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La Vie d’un simple/58

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Stock (p. 309-313).


LVIII


Il y a déjà cinq ans passés que je suis revenu avec mes enfants. Ils ne me sont pas mauvais. Rosalie même a pour moi des tendresses qui m’étonnent. Madeleine est toute dévouée, toute aimante et laisse gouverner sa belle-sœur. L’harmonie règne dans la maisonnée et j’en suis bien aise. Malgré cela, une séparation prochaine est imminente ; ils vont être trop nombreux pour rester ensemble.

C’est qu’il y a un troisième ménage. Mon filleul, le fils de Jean et de Rosalie, rentré du régiment depuis trois ans, s’est marié à la Saint-Martin dernière. J’ai une petite bru : j’aurai bientôt, je pense, un arrière-petit-fils. Et Charles a deux filles qui sont bonnes à marier aussi. Il devient urgent que mes deux garçons aient chacun leur ferme. Daranthon, qui tient à eux, a promis d’ailleurs de placer le sortant dans un autre de ses domaines.

Moi, je suis le vieux !

Je rends des petits services aux uns et aux autres. Les brus me disent :

— Mon père, si ça ne vous ennuyait pas, vous devriez bien…

Et, pour les contenter, j’alimente de bois la cuisine, je donne à manger aux lapins, je surveille les oies.

En été, mes garçons aussi me prient souvent de faire une chose ou l’autre, surtout les jours où le temps presse. Et je conduis aux champs les vaches ou les moutons, je garde même les cochons tout comme il y y a soixante-dix ans. Je finis comme j’ai commencé : la vieillesse et l’enfance ont des analogies ; les extrêmes souvent se ressemblent. Quand on fait les foins, je fane encore et je râtèle. Et lorsqu’on charge, je prêche la prudence ; j’engage à faire les charrois moins gros ; je donne des conseils qu’on ne suit pas toujours. Les jeunes veulent oser, risquer le tout pour le tout, faire les malins. Mais funeste à la témérité est l’expérience que l’âge donne. Et je suis le vieux !

Mes forces, de plus en plus, vont déclinant ; j’ai les membres raidis ; on dirait que le sang n’y circule pas. L’hiver, j’ai toujours les pieds froids : Rosalie met chaque soir dans mon lit une brique chaude enveloppée d’un chiffon, faute de quoi ils resteraient glacés toute la nuit. Je me courbe ; c’est en vain que j’essaie de hausser ma taille, de porter mon regard en avant comme autrefois : non, c’est la pointe de mes sabots que j’en viens à regarder malgré tout ; le sol, que j’ai tant remué, paraît m’avoir fasciné ; il me semble qu’il se hausse vers moi pour me narguer, avec un air de me dire qu’il aura bientôt son tour. Je vois gros et je tremble un peu ; je me fais des entailles au visage en me rasant ; il m’arrive, quand je vais à la messe, de ne plus reconnaître des personnes que je connais très bien : jusqu’à mon petit Francis que je ne remettais pas lorsqu’il est venu me voir au retour du service ! Je suis un peu dur d’oreilles en tout temps et très sourd par périodes, l’hiver surtout. Dans ces moments, je ne peux pas me mettre au courant de la conversation ; il faut toujours que je fasse répéter plusieurs fois lorsqu’on s’adresse à moi ; et, malgré cela, il m’arrive de mal comprendre, de répondre de travers, ce qui fait rire tout le monde à mes dépens. Quand j’ai mangé, si je reste assis, je m’endors, et la nuit, au contraire, je ne puis souvent pas dormir. J’ai des absences de mémoire impossibles : je conserve très bien le souvenir des épisodes saillants de ma jeunesse, et les choses de la veille m’échappent. Il semble que ma pensée soit tellement fatiguée des événements qui l’ont occupée au long de ma carrière qu’elle se trouve impuissante à s’intéresser à ceux qui se produisent maintenant. Le résultat est que j’aime trop parler de ces choses d’autrefois qui me reviennent et qui n’intéressent plus personne, et que j’ai sur les choses nouvelles des naïvetés qui font rire. Cela me rend un peu ridicule. Sur la physionomie de mes petits-enfants, je lis souvent cette phrase du langage d’aujourd’hui :

— Ce qu’il est rasant, tout de même, le vieux…

Oh ! oui, je suis le vieux ! Il faut bien que je le reconnaisse de bonne grâce. Mes organes ont fait leur temps ; ils aspirent au grand repos.

Et puis, vraiment, on voit des choses trop étonnantes. Dans ma jeunesse, tout le monde allait à cheval parce que les voitures ne pouvaient circuler dans les mauvais chemins. À présent, il circule des voitures qui n’ont pas besoin de chevaux… Dans un de nos champs qui borde la grand’route, j’ai gardé les cochons cet été. Là, il m’arrivait quasi chaque jour d’entendre soudain un bruit criard et disgracieux qui s’accentuait, s’accentuait…, et l’automobile passait rapide, conduisant des hommes bizarrement vêtus de casquettes et de vestes en toile cirée, et portant des lunettes de casseur de pierres : l’automobile passait, soulevant un nuage de poussière et laissant derrière elle une mauvaise odeur de pétrole.

Un jour, une petite d’un domaine voisin conduisait un troupeau de vaches dans un pré dont les barrières donnaient sur la route. Et voilà que, venant du côté de Bourbon, survint une de ces voitures, laquelle allait à fond de train, bien plus vite que notre économique. Le conducteur corna : le beuglement de la sirène domina par trois fois le halètement du mécanisme. Cela acheva d’effrayer les vaches qui se prirent à courir comme des folles. Il y en eut deux qui, bientôt, prirent une rue latérale à gauche ; deux autres, franchissant la bouchure, pénétrèrent dans un champ d’avoine ; les trois dernières continuèrent de courir. Je rejoignis sur la route la pauvre gamine éplorée qui me dit les apercevoir encore à l’extrémité d’une longue côte, à deux kilomètres au moins, fuyant toujours devant l’automobile qui filait du même train rapide. Après que je l’eus aidée à rassembler les quatre autres et à les mettre au pâturage, j’envoyai la petite prévenir ses maîtres. Un homme partit à la recherche des trois vaches coureuses ; il revint longtemps après, n’en ramenant que deux : l’autre était crevée de fatigue au bord d’un fossé ; il était allé quérir un boucher d’Ygrande pour la faire enlever.

Il me souvient d’avoir dit, en racontant la chose chez nous :

— Ah ! on avait bien tort de se plaindre du chemin de fer ; le chemin de fer a sa route à lui et il ne passe qu’à certaines heures : avec de la prudence, on peut l’éviter. Mais ces automobiles sont vraiment les instruments du diable, envahissant nos routes, passant n’importe quand et nous faisant du mal.

J’ai dit cela sur le coup ; mais après j’ai pensé que je n’avais pas à me mettre en peine de ces choses. Homme d’une autre époque, aïeul à tête branlante, ce n’est pas à moi d’émettre une opinion là-dessus. Les jeunes s’habitueront au passage de ces véhicules du progrès ; ils en voudront plus encore aux riches de causer ainsi du désagrément tous les jours, des accidents quelquefois, par inconscience ou plaisir.

Moi, que m’importe ? Je suis de plus en plus difficile à émouvoir. Je ne demande qu’une chose, c’est de rester jusqu’au bout à peu près valide. Tant que je rendrai des services à mes enfants, ils me supporteront aisément. Ils me seront encore humains, je n’en doute pas, si j’en arrive à n’être bon à rien. Mais j’appréhende de leur être à charge, de devenir paralytique ou aveugle, ou de tomber dans l’enfance, ou encore de souffrir longtemps de quelque maladie de langueur. Cette idée me causerait trop de peine de savoir que je suis un vieil objet encombrant qu’on voudrait bien voir disparaître. Je me rappelle ceux que j’ai vus ainsi, ma grand’mère il y a longtemps, et récemment mon pauvre parrain : c’est trop triste. Que la mort survienne : elle ne m’effraie pas ; c’est sans amertume et sans crainte que je lui fais parfois l’honneur de songer à elle. La mort ! la mort ! mais non l’horrible déchéance venant troubler pour une carcasse finie le labeur des jeunes, des bien portants, la vie ordinaire d’une maisonnée. Qu’elle me frappe à l’œuvre encore, afin qu’on puisse dire :

— Le père Tiennon a cassé sa pipe ; il était bien vieux, bien usé ; mais il s’occupait cependant : jusqu’au bout il a travaillé.

Mais que mon oraison funèbre ne soit pas celle-ci :

— Le père Bertin est mort : pauvre vieux ! dans l’état où il était, c’est un grand débarras pour lui et un grand bonheur pour sa famille.

De la vie, je n’ai plus rien à espérer, mais j’ai encore à craindre. Que cette calamité dernière me soit évitée : c’est là mon unique souhait.

Ygrande (Allier) 1901-1902.
FIN