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La Vie d’un simple/53

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Stock (p. 289-291).
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LIII


Le chemin de fer à voie étroite dont Fauconnet nous avait dotés passait juste au bout d’un de nos champs et traversait au ras du sol, à cent mètres de chez nous, notre chemin d’arrivée. Son établissement avait donné lieu des récriminations sans nombre. Certains petits propriétaires expropriés, bien qu’ayant touché dix fois la valeur de leur terrain, gémissaient sans relâche du grand dommage à eux causé. D’autres criaient seulement après le tracé qu’ils trouvaient idiot. La voie faisait, en vérité, des courbes en masse et dont personne ne pouvait démontrer la nécessité. On disait que l’entrepreneur, certain d’un joli bénéfice, avait fait augmenter à dessein le nombre des kilomètres. On prétendait que le docteur Fauconnet et les autres Messieurs du Conseil Général s’étaient laissé rouler, qu’ils avaient gaspillé comme à plaisir l’argent des contribuables. Quand il y eut des élections pour le Conseil Général, les adversaires des conseillers ne manquèrent pas de les attraper à ce propos. (À leur place, auraient-ils évité toute bêtise ? Seraient-ils parvenus à contenter tout le monde ? Assurément non ! Mais en période électorale tous les moyens sont bons.)

Malgré toutes ses courbes, et en dépit des criailleries auxquelles il avait donné lieu, le chemin de fer marchait : huit ou dix fois par jour j’entendais ses sifflements et ses trépidations, et je le voyais passer. Les premiers temps, nous avions bien peur pour nos bêtes, les autres riverains et moi-même ; nous craignions qu’étant au pâturage elles ne franchissent la palissade qui clôturait la voie, et aussi que le passage à niveau, dans la rue, ne soit très dangereux. Et nous pestions de compagnie contre ces inventions enragées destinées à enlever toute tranquillité au pauvre monde des campagnes. Néanmoins, mon rôle ayant toujours été de paraître optimiste, je m’efforçais de faire entendre à Victoire qu’elle exagérait lorsqu’elle disait qu’on ne pourrait plus avoir de chèvres, de cochons, ni de volailles, parce que tout cela ne manquerait pas d’aller se faire tuer. De fait, nous n’eûmes jamais à déplorer que la mort de deux oies.

Mais c’est surtout à la Marinette que le train faisait peur. De l’entendre, cela lui donnait un tressaillement convulsif, et quand il était à portée, elle le fixait obstinément de ses yeux vides, lui montrait le poing jusqu’à ce qu’il eût disparu ; elle disait que c’était le diable, et ce lui était un motif continuel à discours abracadabrants.

Quand je travaillais à proximité, je levais toujours la tête, moi aussi, pour voir défiler le convoi. Il y avait chaque jour deux trains de marchandise assez longs, formés en majeure partie de voitures découvertes garnies de chaux à l’aller et de charbon au retour. Mais bien plus encore s’allongeaient ces trains les jours de foire de Cosnes : c’était alors une succession à n’en plus finir de wagons fermés contenant des cochons grognants ou des bestiaux trop serrés, dont on apercevait les têtes inquiètes par les vasistas des portières. Les trains réguliers de voyageurs ne comprenaient d’habitude que deux ou trois voitures, souvent même une seule. Et cela avait presque l’air d’un joujou : cette petite machine au fourneau bas remorquant sa longue voiture brune, la promenant avec une sage lenteur au travers des champs, des prés et des bois. J’en vins à connaître tous les hommes à blouse bleue tachée de graisse et de charbon — chauffeurs et mécaniciens — qui conduisaient les convois ; et aussi les autres, ceux à casquette dorée et tunique noire à boutons jaunes qui se tenaient d’habitude sur l’une des plates-formes. J’en vins à connaître même une bonne partie des voyageurs. C’étaient des habitués de Moulins, toujours les mêmes ou à peu près : quelques bourgeois, quelques gros fermiers, des commerçants, des curés. En dehors des jours de foire, on n’y voyait jamais de paysans, ni d’ouvriers ; ceux-là n’ont ni les loisirs ni les moyens de se promener dans le train.

— Ce sont des malins, pensais-je, des gens qui s’arrangent à bien passer leur temps aux dépens du producteur et qui, par dessus le marché, se fichent de lui…

En effet, il y avait des fois où quelques-uns, mettant à la portière leurs têtes colorées d’oisifs trop bien nourris, semblaient avoir au passage des sourires d’ironie à l’adresse du vieux paysan laborieux que j’étais…