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La Vie d’un simple/57

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Stock (p. 306-308).
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LVII


Au cours de ces grandes chaleurs de 1893 mourut mon pauvre martyr de frère. À la suite de l’attouchement de quelque mouche sale, la plaie de sa face s’était tuméfiée, était devenue bleuâtre, et ce furent les convulsions horribles du tétanos qui le conduisirent enfin à cet anéantissement de la mort qu’il avait tant souhaité.

À la fin de cette même année, ma vieille servante me quitta pour aller au service d’un curé. La Marinette, disait-elle, lui en faisait trop voir. J’en louai une autre, une grande à la voix masculine, méchante et sans raison, qui m’assommait de la répétition constante des mêmes clichés, se fâchait à tout propos et bousculait ma sœur quand elle faisait des frasques. Plus tard, je découvris qu’elle prélevait la dîme sur la vente de mes denrées au marché de Saint-Hilaire, et qu’elle buvait à mes dépens des tasses de café et de vin sucré. Je la gardai quand même, préférant tout supporter que de changer encore et sachant que je n’arriverais jamais à trouver la ménagère idéale.

Nous fûmes pris d’influenza, la Marinette et moi, au cours de l’hiver tardif et rude de 1895, et Madeleine, la femme de Charles, fut obligée de venir de Puy-Brot pour nous soigner. Cette attaque d’influenza emporta la Marinette qui s’était affaiblie beaucoup depuis un certain temps. Je fus bien heureux de lui survivre. Mais, pour moi aussi, je crus que ç’allait être la fin, tellement je me sentais sans force, miné par la fièvre, épuisé par une toux horrible qui m’arrachait l’estomac. Je guéris pourtant, bien péniblement à vrai dire, après être resté traînard et courbaturé pendant plusieurs mois ; je ne retrouvai plus, d’ailleurs, qu’une petite moitié de la vigueur que j’avais conservée jusque-là.

Alors j’aspirai au jour où, mon bail fini, je pourrais retourner avec mes enfants.

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Pendant cette période, mes idées furent souvent lugubres. Je pensais que je restais là tout seul, comme un vieil arbre oublié dans un taillis au milieu de la poussée des jeunes, vieil arbre échappé à la cognée du bûcheron funèbre sous les coups de laquelle étaient tombés un à un ceux que j’avais connus. Morte, ma grand’mère en châle brun et chapeau bourbonnais. Mort, l’oncle Toinot qui avait servi sous le grand empereur et qui avait tué un Russe. Morts, mon père et ma mère, lui bon et faible, elle souvent mauvaise et brutale, d’avoir été trop malheureuse. Morts, le père et la mère Giraud, et leur fils le soldat d’Afrique, et leur gendre le verrier qui parlait toujours de tirer le pissenlit par la racine. Morts, mes deux frères et mes deux sœurs. Morte, Victoire, la bonne compagne de ma vie, dont les défauts ne m’apparaissaient que très peu sensibles, comme devaient lui apparaître les miens, sous l’effet de l’accoutumance. Morte, ma petite Clémentine, douce et mutine. Morte, Berthe, la délicate fleur de Paris, des suites d’une couche pénible. Morts, Fauconnet père et fils, Boutry, Gorlier, Parent, Lavallée, Noris. Morts, tous ceux qui avaient joué un rôle dans ma vie, y compris Thérèse, ma première amoureuse. Je les revoyais souvent : ils défilaient de compagnie dans mes rêves de la nuit, dans mes souvenirs de la journée. La nuit ils revivaient pour moi ; mais le jour, il me semblait parfois marcher entre une rangée de spectres.

Et pourtant, pas plus qu’autrefois, l’idée de la mort ne m’effrayait pour moi-même. Ah ! mes premières émotions funèbres à la Billette, lors du décès de ma grand’mère ! mon serrement de cœur à l’entrée de la grande boîte longue où on devait la mettre, et ma tristesse poignante, sincère, en entendant tomber les pelletées de terre sur le cercueil descendu dans la fosse ! J’avais trop vu de scènes semblables depuis ; et mon cœur à présent restait dur et fermé. À chaque nouveau convoi augmentait mon indifférence, au point que j’en étais effrayé moi-même. Et pourtant mon tour approchait ; je songeais vaguement que bientôt ce serait moi qu’on clouerait dans une caisse semblable, dans une caisse qu’on descendrait aussi, avec des câbles, au fond d’un trou béant et sur laquelle on jetterait par pelletées le gros tas de terre resté au bord, comme la barrière infinie qui sépare la mort de la vie ! Mais cette pensée même ne m’émeuvait pas.

D’ailleurs, en dehors de ces minutes d’évocations débilitantes et mauvaises, je m’intéressais à toutes les floraisons d’énergie qui s’épanouissaient derrière moi. Mes fils étaient les hommes sérieux, les hommes vieillissants de l’heure actuelle. Mes petits-fils représentaient l’avenir ; ils avaient l’air de croire que ça ne finirait jamais… Pourtant, l’enfance, derrière eux, gazouillait, croissait…