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La Vie d’un simple/54

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Stock (p. 291-295).
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LIV


J’avais un bail de six années ; quand il expira, en 1890, j’hésitai beaucoup à le renouveler. J’avais soixante-sept ans et j’étais très affaibli. Victoire, bien qu’ayant trois ans de moins, était plus caduque encore que moi. Francis, qui touchait à ses treize ans, pouvait se louer et faire pour lui. (Je le plaçai, en effet, à la Saint-Jean suivante.) Néanmoins, je finis par consentir, à cause de la Marinette, à refaire un nouveau bail. Pouvais-je la ramener chez mes enfants, maintenant qu’ils étaient déshabitués de sa présence et qu’elle devenait de moins en moins supportable ? Sa mort était à souhaiter, mais on ne pouvait cependant pas la tuer, la malheureuse ! Je formais des vœux pour que nous lui survivions, Victoire et moi ; car j’avais la volonté bien arrêtée de lui assurer toujours le nécessaire, et Victoire lui était bonne, bien que se plaignant constamment d’avoir à la subir.

Mais cela ne devait pas se réaliser, hélas ! Ma pauvre femme fut emportée brusquement l’été d’après, et j’eus le grand chagrin de me dire que j’étais un peu cause de sa mort.

Quand je n’avais pas d’ouvrier, un voisin m’aidait d’habitude à rentrer mes gerbes de blé. Un jour que la pluie menaçait il se trouva être absent ; je fus obligé de faire venir Victoire, qui ne s’en souciait guère, pour entasser sur la voiture quelques gerbes que nous avions liées la veille ; elle eut très chaud, puis fut trempée d’eau, la pluie étant survenue avant que nous n’ayons pu rentrer. La nuit, elle se mit à vomir du sang ; deux jours après, elle était morte.

Je louai une femme veuve, déjà vieille et fort sourde, qui prit la direction de mon intérieur. Elle n’était guère entendue à la laiterie et il me fallut, les premiers temps, m’occuper presque autant qu’elle de la fabrication du beurre et du fromage. Mais le pis fut que la Marinette prit plaisir à lui être désagréable ; elle retirait du feu la marmite et la renversait, ou bien cachait en son absence les objets usuels du ménage, puis riait ensuite beaucoup de la voir embarrassée. La bonne femme me prévint qu’elle allait s’en retourner si ça continuait. Je fus obligé de ne plus quitter la maison de plusieurs jours pour surveiller la pauvre idiote. Quand elle se disposait à faire quelque sottise je lui serrais les poignets, je la fixais avec des yeux de menace et j’arrivai, en la terrorisant de cette façon, à obtenir qu’elle se tînt tranquille. D’autre part, sachant qu’elle aimait beaucoup la salade de haricots et les beignets, je dis à la servante de préparer souvent l’un ou l’autre de ces mets : vaincue et satisfaite, la Marinette cessa de la poursuivre de sa haine.

Je ne tardai pas d’avoir par ailleurs de nouvelles inquiétudes. Il me fallut donner à mes enfants les droits de leur mère, et, pour cela, je fus obligé de faire rentrer mon hypothèque. Je dus aller plusieurs fois à Bourbon ; je me revis gauche et gêné dans le bureau du notaire ; j’affrontai les haussements d’épaules dédaigneux du premier clerc, un grand bellâtre toujours pommadé, qui, lorsque je ne saisissais pas du premier coup ses explications, avait toujours l’air de vouloir lâcher ce qu’il pensait si fort :

― Quel imbécile tout de même !

Je gardai longtemps à la maison les deux mille francs qui me restèrent, après que tout fut réglé. Ils étaient dans le tiroir de l’armoire, et je cachais la clef du meuble dans un trou du mur de l’étable. Quand la servante voulait ranger du linge, elle me la demandait d’un air maussade, en m’accusant d’être méfiant. De guerre lasse, je portai mes deux mille francs chez le banquier de Bourbon.

Et ma vie se poursuivit, monotone, entre ces deux vieilles femmes dont l’une était sourde et l’autre idiote. Francis venait quelquefois le dimanche et ses visites me donnaient toujours un peu de contentement. Mais elles devinrent de moins en moins fréquentes à mesure qu’il grandit, car il se mit à sortir davantage : la compagnie des jeunes garçons de son âge lui semblait plus attrayante que celle de son vieux grand-père et de son triste entourage.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je pris le train un jour et me rendis à Saint-Menoux où était revenu mon parrain qui avait quatre-vingt-un ans. Un chancre lui rongeait la figure. Cela avait commencé par une démangeaison à laquelle il n’avait guère pris garde ; ensuite un cercle s’était formé à la naissance du cartilage gauche du nez ; puis un trou s’était creusé peu à peu qui allait toujours s’élargissant, lui faisant un masque de hideur. Le jour où je lui fis cette visite, il retira le linge et l’étoupe qui cachaient la plaie, et elle m’apparut, cette plaie, toute sanguinolente et repoussante, horrible ; son nez n’était plus qu’un étal de chair vive d’où dégoulinait de l’eau rousse, et l’œil allait être pris…

Le pauvre vieux souffrait, souffrait sans répit ; il n’avait plus une heure de calme ; il passait de longues nuits sans sommeil. Et il souffrait au moral aussi, car il se sentait pour tous un objet de dégoût. On lui avait fait comprendre qu’il ne devait plus se mettre à table ; on lui trempait sa soupe dans une écuelle spéciale qui restait des semaines entières sans être lavée ; on ne permettait plus à ses petits-enfants de l’approcher ; la servante avait refusé de savonner les linges ayant servi à lui envelopper la figure ; et il avait entendu sa bru dire, un jour qu’elle se mettait à ce travail rebuté :

— Mais il ne crèvera donc jamais, ce vieux dégoûtant !

— Oh ! me dit-il après m’avoir raconté tout cela, que j’ai souvent le désir de me tuer ! Je songe à me pendre à un arbre, à une poutre de la grange, ou bien à me jeter à l’eau. Jusqu’ici, j’ai eu le courage de repousser cette idée, mais je ne dis pas qu’il en sera toujours ainsi ; la résignation a ses limites, misère de Dieu !… Et ça peut durer encore longtemps comme ça : j’ai l’estomac solide, je mange bien…

J’aurais voulu m’efforcer de le remonter, mais je ne trouvais rien à lui dire, tellement je comprenais que le désespoir ancré dans son cœur était aussi incurable que le chancre qui lui rongeait la figure.