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La Vie d’un simple/50

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Stock (p. 274-276).
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L


Depuis que j’avais travaillé chez son père, depuis surtout qu’il m’avait remis la jambe et soigné, le docteur Fauconnet m’avait toujours reconnu. Quand il me rencontrait à Bourbon, à l’époque des vacances, il ne manquait pas de me parler de ce « vieux chouan de Noris » qui était bon, disait-il, à envoyer au dépôt.

Conseiller général et député depuis plusieurs années, M. Fauconnet était à présent l’homme influent de la région. Pendant les vacances, les quémandeurs assiégeaient le château d’Agonges qu’il habitait depuis la mort de son père, car on le savait capable de rendre toute sorte de services : il arrêtait les procès, faisait avoir des places et réformer les jeunes gens.

Mais il n’était plus le républicain intransigeant qui faisait jadis à l’empire une opposition farouche : il était le bon bourgeois de gouvernement ayant la crainte et le mépris des extrêmes, du côté rouge comme du côté blanc. Il s’occupait beaucoup de la création d’un chemin de fer à voie étroite qui, de Moulins, devait gagner Cosnes-sur-l’Œil par Bourbon, Saint-Aubin et la région minière de Saint-Hilaire et de Buxières.

Or, M. Noris étant mort, ses filles s’empressèrent d’affermer les deux domaines à un fermier général en vogue, lequel amena des métayers d’ailleurs et nous donna congé. Cela me fut personnellement assez indifférent, car j’avais depuis longtemps déjà l’intention de laisser à Jean et à Charles la maîtrise en commun de l’exploitation et d’affermer une petite locaterie pour m’y retirer avec la mère. Cette circonstance me fut un motif de mettre à exécution mon projet.

Je ne voulus pas néanmoins que mon appui fît défaut aux garçons pour les aider à se replacer. Je profitai de ce que le docteur Fauconnet était en vacances du 1er janvier pour l’aller trouver et lui demander de les agréer comme métayers, — car j’avais appris qu’allait être disponible l’un des deux domaines qu’il avait hérités de son père. Il y consentit et, avant son départ pour Paris, l’affaire se conclut. Les conditions, par exemple, n’étaient pas meilleures que celles des autres gros propriétaires, ses ennemis politiques ; il était pingre autant qu’eux. Lui, qui prétendait vouloir le bonheur du peuple, écorchait, comme un vulgaire Gouin, les pauvres gens qui évoluaient dans sa sphère. Ce n’était pas pour donner du poids à ses affirmations.

Pour moi, je louai, toujours dans Saint-Aubin, au Chat-Huant, une locaterie de la même grandeur à peu près que celle que j’avais occupée jadis sur les Craux de Bourbon. Je payais bien cher, mais avec les revenus de mes petites économies, — pour lesquelles le notaire m’avait trouvé une hypothèque sérieuse, — je comptais pouvoir joindre les deux bouts tranquillement.

Marguerite, la petite de la pauvre Clémentine, resta avec ses oncles : nous prîmes avec nous son frère Francis qui commençait d’aller en classe ; et nous prîmes aussi la Marinette que je craignais de voir malheureuse ailleurs.

Je fus bien étrange — et Victoire également — dans ces bâtiments étroits ; et j’eus de la peine à me réhabituer au travail solitaire dans ces champs et dans ces prés minuscules. J’avais plus de loisirs et moins d’inquiétudes que dans le domaine ; mais, à de certains moments, j’étais fort ennuyé d’être seul pour tout faire. Il me fallut me remettre à faucher, à remuer les gerbes, toutes grosses besognes que mes garçons ne me laissaient plus effectuer quand nous étions ensemble. Je ne tardai guère d’être obligé de prendre quelquefois, l’été, un ouvrier pour m’aider.