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La Vie d’un simple/56

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Stock (p. 297-306).
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LVI


En 1893, le jour de Pâques, étant arrivé d’avance au bourg pour la grand’messe, je me pris à causer sur la place, devant l’église, avec le père Daumier, un vieux de mon âge. Des jeunes filles nous frôlèrent, fraîches et jolies, en leurs élégantes toilettes neuves.

Je dis à Daumier :

— Si elle revenaient, les femmes d’autrefois, celles qui sont mortes il y a cinquante ans, croyez-vous qu’elles ne seraient pas étonnées de voir ces toilettes-là ?

— Elles se croiraient dans un autre monde, mon vieux. Dame, Saint-Aubin suit à présent la mode de Paris. Mais qui sait si on ne reculera pas après avoir tant avancé…

— Oh ! non allez ! L’élan est donné, il se maintiendra quoi qu’il arrive ; les chapeaux à la bourbonnaise, comme les bonnets à dentelle, ne se reverront plus.

— Savoir si c’est un bien ?

— Conséquence des temps, que voulez-vous ! Ça fait aller le commerce.

Les cloches carillonnaient joyeusement l’appel à la messe. Le temps était clair et le ciel serein ; un soleil printanier brillait, tempéré par une brise fraîche. Des merles sifflaient gaiment tout près, dans une grande prairie d’un vert tendre que les primevères nuançaient de jaune par endroits. Devant nous, les vieux ormeaux de la place laissaient éclater leurs bourgeons grossis. Les lointains carillons des cloches de Bourbon et des cloches d’Ygrande se mêlaient aux vibrations grêles des nôtres.

Aux murs de l’église, aux troncs des ormeaux s’étalaient de grandes affiches vertes, jaunes et rouges, que séparaient des banderoles longues, collées de biais :

— Voyez, fit Daumier, voyez s’il y en a ! Ceux qui savent lire ont de quoi se distraire. C’est qu’on va voter pour les députés bientôt : il paraît même qu’un des candidats va parler ici après la messe.

— Ah ! et lequel donc ?

— C’est Renaud, le socialiste.

Un de mes voisins vint nous rejoindre qui nous dit que ce n’était pas Renaud, mais un de ses amis qui faisait en son nom les petites communes.

— N’importe ; irons-nous l’entendre, Bertin ? fit Daumier.

— Ma foi, si vous voulez, répondis-je.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À la sortie de la messe, nous allâmes nous attabler à l’auberge où l’orateur devait faire sa réunion. La salle s’emplit en dix minutes et le bistro fut obligé d’installer dehors des tables improvisées. Mais celui qu’on attendait n’était pas là. Il arriva seulement vers deux heures, à bicyclette. Lorsqu’il entra, tous les regards se portèrent sur lui comme sur une bête curieuse. C’était un petit brun au teint maladif qui marchait les yeux baissés, l’air timide. Au fond de la salle, on lui réserva une petite table étroite derrière laquelle il se mit à parler dans le brouhaha des conversations persistantes. Il parla d’abord lentement, comme avec peine, cherchant ses mots ; puis, ayant conquis l’attention, il prit de l’assurance, se redressa ; ses yeux brillèrent et sa voix s’affermit. Il peignit la misère des travailleurs à qui on promet toujours et pour lesquels on ne fait jamais rien ; il attaqua les bourgeois, les curés, qu’il accusait d’être complices pour berner le peuple.

À sa gauche un bonhomme soûl se levait fréquemment et criait, la face congestionnée :

― C’est pas vrai ; t’es un franc-maçon : à bas les francs-maçons.

À chaque interruption de l’ivrogne, des rires éclataient au long des tablées : des clameurs se croisaient, auxquelles succédait un bourdonnement long à s’éteindre. L’orateur s’arrêtait un peu, puis s’efforçait de reconquérir l’attention quand le tumulte était en décroissance. Sa conclusion, débitée d’une voix forte, mais émue, ramena le silence complet. Il dit :

— Malheureux ouvriers que le labeur étreint, que la misère guette, travailleurs de la campagne que tout le monde gruge, pouvez-vous dire que vous êtes des hommes ? Non, vous n’en avez pas le droit : vous êtes des esclaves. Nous avons eu quatre révolutions en moins d’un siècle : aucune n’a vraiment affranchi le peuple ; il reste malheureux, il reste ignorant ; on le raille en vivant de lui. La vraie révolution sera celle qui fera le peuple souverain. Travaillez sans relâche à la mériter, mes amis. Votre bulletin de vote dira que vous voulez l’obtenir. Cessez de vous faire représenter par des bourgeois qui font leurs affaires, non les vôtres. Ils font semblant de s’entre-déchirer, mais ce n’est pas sérieux : monarchistes, bonapartistes, républicains, s’entendent tous pour vous mieux duper. Prolétaires, montrez que vous avez assez d’eux ; faites voir que c’est à vous d’imposer vos volontés ; faites-vous représenter par l’un des vôtres : votez tous pour le candidat socialiste, le citoyen Renaud ! Puis, après le vote, continuez d’agir. Pour faire valoir vos droits, groupez-vous, associez-vous : c’est le moyen, étant faibles, de devenir forts. Et l’aube nouvelle finira par luire ; un jour viendra où vous cesserez de travailler pour les capitalistes exploiteurs qui font à vos dépens des orgies infâmes : cultivateurs, vous aurez vos champs, comme les mineurs auront leurs mines et les industriels leurs usines. Alors il n’y aura plus de propriétaires oisifs, ni d’intermédiaires parasites, plus de maîtres ni de serfs ; il n’y aura que la grande collectivité humaine mettant en rapport les richesses de la nature. À vous, camarades, de hâter la venue des temps nouveaux…

— C’est un partageux ! dit à mi-voix un homme à côté de moi.

Un autre reprit :

― C’est un nommé Laronde ; je connais son père qui est le cousin de mon beau-frère ; il est laboureux à Couleuvre, son père ; mais lui l’a laissé, étant trop feignant sans doute pour travailler la terre.

— En tout cas, il a une bonne lame, dit un troisième.

Laronde avait cessé de parler ; il épongeait son visage couvert de sueur. Des jeunes gens l’applaudissaient en criant : « Vive la sociale ! À bas les bourgeois ! » Au milieu de la salle, debout et gesticulant, l’ivrogne déblatérait toujours contre les francs-maçons. Quelques métayers peureux filèrent, craignant de se compromettre dans cette assemblée révolutionnaire. Daumier me dit :

— On ne devrait pas tolérer de laisser parler des hommes comme ça. Ça ne fait que mettre la zizanie dans le monde en faisant croire des choses qui ne peuvent pas arriver.

— Qu’en savez-vous, si ça n’arrivera pas, répondis-je. Pensez donc à tous les changements que nous avons vus dans le cours de notre vie, à tout le bien-être qu’il y a en plus maintenant.

— On n’en est ni plus heureux, ni plus riche ; on a cela, on voudrait autre chose ; et le bien-être ne fait pas devenir vieux.

— Devenir vieux, ce n’est pas tout ; il faut bien songer un peu aux satisfactions dont on peut jouir pendant que la vie dure : et elles sont plus nombreuses qu’autrefois, ces satisfactions, vous en direz ce que vous voudrez.

Laronde traversa la salle, saluant à droite et à gauche en souriant. Il sortit et réenfourcha sa bécane, dévisagé par de nombreuses femmes, qui étaient venues aux abords de l’auberge pour le voir. Il s’en allait à Ygrande où il devait parler dans la soirée.

Après qu’il fut parti, tout le monde se reprit à discuter sur ce qu’il avait dit, les uns l’approuvant, les autres le blâmant.

Un maître carrier, beau parleur, ayant entendu mes réponses à Daumier, s’approcha :

— Bien sûr, dit-il, on continuera d’aller de l’avant parce qu’on fera des découvertes nouvelles qui changeront indéfiniment et simplifieront le mode de travail. Mais la science seule est capable de nous maintenir dans cette voie de l’amélioration que tout le monde souhaite. La politique est impuissante et nulle. Jamais les députés ne feront vraiment des lois pour le peuple. Les gros bourgeois qu’on dédaigne un peu dans les élections n’en conservent pas moins toute leur influence, croyez-le bien. Et tant qu’à Renaud, à Laronde et à leurs pareils, ce sont des ambitieux qui voudraient prendre la place des autres pour faire les bourgeois à leur tour. « Ôte-toi de là que je m’y mette » : c’est toujours la même histoire. Les opposants, ceux qui n’ont pas la responsabilité du pouvoir, se disent capables de faire monts et merveilles, et, lorsqu’ils sont les maîtres, ils s’empressent d’imiter leurs devanciers. Que les socialistes arrivent à avoir la majorité à la Chambre, vous verrez s’ils n’abandonnent pas aussitôt les trois quarts de leur programme. Alors surgiront de plus socialistes qu’eux qui chercheront à les dégommer : c’est dans l’ordre. Oh ! la politique !

Plusieurs sourirent et approuvèrent d’un signe de tête la diatribe de ce désabusé. Mais un commerçant, ami du député sortant, M. Gouget, répondit :

— Il faut que la politique vienne en aide à la science par des réformes sages. Croyez-vous que ce n’est pas à la République que nous devons les écoles et la diminution du temps de service. S’il y avait une majorité de bons républicains comme M. Gouget, nous aurions bientôt l’impôt progressif qui diminuerait les charges des contribuables pauvres ; nous aurions une caisse de Retraites pour assurer le nécessaire aux vieux travailleurs ; les hommes noirs, les femmes en cornettes n’auraient plus le droit d’abêtir l’enfance dans leurs écoles que les gros propriétaires pourvoient d’élèves. (Demandez aux métayers s’ils ont le droit d’envoyer leurs enfants aux écoles laïques.) Enfin, l’État romprait toute relation avec l’Église ; les curés cesseraient d’être des fonctionnaires : ceux qui se servent d’eux les paieraient. Ce programme a été de tout temps celui de tous les vrais républicains : il est celui de M. Gouget qui l’a toujours soutenu de ses votes ; malheureusement, la majorité est restée jusqu’ici hostile à ces principes. Et beaucoup d’électeurs, qui ne comprennent rien, retirent leur confiance à M. Gouget sous prétexte qu’il est incapable de faire aboutir les réformes qu’il prône. Comme s’il était seul !

Je m’étais mis à parler aussi, simultanément avec l’ami du député sortant. J’avais coutume de voter pour M. Gouget et mon intention était de lui être fidèle. Néanmoins, m’adressant au maître carrier, je m’affichai socialiste :

— Vous avez peut-être raison : il est certain que nous avons le droit d’être sceptiques, le droit de dire aux politiciens qui quémandent nos suffrages : « Ça ne prend plus, allez ! Nous en avons trop vu. La politique, c’est de la blague. Les politiciens sont tous des farceurs, des fumistes ou des ambitieux. Il y aura toujours des jouisseurs et des martyrs du travail, toujours des grugés, toujours des mécontents. » Oui, nous pouvons nous montrer très incrédules, mais au jour de l’élection il est peut-être de notre devoir quand même de voter pour les socialistes, ne serait-ce que pour embêter les bourgeois qui nous en font tant. Les bourgeois ont horreur du socialisme parce qu’ils craignent pour leur tranquillité, pour leurs biens, pour leurs rentes ; mais nous n’avons rien à craindre, nous, toutes nos rentes étant au bout de nos bras : nous pouvons toujours voir.

— Vous avez foi au partage, père Bertin ; vous voudriez avoir votre locaterie sans payer de fermage… Oui, mais si l’on vous envoyait à tel ou tel endroit, — il me citait de mauvaises locateries très mal situées, — qu’est-ce que vous diriez ? Ça ne serait pas commode à faire, allez, et les partageurs auraient du mal à sauver leurs yeux. Mais la propriété individuelle n’est pas près d’être morte.

— On ne peut pas changer des choses qui ont toujours existé, dit le père Daumier.

— Je ne suis pas aussi partageux que vous avez l’air de le croire, dis-je, répondant au carrier. Le partage est impossible et, d’ailleurs, je crois qu’on n’en parle guère. On parle de la mise en commun de tout qui ne serait sans doute pas bien plus commode, car pour que la société basée sur ce principe soit vraiment belle et bonne, il faudrait que les hommes soient individuellement meilleurs qu’ils ne sont, presque parfaits, ce qui n’est pas près d’arriver. Mais on parle aussi de la commune propriétaire de ses terrains et cela me semble être d’une réalisation plus aisée, et cela me semble souhaitable. En tout cas, ce qui se passe à présent est bien révoltant, il faut en convenir. Vous trouvez ça juste de voir le même individu posséder une commune entière alors que tant d’autres ont peine à tirer d’un travail mercenaire leur pain de chaque jour ? Vous trouvez qu’il est naturel de voir des vieillards mourir de faim et de misère, pendant que les oisifs fêtards gaspillent l’argent de façon inouïe, dépensent, dit-on, en une soirée de quoi nourrir plusieurs familles pauvres pendant toute une année ?…

Tant qu’à votre objection, continuai-je en me tournant vers le père Daumier, permettez-moi de vous dire qu’elle est joliment bête. Défunt ma grand’mère se rappelait du temps où les curés passaient dans les champs pour prendre la dîme, où les seigneurs avaient toute sorte de privilèges et de droits exorbitants. À ce moment, il se trouvait sans doute des gens pour prétendre que ces choses-là, ayant toujours existé, ne se pouvaient supprimer. On les a supprimées pourtant ; et maintenant, il ne nous semble pas qu’elles aient pu exister. Il se peut qu’un bon nombre de coutumes et de lois du jour soient appelées à disparaître avant qu’il soit longtemps. Et nos descendants s’étonneront peut-être qu’on les ait conservées jusqu’ici. Pour parler de ce qui nous touche de près, pensez-vous que les choses en iraient plus mal s’il n’y avait plus de fermiers généraux, si chaque exploitant était fermier de son domaine ? Cela serait très possible maintenant que les jeunes savent lire et écrire. Et nous aurions des ventrus de moins à nourrir sans rien faire…

— Bien dit, fit le carrier en se levant pour aller rejoindre deux de ses ouvriers qu’il voulait solder.

— Bravo ! père Tiennon. Vive la sociale ! s’exclamèrent trois jeunes gens qui m’avaient entendu.

Et ils offrirent le café. Mais je me sentais un peu étourdi par le bruit de la salle, par la chaleur et la fumée. Je regardai la pendule.

― Non, mes amis, non : il est temps que j’aille panser mes vaches.

Daumier intervint.

— Allons, buvons le café avec ces jeunes gas, vieux socio.

— Non, sérieusement, j’ai un peu le mal de tête, ça ne me ferait pas de bien. D’ailleurs, j’ai bien assez causé. Jusqu’à présent, j’ai dit franchement ma façon de penser ; maintenant je ne saurais que me répéter ou dire des bêtises ; c’est toujours ce qui arrive quand on reste au café longtemps. Au revoir.

Et je partis, laissant le père Daumier qui se grisa abominablement. C’est la seule fois de ma vie qu’il m’arriva de tant causer politique.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les élections furent vite oubliées, et les discussions et les rêves d’amélioration sociale auxquelles elles avaient donné lieu, en présence du grand désastre qu’on eut à subir cette année-là : tout le printemps, tout l’été sans pluie ; un soleil constant qui brûlait les plantes jusqu’en leurs racines ; une récolte de foin dérisoire ; une récolte de céréales très médiocre ; les pâtures grillées, desséchées ; toutes les mares vidées ; les animaux tombés à rien : tel en fut le bilan. Je fus obligé d’aller au bois râteler des feuilles sèches dont je fis une provision pour la litière, et d’acheter des fourrages du Midi qu’un négociant faisait venir à Saint-Aubin par wagons ; je compris, cette année-là, que le chemin de fer pouvait rendre des services, même aux paysans.