Aller au contenu

La Vie d’un simple/7

La bibliothèque libre.
Stock (p. 44-52).
◄  VI.
VIII.  ►


VII


J’eus l’occasion de faire encore un festin peu de temps après : mes deux frères se marièrent au mois de novembre de cette même année.

Mon frère Baptiste, l’aîné, qui était mon parrain, touchait à ses vingt-cinq ans. Le Louis en avait vingt-deux. Pour les sauver du service, mon père les avait assurés à un marchand d’hommes avant le tirage au sort.

Le service militaire, qui avait alors une durée de huit ans, semblait une calamité sans nom. Ma mère disait souvent, en parlant de mes frères, qu’elle préférerait les voir mourir que partir soldats. Cette crainte exagérée s’expliquait par plusieurs raisons. D’abord, le nombre des appelés était restreint ; et, parmi ces victimes du hasard, tous ceux qui n’étaient pas sans ressources se faisaient remplacer. Puis les partants n’avaient pas la perspective de venir en permission chaque année. Ils gagnaient à pied leur garnison lointaine et ne reparaissaient généralement qu’à l’expiration de leur congé. (Les chemins de fer n’existant pas encore, les voyages étaient très coûteux et possibles seulement aux riches.) Enfin, tout le monde restant sédentaire, on n’avait pas la moindre notion de l’extérieur. Hors de la commune et du canton, au-delà des distances connues, c’étaient des pays mystérieux qu’on s’imaginait dangereux et peuplés de barbares. Sans compter que le souvenir persistait des grandes guerres de l’Empire pendant lesquelles tant d’hommes étaient morts. Voilà pourquoi la conscription était pour les parents, dix ans d’avance, un sujet de transes continuelles.

En s’assurant avant le tirage, ça coûtait cinq cents francs à peu près, alors que si l’on s’exposait à être pris on ne s’en tirait pas, le cas échéant, à moins de mille ou onze cents francs. Ma mère avait donc accumulé patiemment gros sous et petites pièces dans le tiroir intérieur de son armoire. À force d’économie, rognant sur le sel, sur le beurre et sur tout, elle était arrivée à rassembler pour l’époque du tirage au sort de chacun des aînés les cinq cents francs nécessaires à l’assurance préalable. Elle avait été bien fière de ce résultat qui lui donnait la certitude de les conserver auprès d’elle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mes frères épousaient les deux sœurs, les filles de Cognet, du Rondet. Le Louis ne s’était décidé qu’au dernier moment à demander la Claudine Cognet, car il avait plus près de chez nous une petite bonne amie avec laquelle il voulait bien se marier. Mais ma mère lui avait fait entendre qu’étant sans doute appelé à vivre toujours avec son frère, il valait bien mieux qu’ils aient les deux sœurs pour femmes, que ce serait dans le ménage une garantie de concorde. Et comme elle avait sur lui beaucoup d’ascendant, elle finit par obtenir qu’il acquiesçât à ses avis.

Comme j’étais trop jeune pour servir de garçon, on me fit rester à la maison le jour de la noce avec ma grand’mère et la Marinette. J’allai même garder les cochons comme de coutume, mais je les ramenai de bonne heure sachant bien que, dans le remue-ménage général, on ne s’en apercevrait pas. Le dîner se préparait sous la direction d’une cuisinière de Bourbon qu’aidaient ma mère, rentrée sitôt la fin de la cérémonie, la mère Simon, de Suippière, et la servante de la Bourdrie. Tout était sens dessus dessous. On avait monté les lits au grenier. Une grande table faite avec des planches posées sur des tréteaux coupait en deux, diagonalement, la pièce. Une hécatombe de volailles avait eu lieu la veille ; j’en avais compté jusqu’à vingt, — oies, canards et poulets, — étalant sur un banc leur nudité saignante. D’autre part, le boucher de Bourbon avait amené dans sa voiture une provision de viande. Quand je revins des champs, tout cela mijotait dans la chambre à four. Je me régalai avec des abatis de volailles et de la brioche appétissante fleurant le beurre frais.

Ceux de la noce arrivèrent comme il faisait nuit. Ils avaient passé la journée au bourg, chez Vassenat l’aubergiste, où un grand bal avait eu lieu. Car, la noce étant conséquente, il y avait deux musiciens : un vieux maigre qui manœuvrait avec conviction le tourniquet d’une vielle, et un joufflu au nez cassé qui jouait de la musette. Le déjeuner du matin s’était fait hâtivement et de bonne heure au Rondet, avant le départ pour Meillers. Tout le monde avait grand’faim le soir, et le dîner commença presqu’aussitôt.

La grande table se trouvant être insuffisante, on installa sur une petite table spéciale, au coin de la cheminée, les gamins dont j’étais. Il y avait les deux plus jeunes enfants de l’oncle Toinot, trois ou quatre petits de la parenté de mes belles-sœurs et enfin des voisins : les deux gas de Suippière, le Claude et la Thérèse de la Bourdrie. J’étais placé à côté de la Thérèse et j’admirais ses joues fraîches et les quelques mèches de ses cheveux blonds que n’emprisonnait pas son bonnet d’indienne. Je ne lui parlais guère, toutefois, car je continuais d’être peu hardi d’ordinaire, et cet envahissement d’étrangers m’intimidait plus encore. Mes compagnons de table n’étaient d’ailleurs pas plus loquaces que moi. Mais si nous restions quasi silencieux, nous n’en faisions par moins honneur aux plats. Ma mère vint s’installer avec nous et s’occupa de nous surveiller, de nous servir, ce en quoi elle eut bien raison, car, sans elle, nous nous serions certainement trop bourrés.

À la grande table, par contre, les conversations allaient s’animant. Tout le monde parlait fort. Mais plus fort que tous s’exprimait l’oncle Toinot qui faisait son récit habituel de la guerre de Russie. Il plaça un épisode dramatique qu’il ne servait que dans les grandes occasions : il s’agissait d’un Russe qu’il avait tué :

— C’était l’avant-veille de la Bérésina, un jour qu’il faisait rudement froid, sacré bon sang ! J’étais en reconnaissance avec ma compagnie, sur les flancs de la colonne, au delà d’une légère ondulation qui se détachait en relief dans l’immense paysage plat. Et voilà qu’au moment où on ne s’attendait à rien, les Cosaques se mirent à nous canarder à faible portée. Avant que nous n’ayons eu le temps de nous mettre en état de défense, ils avaient tué ou blessé la bonne moitié de notre petite troupe ; puis, nous voyant démoralisés, ils se précipitèrent sur nous avec des cris sauvages : étant nombreux, ils voulaient nous cerner. Alors, nous leur fîmes voir que nous étions des Français ; nous nous défendîmes à la baïonnette avec une telle vigueur qu’ils ne purent réussir à nous entourer. Le chef russe avait une sale tête ; j’aurais bien voulu lui mettre les tripes au vent. Mais comme je l’approchais, un furtif coup d’œil à gauche me permit de voir un grand diable en train de prendre ses mesures pour m’assommer d’un coup de crosse. Je n’eus que le temps d’éviter le choc en faisant un saut de côté. Et, avant que le Cosaque ait pu se reconnaître, je lui fichai un coup de tête dans le ventre, puis un croc en jambe qui le fit s’étendre dans la neige, puis, prestement, j’amenai la pointe de ma baïonnette en vue de sa poitrine… Alors le malheureux me fixa de ses deux grands yeux blancs pleins d’épouvante et de supplication :

— « Francis bono !… Francis bono !… disait-il. »

» Je compris que ça signifiait « Bon français » et qu’il me suppliait de ne pas le tuer. Mais je n’étais guère d’humeur à montrer de l’indulgence : il y avait huit jours qu’on ne mangeait rien que de rares morceaux de cheval mort, tout crus :

— « Oh ! ça, mon vieux cochon, tu peux te fouiller !… Tu ne m’aurais pas ménagé, toi, si je ne t’avais pas vu à temps ; tu as voulu me tuer : je te tue… »

Je ne lui fis pas tout ce discours, vous pensez bien. Mais ces choses-là me passèrent par la tête en l’espace d’un éclair. Je lui fourrai ma baïonnette dans le ventre avec une telle force qu’elle le perça de part en part…

Un petit frisson d’horreur passa autour de la tablée, un instant silencieuse. Tous les regards se portèrent sur cet homme qui avait tué un homme. Lui jouissait de son triomphe. Il but deux verres de vin et, pour continuer d’attirer l’attention, se mit à chanter des chansons de l’armée, très croustillantes, qui émoustillèrent tout le monde. Ma grand’mère lui dit que ce n’était pas convenable de chanter cela à cause des enfants. Il est vrai qu’à la petite table nous étions tout oreilles et que plus d’un couplet nous intriguait fort.

La porte extérieure s’ouvrit sous une poussée brusque. Une dizaine d’individus bizarrement attifés entrèrent à la file et se mirent à crier, à sauter, à faire des contorsions et des grimaces. Presque tous étaient habillés en femmes, ou bien en costumes hétéroclites, partie hommes et partie femmes. Ils avaient d’énormes nez postiches dans des figures enfarinées. Quelques-uns, avec du noir de charbon, s’étaient fait des moustaches et des rayures par tout le visage. Cinquante bouches poussèrent le même cri : — Les masques !… Les masques !…

C’était la coutume de cette époque : à tous les dîners de noce, les jeunes gens du voisinage se présentaient ainsi déguisés, sous le prétexte d’amuser les invités.

Ils continuaient à faire les fous, embrassant les filles qu’ils blanchissaient de farine et noircissaient de charbon. On leur offrit du vin et de la brioche. Ils burent et mangèrent, puis se mirent à danser dans l’étroit espace libre : ils dansaient avec des entrechats formidables qui soulevaient leurs jupes, et ils poussaient des hurlements de bêtes.

Mais les convives commençaient de s’ennuyer à table ; les faits et gestes des masques leur donnaient envie de prendre de l’exercice, de se dégourdir les jambes. Tout le monde se leva ; mon père alluma la lanterne et, au travers de la cour boueuse, on le suivit jusqu’à la grange, sur l’aire de laquelle un bal s’organisa. Dans un coin, avec des bottes de paille, une estrade rudimentaire fut édifiée sur laquelle prirent place le vieux maigre avec sa vielle et le joufflu au nez cassé avec sa musette. La lanterne fut accrochée au milieu, très haut, à un bâton piqué d’un côté dans le foin du fenil et de l’autre dans un tas de blé non battu. Elle donnait une faible clarté blafarde et, dans la demi-obscurité, les danseurs avaient l’air de spectres. Mais cela leur importait peu : masques et convives tournaient à qui mieux mieux ou bien s’agitaient en cadence dans les multiples figures de la bourrée. Adossés au tas de gerbes, les vieux regardaient en causant et parfois même faisaient la leur. Nous, les gamins, nous courions au travers des danseurs, nous poursuivant et nous chamaillant. À un moment où nous étions sages, mon parrain et sa femme nous taquinèrent.

— Il faut danser, les petits : c’est une bonne occasion pour apprendre.

Et comme nous baissions tous la tête en rougissant, mon parrain reprit :

— Allons, Tiennon, attrape la Thérèse et fais-la tourner…

Il y mit de l’insistance, et, malgré notre confusion, il nous fallut partir. La tête nous tourna bien un peu ; nous nous cognions aux grands qui nous rejetaient à droite et à gauche ; mais nous allâmes jusqu’au bout quand même, et quand ce fut fini, voyant les autres embrasser leurs danseuses, je mis deux gros baisers sur les joues roses de la Thérèse, ce dont mon parrain qui nous observait me taquina fort. Mais ce premier essai m’avait donné de l’audace et je me mêlai ensuite à presque toutes les danses.

La lanterne ayant usé son combustible s’éteignit soudain, et, dans la grange enténébrée, ce furent des cris d’effroi et de gaîté, des bousculades et des rires. D’ironiques exclamations passaient.

— Baptiste, gare ta femme !

— Louis, je te vole la Claudine !

— Pauvres jeunes mariés, où en sont-ils ?

Il y avait des étreintes dans les coins ; on entendait des chuchotements, des bruits d’embrassade ; il y eut des baisers anonymes, pris audacieusement, qui firent se fâcher les filles.

Mon parrain m’ordonna d’aller à la maison chercher de la lumière. J’y trouvai les vieux qui, depuis un moment, avaient quitté le bal. Ils étaient attablés de nouveau en train de boire et de chanter, et de s’empiffrer de gros morceaux de volaille rôtie. L’oncle Toinot, tout à fait ivre, dormait sur la table.

Quand l’aire fut éclairée à nouveau, les danses reprirent et le bal ne se termina qu’à deux heures du matin. Seulement les jeunes mariés s’en étaient allés plus tôt, ils s’en étaient allés dans la nuit à Suippière où ils devaient coucher. Quelques-uns des invités reçurent aussi l’hospitalité chez les voisins. Les autres couchèrent chez nous : les femmes et les enfants au grenier, ― où chacun des lits avait été dédoublé par les soins de ma mère, ― les hommes au fenil, où on avait disposé à leur intention de vieilles couvertures et de vieux sacs.

Les jeunes garçons ne se couchèrent pas. Quand ils eurent bu et mangé à satiété, ils se répandirent dans la cour et firent mille sottises. Ils démontèrent complètement l’araire et bousculèrent le char à bœufs dans l’abreuvoir ; ils enlevèrent des jougs les liens de cuir et s’en servirent pour suspendre au sommet d’un poirier des bêches, des pioches, des « mares », tous les outils qu’ils trouvèrent ; ils y suspendirent aussi la brouette sur laquelle ils avaient préalablement lié Médor ; (le pauvre chien poussa des plaintes déchirantes qui réveillèrent les dormeurs, et mon père fut obligé de l’aller délivrer ; il eut mille peines à y parvenir). Pendant ce temps, les autres continuaient leurs exploits, mettaient sur le chemin des mariés de grands bâtons fourchus, dont je ne compris pas à ce moment le sens. Ce fut ainsi qu’ils s’occupèrent jusqu’au jour.

Le cortège se reforma vers neuf heures pour aller chercher les mariés, et il y eut de beaux rires à leurs dépens quand on passa à proximité des emblèmes. Mais je ne vis pas cela, car il m’avait fallu aller garder les cochons comme si de rien n’était. Quand je revins, le déjeuner s’achevait dans une gaîté un peu factice. La fatigue se lisait sur les figures tirées aux gros yeux somnolents. Il y eut encore une petite séance de bal dans la grange ; puis ce fut, dans des embrassades sans fin, le départ des invités…

Il fallut travailler plusieurs jours ensuite pour remettre toutes choses en place.