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La Vie d’un simple/51

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Stock (p. 276-283).
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LI


En dehors des heures de classe, le petit Francis nous tenait bien compagnie. Au cours des veillées d’hiver, l’animation de sa jeunesse mettait un rayon de joie dans notre triste intérieur de vieux ; grâce à lui, un peu du bruit et du mouvement des maisonnées nombreuses subsistait encore ; la transition nous en fut moins pénible.

C’était d’ailleurs une bonne nature : bien que vif et très éveillé, il était obéissant, point désagréable. On le gâtait : Victoire faisait à Monsieur de la soupe au lait parce qu’il n’aimait pas la soupe au lard ; elle lui donnait de grandes tartines de beurre ; et les rares fruits du jardin lui étaient réservés.

Bien souvent, Francis me talonnait pour me faire dire des histoires ; il se rappelait m’en avoir entendu raconter à sa sœur et à son cousin, et il voulait les apprendre.

Je savais quelques-uns de ces vieux contes qu’on se transmet dans les fermes de génération en génération. Je connaissais la Montagne verte, le Chien blanc, le Petit Poucet, le Sac d’or du Diable, et aussi la Bête à sept têtes. Après m’être un peu fait prier, je commençais :

« — Il était une fois une grosse Bête à sept têtes qui voulait manger la fille du Roi. Le Roi fit dire par tout son royaume qu’il donnerait sa fille à qui tuerait la bête : mais personne n’osait tenter l’aventure. Or, vint de loin un jeune campagnard téméraire et courageux qui se porta résolument dans la forêt, au devant de la Bête à sept têtes, et eut la chance de la tuer. Il mit dans sa poche les sept langues de sa victime et retourna à son village où il avait laissé sa mère malade : il ne voulait pas se présenter au palais pour épouser la fille du roi sans être rassuré quant à la santé de sa mère. Cependant, un méchant bûcheron avait assisté de loin au meurtre de la Bête : voyant que le bon jeune homme ne se rendait pas de suite au palais, il s’en vint couper les sept têtes du monstre qu’il porta au Roi, se donnant comme l’exterminateur. Le Roi lui fit rendre de grands honneurs et enjoignit à sa fille de fixer la date du mariage. Mais celle-ci, qui n’avait pas confiance au méchant bûcheron, trouva moyen, sous des prétextes divers, d’ajourner la cérémonie. Elle dut pourtant finir par choisir un jour, car son père se fâchait. Ce jour-là même, au moment où se formait le cortège, le bon jeune homme revint de son village. En pénétrant dans la capitale, il fut étonné de voir qu’il y avait dans toutes les rues des arcs de verdure et des guirlandes de papier, et qu’à toutes les fenêtres claquaient au vent drapeaux et banderoles. Il demanda à l’occasion de quel heureux événement la ville était en fête, et on lui répondit que c’était en l’honneur du mariage de la fille du roi avec le meurtrier de la Bête à sept têtes. Alors il courut jusqu’au palais, put s’approcher du Roi et de sa fille, auprès desquels était le bûcheron :

« — Cet homme est un menteur, fit-il en le désignant, c’est moi qui ai tué la Bête à sept têtes.

« Le bûcheron le prit de haut, rappelant qu’il avait apporté les sept têtes, et le Roi menaça de faire pendre le bon jeune homme. Mais lui, sans s’émouvoir :

« — Il a pu, sire, vous apporter les têtes, mais non les langues, car les langues, les voici…

« Et il tira de sa poche, où elles étaient pliées dans un mouchoir, les sept langues de la Bête. Le Roi envoya chercher les têtes et put s’assurer qu’elles n’avaient plus de langues, et que celles qu’il avait devant lui étaient bien les vraies langues. Alors il fit pendre le méchant bûcheron et donna sa fille au bon jeune homme. »

Francis était tout oreilles ; après celui-là il en voulait un autre, et il me fallait chaque fois épuiser mon répertoire. Les monstres, les diables, les fées, défilaient à la douzaine, et défilaient aussi des rois et des princesses de rêve, des princesses qui avaient de belles robes couleur d’argent, couleur d’or et couleur d’azur, et qui n’en devenaient pas moins gardeuses de dindons ; comme contraste, il y avait des bergers doués de dons surnaturels qui abattaient en une nuit des forêts entières et construisaient le lendemain des palais magnifiques, ce qui leur valait de devenir princes.

Quand j’avais fini, le petit me demandait des explications que je trouvais plutôt embarrassantes ; il avait l’air de croire que tout cela était arrivé, et il voulait savoir le « pourquoi » et le « comment » de chaque épisode. J’en vins à penser qu’il était peut-être mauvais de lui raconter ces blagues auxquelles il semblait attacher plus d’importance qu’il n’eût fallu. J’aimais autant qu’il prît goût aux devinettes.

— Voyons, petit, qu’est-ce qu’on jette blanc et qui retombe jaune ?

Il réfléchissait :

— Peux pas trouver, grand-père…

— C’est un œuf, gros bête !

— Ah ! oui… Demande-moi autre chose, dis.

— Je veux bien… Lattotétrouya, qu’est-ce que ça veut dire ?

Il ne trouvait pas encore, et j’étais obligé de lui expliquer en décomposant :

— Latte ôtée, trou il y a… Ôte une des lattes de l’entrousse, ça fera bien un trou… Autre chose : Qu’est-ce qui marche sans faire ombre ?

Il se rappelait, ayant déjà entendu dire.

— Le son des cloches, grand-père.

— Qu’est-ce qui fait chaque matin le tour de la maison et va ensuite se cacher dans un petit coin ?

— C’est le balai.

— Qu’est-ce qui a un œil au bout de la queue ?

— La poêle à frire.

— Qu’est-ce qui ne veut ni boire, ni laisser boire ?

— La ronce.

— Dans un grand champ noir sont de petites vaches rouges…

Il ne me laissait pas achever :

— Le four quand on le chauffe ; les braises sont les petites vaches rouges.

— Il y en a quatre qui regardent le ciel, quatre qui abattent la rosée, quatre qui portent à déjeuner ; et tout ça ne fait qu’une. Qui c’est ?

Cette fois, silence embarrassé.

— Je ne sais pas, grand-père.

— C’est une vache, non pas une de celles du four, une vraie vache : ses cornes et ses oreilles regardent le ciel ; ses quatre pieds abattent la rosée ; ses quatre mamelles, qui sont pleines de lait, portent à déjeuner… Voilà…

— Autre chose, grand-père.

— Grain s’moud-il ? Habit s’coud-il ? Grain s’moudra !… Habit s’coudra !…

― Comprends pas…

— C’est pourtant facile : il s’agit d’un tailleur et d’un meunier qui se sont donné mutuellement de la besogne. Le tailleur demande au meunier si son grain se moud : « Grain se moud-il ? » Le meunier riposte en lui demandant si son habit se coud : « Habit se coud-il ? » Et ils s’empressent de répondre, l’un que le grain se moudra, l’autre que l’habit se coudra.

Quand Francis commença de faire des problèmes, je l’embarrassai beaucoup en lui demandant le nombre des moutons de la bergère.

— Voyons, petit, si tu vas pouvoir trouver la solution de ce problème-là. Écoute bien : Un monsieur passant à côté d’une bergère lui demande combien elle a de moutons. Elle répond : « Si j’en avais autant, plus la moitié d’autant, plus le quart d’autant, plus un, cela m’en ferait cent. » Combien en avait-elle ?

Après avoir cherché longtemps, il avoua son impuissance et je fus obligé de lui dire que le nombre des moutons était de trente-six.

Les jours où je voulais le faire bien rire, je lui racontais les tours du père Gorgeon. Le père Gorgeon, mort depuis longtemps, avait laissé une réputation de farceur et de menteur émérite. Plusieurs de ses récits, passés en légende, couraient le pays.

— Allons, Francis, ouvre les oreilles…

« Une fois, le père Gorgeon avait perdu sa truie. Trois jours entiers il la chercha ; il battit tout le canton sans parvenir à la trouver et rentra chez lui bien désolé. Mais voilà qu’étant allé cueillir de l’oseille dans son jardin, il perçut un grognement qui semblait provenir d’une énorme citrouille située à l’extrémité d’un carré de haricots. Bien vite, il s’approcha : la truie était là dissimulée à l’intérieur du gros giraumon ; elle y avait fait les petits, — huit porcelets roses et blancs très vivaces, — et il y avait encore de la place de reste !

« Étant allé certain matin d’août dans son champ de pommes de terre, il avait été très intrigué de voir le sol se soulever par endroits. Il avait cru d’abord à des pérégrinations souterraines de taupes, mais pas du tout : ayant creusé avec sa marre pour se rendre compte, il vit que c’étaient les tubercules seuls qui, grossissant avec une rapidité inouïe, provoquaient ces soulèvements anormaux. »

Le père Gorgeon avait été braconnier, et ses récits de chasse étaient plus extraordinaires encore.

« Un jour d’hiver, ayant tiré en enhurnant des étourneaux sur un alisier, il en avait tellement tué qu’il avait été obligé de les venir chercher à pleins sacs. Pendant toute une semaine, des oiseaux morts étaient tombés de l’arbre.

« Une autre fois, passant sur le bord d’un étang, il aperçut des canards sauvages qui s’ébattaient tranquillement à la surface de l’eau calme. Il eut l’idée, — n’ayant pas de fusil, — de leur lancer un bouchon attaché à une longue ficelle, dont il retint l’autre extrémité. Les canards sont voraces et digèrent vite : l’un se précipita sur le bouchon qu’il avala et relâcha par derrière cinq minutes après ; un autre aussitôt l’engloutit à son tour et ainsi, de bec en bec, le bouchon passa par le corps de vingt-quatre canards qui, à cause de la ficelle, se trouvèrent empalés. Le père Gorgeon n’eut qu’à les tirer hors de l’eau et à les emporter. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cependant Francis ne tarda guère de connaître aussi bien que moi ma collection de contes, de devinettes et d’histoires drôles et je ne fus plus à même de l’intéresser. Lui, alors, se mit à me raconter les choses qu’on lui enseignait à l’école. Il me parlait des rois et des reines, de Jeanne D’Arc, de Bayard et de Richelieu, de croisades, de guerres et de massacres. Il avait l’air de savoir tout ce qui s’était passé au long des siècles morts. Je ne prêtais, bien entendu, qu’une attention distraite à toutes ces choses ; et quand, après, il me demandait en quelle année avait eu lieu telle bataille, à quelle époque avait régné tel roi, et quels avaient été les exploits de tel grand homme, je disais de grosses bêtises, confondant des choses qui s’étaient passées à mille ans d’intervalle, ce qui le faisait beaucoup rire. Pour la géographie, c’était la même chose. Il me parlait des montagnes, des fleuves, des mers, des départements et des villes ; et ensuite, quand des noms me revenaient en tête, je les attribuais au hasard, toujours de travers, faisant d’une montagne un fleuve et d’une mer un pays. Ce n’est pas à soixante-cinq ans que l’on peut se mettre en tête des choses nouvelles.

Il y avait des instants où j’étais un peu dépité de me voir faire la leçon par ce mioche ; et pourtant j’étais fier de lui et bien heureux qu’il eût du goût pour son travail de classe. Quand j’allais aux foires de Bourbon, je lui apportais toujours un journal ; il le lisait tout haut le soir et je prenais plaisir à l’entendre, malgré qu’il y eût bien des choses que nous ne comprenions ni l’un ni l’autre. Malheureusement, la Marinette interrompait souvent la lecture par une scène de rire ou de lamentation, et cela ennuyait beaucoup le petit.

Quand il fut plus grand, il se mit à acheter chaque semaine chez le père Armand, le tailleur buraliste de Saint-Aubin, un journal qui racontait des histoires et qui contenait des gravures coloriées ; on y voyait des têtes d’hommes célèbres, des généraux empanachés, des soldats avec le sac et le fusil, des accidents et des crimes. Francis colla au-dessus de la cheminée toute une série de ces illustrations.

C’était l’époque où il s’essayait au travail manuel. Là, je retrouvais ma supériorité ; j’étais à même de le remontrer et cela me faisait plaisir…