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La Vie d’un simple/48

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Stock (p. 259-271).
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XLVIII


À Clermorin, à l’automne de 1880, nous eûmes la visite de Georges Grassin et de sa femme. Georges Grassin, c’était le fils de ma sœur Catherine. Il venait de se marier et il profitait de cette circonstance pour refaire connaissance avec sa famille bourbonnaise ; car il n’était jamais revenu depuis l’époque où ses parents l’avaient amené tout gamin. Ma sœur et son mari, n’ayant que cet enfant, l’avaient tenu dans les pensions jusqu’à dix-huit ans. Bachelier, il était alors parti au régiment pour un an, et il occupait depuis un emploi de comptable dans une grande maison de commerce.

Georges et sa femme venaient directement chez nous avec l’intention d’y faire leur principal séjour, une de mes nièces d’Autry leur ayant écrit que c’était moi qui pouvais le mieux les recevoir. Quand nous parvint la lettre annonçant leur arrivée, Rosalie s’exclama :

— Des Parisiens ! Ce qu’ils vont en faire des embarras ! Ça va parler gras, mes amis…

Victoire, très ennuyée, se demandait où elle allait les faire coucher et quels aliments elle pourrait bien leur préparer. On discuta et, finalement, il fut décidé que nous donnerions à nos hôtes le lit de la chambre où couchaient Charles et mon filleul, le petit Tiennon, le fils de Jean et de Rosalie : eux prendraient à la cuisine le lit du pâtre qui consentit à s’accommoder d’un gîte au fenil avec des couvertures.

Le jour venu, Charles emprunta la bourrique d’un cantonnier du voisinage, l’attela à notre charrette que nous conservions toujours, bien qu’elle nous fût inutile ici, et il se rendit à la rencontre des Grassin qui devaient débarquer à Bourbon par la diligence de Moulins, vers cinq heures du soir.

Ils arrivèrent chez nous un peu avant la nuit. J’étais en train de conduire les fumiers ; d’une rue transversale je débouchai avec un char vide presque en face d’eux dans la grande rue, à deux cents mètres de la cour. Georges et sa femme, bras dessus, bras dessous, marchaient en avant ; Charles tenait la bourrique par la bride ; sur la voiture étaient les bagages : une grosse malle, deux valises, un carton à chapeaux.

Je criai « Cho-là ! » à mes bœufs qui s’arrêtèrent. Charles dit :

— C’est mon père.

Les deux jeunes époux eurent une même exclamation :

— Ah ! c’est l’oncle ! Bonsoir, mon oncle…

Ils se précipitèrent pour m’embrasser.

— Pauvre oncle, nous sommes bien contents de vous voir.

— Moi aussi, mon neveu, moi aussi, ma nièce, balbutiais-je.

J’avais laissé tomber l’aiguillon que je tenais à la main et je me laissais embrasser.

— Je ne suis pas dans une jolie tenue pour vous recevoir, dis-je avec un peu de confusion, la première expansion passée.

En effet, mes sabots presque usés, émoussés du bout, étaient enduits de fumier et les diverses pièces de mon accoutrement, — ma culotte de toile grise déchirée aux genoux, ma chemise à carreaux bleus, même mon vieux chapeau de paille aux bords effrangés, — en avaient aussi leur part ; mes pieds, qui étaient nus dans mes sabots, mes mains aux gros doigts calleux, portaient également de larges plaques séchées. Enfin, on était au vendredi, et j’avais ma barbe du dimanche, hirsute et piquante. Je me demandais quelle impression je devais faire sur cette élégante petite Parisienne, toute frêle et mignonne, dont les cheveux noirs fleuraient bon. De la toucher, cela me faisait l’effet d’une profanation. Elle avait une robe bleue à volants avec des revers en dentelle, un grand chapeau de paille garni seulement d’une touffe de pâquerettes et de fines bottines vernies qui gémissaient à chaque pas.

— Elles sont trop délicates pour nos chemins, vos bottines, nièce.

— En effet, mon oncle. C’est qu’ils sont un peu cahoteux, vos chemins… ; ils auraient grand besoin d’être aplanis.

Elle souriait doucement, et ce sourire corrigeait ce qu’avait d’un peu trop sérieux l’expression ordinaire de son visage, un visage allongé, au nez mince, aux joues pâles, aux grands yeux noirs trop profonds…

Georges, en dépit de ses trente ans, conservait une figure d’adolescent que ne parvenait pas à vieillir le soupçon de moustache couleur blond roux et les rares poils de même nuance taillés en pointe au menton. Il était en pantalon fantaisie noir et blanc, en jaquette noire et chapeau melon ; un col immaculé cerclait son cou mince, aux tons laiteux, et une large lavallière bleue à dessins blancs s’étalait sur son gilet.

Je hélai les bœufs pour les faire repartir et me mis à marcher à côté de Georges qui reprit le bras de sa femme. Il me donna des nouvelles de ses parents qui étaient toujours dans la même maison, au service d’une seule vieille dame de soixante-quinze ans. Ils ne voulaient pas la quitter, comptant qu’elle les coucherait pour une petite part sur son testament.

— Alors, mon oncle, vous revenez des champs avec votre charrette, me dit Georges ensuite, après un silence.

Un peu distrait, je commençai :

― Oui, mons…

(Je faillis bien dire monsieur : dame, il était mis comme un bourgeois, le neveu.)

― Oui, mon neveu, je suis en train de rouler le fumier.

— Ah ! oui, le fumier… (Il parut réfléchir). C’est le fumier de vos bêtes, le produit de la fiente et de la litière ?

— Oui, répondis-je avec un sourire un peu moqueur : cette question me semblait bête.

Sa femme me demanda d’autres explications qui m’amenèrent à lui dire que c’était là où nous allions semer le blé que je conduisais ce fumier.

— Ah ! l’horreur ! fit-elle avec un petit cri, le blé avec quoi l’on fait le pain, il vient comme ça, dans le fumier ?

— Mêlé au sol, dit Charles, le fumier ne se voit plus.

Georges reprit :

— Cela t’étonne, Berthe ? La terre s’épuiserait, vois-tu, si l’on cessait de lui fournir des matières fertilisantes.

— Votre charrette est-elle douce, mon oncle, me demanda Berthe ; celle de mon cousin ne l’est guère ; je suis montée un peu sur la route : j’ai eu mal au cœur d’avoir été trop secouée.

Nous arrivions dans la cour. Victoire, le Jean, sa femme et le petit s’avancèrent à la rencontre des Parisiens : il y eut embrassade générale. Georges et sa femme embrassèrent même la Marinette à qui on avait fait mettre à dessein des effets propres ; elle se laissa faire de mauvais cœur, puis se mit à pousser sa plaintive mélopée coutumière qui parut impressionner Berthe péniblement.

Victoire s’était demandée avec inquiétude si le neveu et la nièce avaient coutume de faire maigre le vendredi.

— Peuh ! si vous croyez que ces gens des villes font attention à ça ! avait déclaré Rosalie. Ils se fichent pas mal des jours défendus ; ils n’ont pas de religion.

La bourgeoise avait préparé à leur intention une soupe au lait, des haricots verts au beurre, un poulet rôti et une salade à l’huile de noix. Ce repas était seulement pour eux. (Faire de l’extra pour tout le monde serait devenu trop coûteux.) Elle les servit sur une petite table, dans la chambre. Mais Berthe se fâcha :

— Comment, et vous ? Ah ! non, nous ne voulons pas dîner seuls ; nous sommes venus pour être en famille.

Je lui dis que nous ne mangions, nous, qu’à huit heures passé, quand la nuit était tout à fait venue et qu’on ne pouvait plus besogner dehors.

— Par exemple, mon oncle, vous allez au moins rester nous tenir compagnie, vous et le petit cousin.

Et elle fit asseoir auprès d’elle le petit de Jean.

Victoire me dit, voyant qu’ils y tenaient :

— Eh bien oui, Tiennon, il te faut dîner avec le neveu et la nièce.

Je m’en fus changer de pantalon et de sabots, je mis une blouse et pris place à côté d’eux. Ils mangèrent de bon appétit, mais plutôt peu. Pourtant, ils déclarèrent excellente la soupe au lait et ils se régalèrent des haricots qui étaient tendres et auxquels Victoire n’avait pas ménagé le beurre. Par contre, ils ne firent que peu de mal au poulet : cela était plus commun pour eux que le lait et les légumes frais. Je remarquai qu’ils semblaient aux petits soins l’un pour l’autre.

— Vois-tu, Georges… N’est-ce pas, Georges ? faisait-elle à tout propos.

Et lui :

— Voyons, Berthe, tu vas te faire mal, ma chérie ; tu abuses de ces haricots…

Il y avait, comme dessert, de grosses prunes noires.

— C’est mauvais, ces fruits-là ! N’en mange pas trop, petite…

Je trouvais un peu niaises ces façons de faire. À la campagne, si l’on se parlait comme ça entre époux, tout le monde en rirait. Au fond, on s’aime bien autant qu’eux, mais on ne se prodigue jamais de mots tendres.

De temps en temps, quand Victoire venait pour le service, Georges et Berthe se fâchaient encore doucement de ce qu’elle avait préparé deux dîners et lui défendaient de recommencer à l’avenir, attendu que ça leur était bien égal de manger un peu plus tard. Charles avait apporté de Bourbon, sur l’ordre de sa mère, une couronne de pain blanc, car notre pain de ménage qui datait de huit jours était déjà dur : ils eurent néanmoins la fantaisie d’en user.

— Nous voulons devenir tout à fait campagnards, mon oncle, disaient-ils.

Et, sans relâche, ils me questionnaient sur tout, me demandaient combien nous avions de moutons, combien de vaches et comment on faisait pour traire.

— J’irai voir toutes les bêtes demain, fit Berthe. Voyons, vous vous levez de bon matin, à six heures ?

— Oh ! ma nièce, à six heures il y a déjà deux heures que nous travaillons.

— Vous vous levez à quatre heures !… Ah ! par exemple !… Eh bien, nous, mon oncle, nous sommes des paresseux ; Georges entre à neuf heures à son bureau ; nous nous levons à huit, jamais avant. Mais ici nous allons nous lever de grand matin.

Quand le repas fut terminé, il nous fallut retourner à la cuisine, car il n’y avait pas de porte communiquant directement avec l’extérieur. Les autres mangeaient. Après qu’ils eurent avalé la soupe, ils émiettèrent selon la coutume du pain dans les grandes assiettes de terre rouge et le trempèrent avec du lait froid. La Parisienne fut très étonnée de cela.

— Mais alors c’est une autre soupe… Vous mangez deux soupes à votre dîner ?

Elle comprit à ce moment sans doute que ce second dîner n’avait guère retardé la cuisinière. Je leur proposai de faire un tour dehors à la fraîcheur, voyant que leur présence gênait les femmes pour la vaisselle. Jean et Charles s’étant joints à nous, nous fîmes ensemble le tour du pré de la maison. La promenade fut monotone ; la lune éclairait un peu, mais le ciel était sombre et la brise plutôt fraîche. Georges, ayant senti frissonner sa femme, répétait à tout propos, bien qu’elle se défendît d’avoir froid : — Tu vas t’enrhumer, ma chérie, j’en suis sûr : il ne faut pas nous attarder.

Grâce à Charles, qui leur tenait tête assez bien, la conversation ne languit pas trop ; mais, pour mon compte, je dis fort peu de chose, d’abord parce que je me sentais ridicule de parler si mal à côté d’eux qui parlaient si bien, et aussi parce que je n’osais leur poser de questions sur la ville, prévoyant qu’elles seraient pour le moins aussi naïves que les leurs sur la campagne.

Quand nous fûmes de retour à la maison, avant de leur souhaiter le bonsoir, Victoire demanda aux jeunes gens ce qu’ils prenaient le matin.

— Ne faites rien de spécial pour nous, ma tante, dirent-ils à la fois, nous mangerons la soupe de tout le monde.

Ils ne se doutaient pas que le repas du matin était le plus important de nos repas, celui auquel nous mangions d’habitude la potée au lard. Bien entendu, la bourgeoise ne tint pas compte de leur réponse : elle leur prépara du café au lait.

Mais ils redirent tellement le matin qu’ils ne voulaient plus faire table à part, qu’ils entendaient manger avec nous et comme nous au repas du milieu du jour, que l’on se vit dans l’obligation de les satisfaire. Pour la circonstance on se mit à table à midi, c’est-à-dire une grande heure plus tôt qu’à l’ordinaire. Et il y avait un tas de choses exceptionnelles : du vin d’abord, puis une juteuse omelette aux œufs purs, des biftecks, du fromage à la crème saupoudré de sucre et des poires d’un espalier du jardin qu’on aurait vendues au moins vingt sous le quarteron au marché de Bourbon. Seulement, Victoire avait imaginé de mettre un plat à chaque bout de la table : celui de l’extrémité opposée aux étrangers contenait des aliments qui n’étaient conformes aux autres qu’en apparence, et encore ! l’omelette était aux pommes de terre, les biftecks étaient des morceaux de lard grillé ; le fromage n’avait guère de crème et pas du tout de sucre ; les poires seules étaient identiques, mais la bourgeoise fit de vilains yeux au pâtre qui s’avisa d’en prendre une.

— Tu dois pourtant en trouver assez dans les champs, glissa-t-elle à mi-voix ; les bâtardes ne manquent pas, à cette saison…

Alors, ceux de la maison comprirent que les belles poires étaient là seulement pour figurer, et personne ne s’avisa plus d’y toucher.

Au repas du soir, Victoire n’essaya même plus de sauver les apparences. Il y eut pour tout le monde soupe et lait comme de coutume, et les Parisiens eurent un potage au vermicelle avec une purée de pommes de terre et un morceau de veau rôti. Berthe, qui paraissait s’entendre à merveille à la préparation de ces petits plats fins, aidait Victoire de ses conseils.

Les jours suivants, nos hôtes acceptèrent sans récrimination d’être mieux traités que nous. Ils eurent, je crois, un étonnement considérable de voir que nous vivions aussi mal ; et pourtant, notre ordinaire était meilleur que de coutume.

— Il ne faut pas cependant que nous leur fassions trop pitié, avais-je dit à ma femme.

Comme à Paris, Georges et Berthe faisaient la grasse matinée. On fermait à leur intention les vieux volets délabrés de la fenêtre qui restaient d’habitude constamment ouverts ; le Jean et sa femme qui couchaient dans la même pièce, faisaient le moins de bruit possible en se levant ; et les jeunes époux restaient au lit jusqu’à sept heures et plus. Rosalie disait que de toute la journée c’était le seul moment de tranquillité, attendu qu’on ne les avait pas sur le dos.

Dès qu’elle était levée, Berthe, en peignoir et pantoufles, courait de ci de là, avec des exclamations et des étonnements de gamine. Elle faisait le tour du jardin, entrait au poulailler pour dénicher les œufs frais pondus, prenait plaisir à voir manger les petits canards et les petits poussins. Elle allait même dans l’étable à vaches au moment de la traite ; mais il y avait entre les pavés mal joints des trous pleins de purin qu’elle ne parvenait qu’à grand’peine à éviter ; une fois, elle enfonça dans un de ces trous l’une de ses pantoufles ; des gouttes odorantes tavelèrent de taches brunes le bas de son peignoir clair ; et, dans la préoccupation que lui causait cet accident, elle faillit être atteinte par le jet d’une vache qui fientait. Elle avait aussi peur des veaux ; elle poussait des cris perçants lorsqu’on les détachait et qu’ils traversaient l’étable très vite, allant téter. Pour ces différentes raisons, elle ne tarda pas de ne plus vouloir franchir le seuil de cet endroit dangereux. Quand elle était fatiguée de courir au dehors, elle s’occupait à faire de la tapisserie, de la dentelle, petits travaux d’agrément qu’elle avait l’air de bien connaître.

Georges venait nous rejoindre dans les champs ; il nous accompagnait un moment à la charrue, mais il en avait vite assez ; alors il s’en allait au bord des mares pour pêcher des grenouilles. Le jeune homme ne partait pas de la maison sans mettre un baiser au front de sa femme en lui disant au revoir. Au retour, il l’embrassait encore ; elle, câline, lui demandait :

— T’es-tu promené beaucoup ? Et ta pêche ? Voyons si tu as eu de la réussite, mon Geogeo.

Elle lui ôtait des mains le petit sac en filet dans lequel il apportait toujours quelques grenouilles. Personne ne sachant les préparer, le neveu était obligé de s’en occuper lui-même.

Rosalie disait :

— Je ne sais pas comment on peut manger de la saleté pareille ; c’est race de crapauds !

Les appréciations de Rosalie, ses mots dépourvus d’hypocrisie, amusaient beaucoup Georges et Berthe. Mais ils s’attristaient soudain quand la Marinette, les regardant fixement de ses grands yeux de bête, tendait dans leur direction son poing maigre et riait de son rire stupide, ou bien quand elle faisait entendre sa mélopée sans fin, lancinante et plaintive.

Le dimanche, Charles loua le cheval et la voiture à ressorts de l’épicier du bourg et conduisit à Bourbon les Parisiens. Ils voulurent visiter les tours du vieux château, mais, s’étant fatigués énormément à grimper jusqu’au sommet de chacune, ils regrettèrent leur fantaisie et déclarèrent n’avoir vu, en fait de choses intéressantes, que des pierres entassées. La fontaine d’eau chaude les amusa davantage, et aussi les travaux du nouvel établissement thermal. Ils firent ensuite une halte à la terrasse d’un café donnant sur la grande rue d’où ils virent le défilé des malades : soldats de toutes armes, hommes et femmes de toutes conditions, quasi tous claudicants, à qui une saison devait rendre leurs bonnes jambes d’autrefois, exemptes de douleurs. Ils revinrent par la forêt et rentrèrent à la tombée du jour, enchantés de leur promenade.

Mais il plut le mardi, et la journée se passa tristement. Georges, ne pouvant sortir, s’ennuya ferme ; il fuma cigarettes sur cigarettes et écrivit des lettres, — après que le pâtre fut allé au bourg acheter de l’encre, car nous n’en avions pas. La pluie ayant cessé dans l’après-midi, il manifesta l’intention de se risquer dehors, et Berthe voulut le suivre. Mais il y avait trop d’eau et de boue pour qu’elle pût sortir avec ses bottines ; elle mit donc les sabots des dimanches de Rosalie ; seulement les pieds lui tournèrent bientôt, car elle ne savait pas du tout les porter ; elle fit cent mètres et puis revint, craignant de se faire une entorse. De tout le soir elle n’eut plus un sourire, et ses grands yeux brillèrent dans son visage sévère avec une intensité où perçait son dépit : elle fut nerveuse et chagrine.

Georges et Berthe restèrent jusqu’au samedi, huit jours pleins. Je ne sais trop, en somme, s’ils emportèrent un bon souvenir de leur séjour parmi nous, bien qu’ils aient eu la satisfaction de boire de grands bols de lait frais dont ils faisaient beaucoup de cas. Je crois que cela les ennuyait un peu de voir que l’on faisait des frais pour leur cuisine. Ils nous plaignaient aussi, je pense, de travailler tant, d’avoir si peu d’agréments, d’être si bêtes. Ils durent perdre beaucoup de leurs illusions sur la campagne.

— Nièce, dis-je à Berthe le matin du départ, dites que vous trouveriez le temps long s’il vous fallait rester ici toujours ?

— C’est vrai, mon oncle ; j’aurais de la peine à devenir fermière. Pour que la vie rurale me plaise, il faudrait que je sois dans les mêmes conditions que vos propriétaires : il me faudrait une maison confortable, un jardin sablé avec des fleurs et des ombrages, et puis un cheval et une voiture pour me promener.

— Moi, dit Georges, j’aimerais bien la campagne pendant six mois, l’été, pour pouvoir chasser, pêcher, courir dans les prés, cultiver un jardin.

Je fis cette réflexion que je n’osai formuler :

— Tous les gens des villes sont ainsi : ils ne voient de la campagne que les agréments qu’elle peut donner ; ils s’en font une idée riante à cause de l’air pur, des prairies, des arbres, des oiseaux, des fleurs, du bon lait, du bon beurre, des légumes et des fruits frais. Mais ils ne se font pas la moindre idée des misères de l’ouvrier campagnard, du paysan. Et nous sommes dans le même cas. Quand nous parlons des avantages de la ville et des plaisirs qu’elle offre, nous ne nous doutons pas de ce que peut être en ville la vie de l’ouvrier dont le travail est l’unique ressource.

Quand les jeunes gens furent partis, j’éprouvai, — et nous éprouvâmes tous, je crois bien, — une sensation de soulagement identique un peu à celle que doivent éprouver les prisonniers qui se retrouvent à l’air libre. Leur présence d’abord nous causait du dérangement, car il y avait toujours des moments où l’on était forcé de s’attarder à table, de délaisser le travail pour leur tenir compagnie ; elle nous causait surtout une sorte de contrainte et de gêne. La cohabitation avec des gens qu’on sent différents de caractère et de mœurs est toujours pénible, même quand ils nous touchent de près. Où il n’y a pas communion d’idées règne le malaise.

Le pâtre fut seul à s’affliger du départ de nos hôtes. Je l’entendis qui disait le soir à la servante :

— J’aurais bien voulu qu’ils restent plus longtemps, les Parisiens : on mangeait mieux…