermorin lui ayant demandé avec insistance, sur le champ de foire de Bourbon, une somme dont il avait besoin, le digne propriétaire n’avait rien trouvé de mieux que de jeter, d’éparpiller à plaisir autour de lui une dizaine de pièces de cent sous, tout en disant de sa voix nasillarde :

— Tiens, en voilà de l’argent ! Tiens, en voilà ! Ramasse…

Et l’autre avait été obligé de les recueillir dans la boue, à la grande indignation des braves gens et à la grande joie des imbéciles.

Je ne tenais pas du tout à ce que nos comptes restent en retard indéfiniment : Charles eut une idée.

— Il te faut voir le maître et lui demander plus qu’il ne nous doit, me dit-il.

Effectivement, j’allai le trouver chez lui une huitaine après la Saint-Martin.

— Monsieur Noris, je voudrais qu’on règle, j’ai absolument besoin d’argent.

— Vous n’en avez guère à prendre, Bertin ; les bénéfices n’ont pas été forts, cette année.

— Vous me devez, je crois, dans les douze cents francs, monsieur ; (je savais que c’était le double au moins du chiffre réel).

— Jamais de la vie, jamais de la vie…

Et, tout sursautant, il se précipita sur son livre de comptes.

— Je vous dois cinq cent trente-six francs, ni plus ni moins.

Je feignis d’être très surpris, puis je prétendis avoir oublié un achat de moutons et, finalement, j’insistai pour avoir mon argent. Tout en maugréant, il me remit quatre cents francs et déclara ne pouvoir, faute de monnaie, me donner le reste. Je fus obligé de me payer moi-même dans le courant de l’année : ayant touché la solde d’une vente de taureaux, je retins les cent trente-six francs qui m’étaient dus ; il fit la grimace, mais n’osa s’en fâcher.

Tous les ans, pour le décider à régler, des ruses nouvelles étaient indispensables. Et comme il inscrivait assez irrégulièrement ses comptes, il y avait quasi toujours des anicroches.

M. Noris avait le culte des chevaux et la passion de la chasse. Nous avions une grosse poulinière baie qui donnait un petit chaque année. Ordinairement, les cultivateurs qui ont une poulinière s’en servent pour aller aux foires et faire leurs courses, et l’emploient aussi parfois aux travaux des champs. Mais, de par les ordres du maître, la nôtre était exempte de toute corvée : il disait :

— Le travail déforme les juments, et leurs produits s’en ressentent.

Mais la vraie raison était qu’il ne voulait pas que ses métayers aient la faculté d’aller en voiture ; cela lui semblait pour eux un luxe déplacé et tout à fait superflu. Il prenait chez lui les jeunes poulains dès qu’ils avaient un an et les faisait préparer pour les concours hippiques, les remontes ; il ne nous les payait pas cher, bien qu’il en tirât toujours beaucoup d’argent.

En dépit de son grand âge, le propriétaire faisait quotidiennement, à l’automne, sa tournée de chasse. Le gibier abondait, les lapins surtout : autour d’un minuscule taillis enclavé dans nos cultures, ils pullulaient au point de détruire à moitié nos céréales les plus proches. Mais il était inutile de se plaindre des méfaits des rongeurs : M. Noris ne leur donnait jamais tort. Il aimait, au cours de ses pérégrinations, les voir détaler dans les sillons à l’approche de ses deux grands lévriers, et il n’en tuait pas beaucoup. D’autre part, son garde était un être hirsute et brutal qu’il avait choisi à dessein et qui veillait avec une vigilance outrancière. Il suffisait qu’un individu traversât, les mains dans les poches, un coin de la propriété pour qu’il soit appréhendé par lui. À vrai dire, dans ce cas-là, il ne dressait pas procès-verbal ; il se bornait à enjoindre au prétendu délinquant d’avoir à se présenter sans délai devant le maître. Le maître lui passait une semonce, lui faisait donner cent sous ou dix francs, et les choses en restaient là : ce n’en était pas moins un véritable chantage. Quand il y avait la moindre présomption, le procès suivait son cours. Un métayer de nos voisins en eut un qui lui coûta quatre-vingts francs parce que le garde, certain jour, découvrit un lacet dans la bouchure qui séparait d’un de nos champs le champ où il labourait. Le pauvre homme m’a bien juré cent fois par la suite qu’il ignorait jusqu’à la présence de ce piège dans la haie mitoyenne et que, pour son compte, il n’en tendait jamais.

Les braconniers n’étaient pas les seuls à encourir la haine implacable de M. Noris : les républicains étaient dans le même cas. Il souhaitait pour les uns et pour les autres des peines exemplaires, des supplices raffinés. Il eût voulu les voir tous en prison, aux travaux forcés, relégués dans des colonies lointaines. La destruction d’une nichée de lapereaux, d’un nid de perdrix, ou bien un coup de fusil tiré dans ses terres, le mettaient dans une exaspération furieuse ; le mot seul de République l’agitait de grands frissons nerveux, lui faisait serrer les poings de rage impuissante. À Bourbon, les gamins le suivaient en bande, criant : « Vive la République ! » chantant des couplets de la Marseillaise, ou bien cornant à ses oreilles, comme une mélopée sans fin :

— Blique, blique, blique ! Blique, blique, blique !

Chaque fois, il manquait en devenir fou ; il n’osait plus traverser la ville en dehors des heures de classe. On racontait qu’en 1877, alors qu’il souffrait d’une bronchite qui avait failli l’emporter, on était venu lui annoncer les résultats d’une élection favorable aux républicains ; il s’était soulevé sur sa couche d’un brusque ressaut, et, dans un murmure haletant, il avait exhalé la haine profonde de son cœur :

― Les brigands !… Il n’y a donc plus de place… à… Cayenne !…

Et il était retombé sur l’oreiller, inerte, évanoui.

Une fois, quatre ans plus tard, il vint chez nous en temps de période électorale. Il vit des programmes et des journaux envoyés par le docteur Fauconnet, candidat républicain.

― Ne gardez pas ici ces papiers diaboliques. Au feu, les mauvais écrits ! Au feu, les mauvaises feuilles ! Vous attireriez le malheur sur vous en les conservant.

J’objectai que personne ne savait lire.

― Leur présence seule est dangereuse, reprit-il.

Et il les jeta lui-même dans le foyer ; puis il conclut :

— Le garde vous remettra le jour du vote, à la porte de la mairie, les bulletins à mettre dans l’urne, vous m’entendez ?…

Les ouvriers, les commerçants, les fournisseurs de toute sorte étaient choisis soigneusement en dehors des rouges. Et il nous obligeait à faire comme lui, à tenir au rancart ceux qui affichaient des opinions républicaines, à ne rien dépenser chez eux.

C’était sa façon de se venger de la République…