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La Vie d’un simple/6

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Stock (p. 41-44).
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VI


Vint le moment où je dus aller au catéchisme : ce fut mon premier contact avec la société. La société, pour la circonstance, était représentée par un vieux curé à la mine rose et aux cheveux blancs, et par cinq gamins, dont quatre étaient, pour le moins, aussi sauvages que moi. Seul, Jules Vassenat, le fils du buraliste-aubergiste, était moins emprunté parce qu’il allait apprendre à lire à Noyant où il y avait une école. Elles étaient loin les unes des autres à ce moment, les écoles. Et les quasi-bourgeois seuls pouvaient y envoyer leurs enfants ; car les annuités étaient chères.

Le catéchisme des garçons se faisait à huit heures du matin. Comme il y avait une bonne lieue du Garibier au village, il me fallait partir de chez nous l’hiver avant qu’il fasse jour. Par les temps de gel je m’en tirais bien, sauf qu’il m’arrivait souvent de buter et même de tomber car les chemins étaient cahoteux à l’excès. Mais par les temps humides, je m’enlisais dans la boue gluante ; elle pénétrait dans mes sabots et crottait mes chausses de laine, si bien que j’étais très mal à l’aise à l’église pendant le cours des séances. De plus, le curé se fâchait quand j’arrivais avec des sabots trop sales. (À vrai dire, il ne ménageait pas davantage mes camarades, lesquels n’étaient guère plus favorisés que moi sous le rapport des chemins.) Il était d’un caractère très emportant. Quand nous répondions mal à ses questions, et aussi quand nous chuchotions et riions, il s’emballait tout à fait :

— Sac à papier ! jurait-il. Voleur de grain !

Et il nous donnait sur la tête de grands coups du plat de son livre. Mais ses colères ne duraient pas longtemps ; il en était vite arrivé à nous dire des « goguenettes »[1] et à rire avec nous. Il avait d’ailleurs des attentions délicates qui rachetaient largement ses sévérités passagères. C’est ainsi qu’à l’occasion d’un mariage il nous partagea la brioche bénite que les jeunes époux lui avaient offerte ; il nous distribua des dragées au lendemain d’un baptême ; et, le 31 décembre, il nous donna une orange chacun, en nous priant de ne pas aller l’embêter le lendemain pour la bonne année. Au demeurant, c’était un brave homme, familier avec tout le monde, jovial et sans malice ; il avait son franc-parler, même avec les riches ; la puissance de l’argent le laissait froid ; ce n’était pas un lèche-pieds comme j’en ai tant vu depuis.

Je ne pouvais guère rentrer du catéchisme avant dix heures, mais j’arrivais souvent plus tard. Je m’étais lié avec un de mes camarades, Jean Boulois, du Parizet, qui s’en venait un bout de chemin avec moi, et il nous arrivait de faire de bonnes parties.

Nous passions sur la chaussée d’un étang très vaste, juste à côté du moulin, et nous nous arrêtions chaque fois pour voir tourner la grande roue motrice, pour entendre le grincement des meules et le tic-tac du mécanisme. Nous trouvions amusant aussi de voir partir les garçons avec leurs gros chevaux portant à dos la farine des clients ; ils ramenaient de même le grain à moudre. Les carrioles d’à présent étaient inconnues, en raison de l’absence de routes.

Jean Boulois, qui était ingénieux, avait toujours à me proposer des distractions nouvelles. Il m’entraîna le long d’un ruisseau où croissaient des plantes à grains rouges, lesquels grains nous servirent à faire des colliers. Il m’apprit à faire des pétards de sureau et des « marlassières » pour prendre les oiseaux en temps de neige. Nous cherchâmes des prunelles qui, gelées, sont mangeables. Ainsi, nos trajets de retour duraient longtemps : je finis par ne plus arriver qu’à onze heures au lieu de dix ; et, comme ma mère se fâchait, je lui racontais que le curé nous gardait de plus en plus tard ; elle concluait :

— Allons, mange vite la soupe ; tes cochons s’impatientent à l’étable ; il y a deux heures qu’ils devraient être aux champs.

Je repartais alors dans la Breure ou dans quelque jachère pour une bien longue séance de garde : la solitude me pesait plus qu’avant.

Un jour, je commis l’imprudence de ne rentrer qu’à midi ; cela donna l’éveil à ma mère. Le dimanche suivant, elle s’en fut trouver le curé qui lui dit que nous étions toujours libres à neuf heures. Naturellement, elle me tança d’importance et il me devint impossible de continuer à lambiner : si je n’étais pas rentré à dix heures et quart dernière limite, j’étais sûr d’avoir les oreilles tirées.

En mai 1835, après ma deuxième année de catéchisme, le bon curé blanc me fit faire mes Pâques. Étant camarade avec mon ami Boulois, j’allai après la messe, avec mon père, ma mère et mon parrain, déjeuner au Parizet. Ça passait pour être une bonne maison, et, en effet, le repas était copieux : il y avait une soupe au jambon, du lapin, du poulet, il y avait de la miche de froment toute fraîche, de la galette et de la brioche ; il y avait du vin, — j’en bus bien un verre entier, — et du café, boisson que je ne connaissais pas encore. J’abusai peut-être un peu de toutes ces bonnes choses ; toujours est-il que je fus indisposé à la cérémonie du soir.

J’ai pu me convaincre, depuis, qu’il est de règle dans la vie qu’au plaisir succède l’ennui… L’ennui est la rançon de la joie.

  1. Anecdotes. Bons mots.