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La Vie d’un simple/47

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Stock (p. 254-259).
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XLVII


La femme de mon parrain étant morte, je dus prendre ma sœur Marinette que la bru de la défunte ne se souciait pas du tout de garder.

— Tu ne l’as jamais eue, toi, me dit mon parrain ; c’est bien ton tour assurément : d’ailleurs, tu es le seul à pouvoir t’en charger.

J’aurais bien pu lui objecter qu’il ne m’avait jamais offert de la prendre alors que, plus jeune et plus raisonnable, elle était à même de rendre des services. Mais je préférai ne rien dire et consentir de bonne grâce à amener chez nous ma pauvre sœur.

Quand j’annonçai cette nouvelle à la maison, Victoire, d’un ton plaintif, et Rosalie, d’un ton colère, formulèrent alternativement une kyrielle d’exclamations pour déclarer que nous n’avions pourtant pas besoin d’elle, ayant assez de tracas et de besognes déjà. Je laissai passer l’orage en répondant le moins possible. (Le silence est toujours le meilleur moyen d’abréger la durée et d’atténuer l’importance des scènes de ce genre). Mais au jour dit, je m’en fus chercher la Marinette, que ma femme et ma bru subirent d’assez bonne grâce, je dois le reconnaître : je n’eus pas enduré d’ailleurs qu’elles lui fissent des misères.

Par exemple, la pauvre fille ne pouvait être sympathique à personne. Son cerveau s’était tellement affaibli qu’il n’y restait nulle trace de raison. Elle continuait à ne guère parler, et ne le faisait que pour dire des choses dépourvues de sens ; mais elle se lamentait souvent en une sorte de mélopée plaintive et prolongée qui contrariait tout le monde et effrayait beaucoup les enfants ; puis, soudain, sans motif, elle se mettait à rire d’un rire strident et pénible. Elle ne se rendait utile d’aucune façon ; depuis longtemps il était devenu impossible de lui confier les moutons.

Sa présence chez nous fit du bruit les premiers temps dans le voisinage ; on parla beaucoup de cette vieille fille innocente qui ne sortait jamais, qui criait souvent : elle était le mystère, l’ulcère de notre maisonnée.

Je ne regrettai pas pourtant de l’avoir prise. En disant que j’étais le seul à pouvoir me charger d’elle, mon parrain était dans le vrai, car j’avais encore plus de ressources que mes deux aînés, bien que ma situation ne fût guère brillante.

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Mon parrain, lui, n’avait jamais pu mettre quatre sous l’un devant l’autre. Il était maintenant à Autry, dans un mauvais domaine dont les maîtres, riches autrefois, auraient voulu le paraître encore. La vie de ces gens-là était comique à voir de près, et, dans toute la commune, on riait d’eux. Le mari, un gros bonasse, ayant fait la noce jadis et s’étant laissé entraîner à des spéculations malheureuses, était un peu cause de leur précaire situation du moment. Sa femme, en tout cas, l’en rendait absolument responsable ; elle avait pris en main le gouvernement du ménage ; elle détenait l’argent et ne lui donnait pas même de quoi aller au café une fois la semaine. Conséquence : rôdait constamment dans le bourg d’Autry ce bourgeois veule et ennuyé qui ne savait comment tuer les heures de la journée. Il allait de la boutique du menuisier à celle du maréchal, accostait les passants et aidait le garde-champêtre à coller les affiches le long du mur de l’église. Parfois, quelqu’un lui disait d’un ton d’ironie, sachant qu’en sa poche il logeait le diable :

― Payez-vous une chopine, monsieur Gouin ?

— Impossible, il faut que je rentre : on m’attend…

— Ah ! venez tout de même : c’est moi qui la paie.

Alors on ne l’attendait plus… Il acceptait sans honte, ce bourgeois, tellement il aimait licher, les libéralités méprisantes des tâcherons aux mains calleuses… Chez lui, toute satisfaction gourmande lui était refusée. — Mme Gouin, — Agathe ainsi que tout le monde la nommait communément, — avait toujours dans sa poche la clef de la cave et celle du buffet aux liqueurs, et elle n’ouvrait ces sanctuaires qu’aux grandes occasions. Aux repas, une bouteille de vin figurait bien sur la table, mais à titre honorifique seulement ; toute la semaine elle restait intacte, à moins qu’il ne se présentât quelque importun à l’heure psychologique ; autrement, on ne la vidait que le dimanche.

Agathe lésinait de même sur les plus petites choses, comme les plus pauvres femmes de journaliers : sur l’éclairage et le chauffage, sur le savon, sur le beurre, même sur le poivre et le sel. La servante n’avait pas droit au pain blanc ; elle partageait avec le chien la miche de troisième. D’ailleurs, la pauvre fille ne mangeait même pas à sa faim. Trois bonnes d’affilée sortirent anémiques de la boîte.

Le comble était que les Gouin voulaient continuer de faire bonne figure dans le monde des hobereaux calés du pays. Ils allaient en visite dans plusieurs châteaux, y dînaient même quelquefois. Quand il fallait rendre ces dîners, la maison était sens dessus dessous pendant quinze jours.

— Faire bien, ne guère dépenser, voilà le but à atteindre, disait Agathe.

L’on faisait bien pour ne pas avoir l’air de déchoir ; mais les frais étaient lourds et il y avait ensuite une période navrante : pendant plusieurs semaines, les maîtres eux-mêmes se condamnaient à la soupe à l’oignon et au pain de troisième et ils ne vidaient plus la bouteille que quand le vin était en état d’accommoder la salade. Au cours d’une de ces mauvaises journées, M. Gouin étant allé chez mon parrain à l’heure du repas, on lui offrit de goûter aux poires sèches cuites sur lesquelles il jetait des regards de convoitise : il en mangea une demi assiette.

De leur ancienne splendeur, une voiture d’aspect passable encore leur restait, une grande voiture à capote qu’Agathe appelait la victoria. De temps en temps, l’idée lui venait de se rendre à Moulins pour des emplettes, ou bien de faire des visites, ou simplement, à la belle saison, de se promener. Alors elle envoyait la bonne prévenir mon parrain qu’il eût à amener la vieille poulinière de la ferme. À l’heure dite, il l’attelait à la victoria et grimpait sur le siège, car il était tenu de faire le cocher. L’équipage était vraiment comique et donnait lieu à des plaisanteries sans fin. Qu’on se figure cette vieille poulinière au poil rude, d’un blanc sale, souvent crottée de la boue des pacages, traînant lentement, lourdement, l’ancienne belle voiture ; ce vieux campagnard en blouse et sabots improvisé cocher, qui se tenait écrasé sur son siège et maniait gauchement le fouet ; et, dans le fond, étalé fièrement sur les coussins fanés, ce couple de bourgeois crève-la-faim.

On peut croire que les Gouin, bouffis de vanité, préférant se rendre malheureux que de changer extérieurement leur genre de vie, pressuraient de la belle façon les métayers de leur unique domaine. Rares étaient ceux qui restaient plus de deux ou trois ans sous leur coupe. C’étaient généralement des gens très pauvres qui consentaient à venir, et ils repartaient toujours plus gueux qu’ils n’étaient entrés. Un des clichés du pays était de dire que ces propriétaires-là collectionnaient dans leur grenier les peaux des nombreux métayers qu’ils avaient écorchés.

Mon parrain était donc bien loin d’être en passe de faire fortune.

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Faire fortune, c’est le rêve de tous les travailleurs. Mon frère Louis, pendant un moment, crut l’avoir réalisé. En douze ans, de 1860 à 1872, il avait trouvé le moyen de réserver une huitaine de mille francs. Alors le diable l’avait tenté de vouloir être propriétaire. Une jolie petite locaterie de cinq hectares s’étant trouvée à vendre à Montilly, il l’avait achetée pour quinze mille francs. Là-dessus, il s’était monté d’un cheval, d’une voiture à ressorts et d’une peau de chèvre, et il allait aux foires avec des allures de gros fermier. Il faisait la mouche au sou tous les dimanches et, souvent, invitait des amis à festoyer chez lui. On le nomma conseiller municipal : il en fut très fier. Quand nous nous rencontrions à Bourbon, il me regardait de haut et semblait faire un effort pénible pour condescendre à s’entretenir avec moi.

Claudine, sa femme, était encore plus orgueilleuse que lui ; elle avait grossi ; elle portait des caracos à la mode, des bonnets à double rang de dentelle et une chaîne d’or au cou. On avait remarqué qu’elle achetait beaucoup de café et du sucre par demi-pains. Victoire, qui ne pouvait pas la sentir, me dit un jour :

— La Claudine fait la grosse Madame, savoir si ça tiendra longtemps ?

Ça ne tint que cinq ou six ans. L’ancien propriétaire de la locaterie qui n’avait été soldé qu’à moitié, avait pris hypothèque pour le reste. Le Louis lui payait les intérêts à cinq pour cent et lui donnait ainsi annuellement une somme presque égale à la valeur locative du bien. De plus, ayant voulu faire des réparations, il s’était endetté par ailleurs ; il ne pouvait donc que se couler vite. Quand il eut conscience d’être sur une pente dangereuse, il essaya pourtant de lutter : il revendit son équipage, alla moins au café, se remit à travailler ; mais le mal était fait, le mal était irréparable. L’ancien propriétaire, à qui il devait trois années d’intérêts, reprit possession de sa locaterie en lui donnant juste de quoi désintéresser les autres créanciers. Resté sans ressources aucune, mon pauvre frère en fut réduit à se loger dans une chaumière misérable et à aller travailler de côté et d’autre comme journalier. Il mourut deux ans plus tard, d’une congestion, un jour de grand froid qu’il cassait de la pierre sur la route de Moulins.

Claudine, qui savait si bien faire la dame, fut obligée de se mettre à laver les lessives et à aller aux aumônes. Sa carrière s’acheva bien tristement.