La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre L

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P. Fort (p. 246-258).

CHAPITRE L

GRAND FLUX DE PAROLES

C’est étonnant ce que le Verbe avait de paraboles dans son sac !… Par exemple, quand il était en tête à tête avec une jolie femme, ce n’était pas en paraboles qu’il causait.

Après avoir cultivé quelques jours la connaissance de Marthe, fleur virginale qui avait bien son agrément, Jésus entreprit une tournée dans la Pérée, contrée soumise à Hérode Antipas, et là il se livra à une véritable débauche d’apologues. Les raconter tous serait trop loin. Il paraît que les gens du pays faisaient des farces aux apôtres ; quand ces vagabonds venaient mendier dans les habitations, on glissait dans leur besace un tas d’objets désagréables. C’est ainsi qu’un jour André ou Pierre — on ne sait pas au juste qui — étant allé demander à un paysan du pain, un poisson et un œuf, le paysan lui mit dans la main : en guise de pain, un gros caillou ; en guise de poisson, un serpent ; en guise d’œuf, un scorpion. Jésus expliquait alors aux apôtres que, malgré ces mésaventures, ils ne devaient jamais se lasser de demander.

Un homme, racontait-il, pauvre, mais hospitalier, reçoit au milieu de la nuit un voyageur ; il court aussitôt frapper à la porte d’un ami : « Prête-moi trois pains, dit-il, car un hôte m’arrive de voyage, et je n’ai rien à lui offrir. » Mais l’ami est couché, ses enfants aussi, la porte est fermée ; il refuse de se lever. Le solliciteur ne se rebute pas. « Ah ! tu ne veux pas te lever ? attends. » Et il frappe de plus belle, il frappe toujours, si bien que l’ami, pour se débarrasser de l’importun, se lève et donne les trois pains qu’on lui réclame.

Et Jésus concluait :

— Agissez de même. Demandez jusqu’à ce qu’on vous donne ; cherchez jusqu’à ce que vous trouviez ; frappez jusqu’à ce qu’on vous ouvre. (Luc, XI, 5-13).

Vers cette époque, il guérit deux aveugles et un muet. Il paraîtrait même que la guérison du muet enthousiasma une bonne femme qui s’écria :

— Heureuses les entrailles qui vous ont portées et les mamelles que vous avez sucées ![1]

Un peu plus loin, il accepta à dîner chez un pharisien, qui lui joua la fumisterie de n’inviter avec lui que d’autres pharisiens et des scribes. En entrant dans la salle, Jésus vit bien qu’il était tombé dans un piège.

Il se vengea en ne se lavant pas les pieds, selon l’usage, avant de se mettre à table. Tous les convives murmurèrent. Jésus eut l’air de ne pas comprendre le mécontentement de ses hôtes, et il dîna comme si de rien n’était.

Au dessert, il leur servit, à titre de toast, une série de malédictions, leur reprochant de chercher toujours les bonnes places dans les synagogues et de se faire saluer à la rue, les comparant à des sépulcres cachés au contact desquels on se souille, etc. etc.

Cette kyrielle de « Malheur à vous qui faites ceci ! Malheur à vous qui faites cela ! » exaspéra au plus haut point l’assistance.

— Le drôle ! criait-on, il faut lui administrer, pour ses insolences, une raclée dont il se souvienne !

Jésus, leste, sauta sur la table, renversa les escabeaux, et ce fut une chasse à l’homme dans une immense salle à manger. Il aurait été fatalement attrapé et rossé d’importance sans le peuple qui, massé à la porte, entra et le protégea. (Luc, fin du chap. XI et chap. XII).

Il profita de l’occasion pour égrener son chapelet de paraboles :

1o Un cultivateur riche a un champ qui lui rapporte tant de fruits, qu’il ne sait où les mettre ; il fait donc construire des greniers excessivement grands ; mais crac ! il meurt le soir où il a donné ses plans à son architecte.

2o Un autre cultivateur a un figuier ; le figuier reste trois ans à ne pas donner de fruits ; alors, le cultivateur dit : « Cette année encore, on mettra du fumier autour de l’arbre, et si à l’automne nous n’avons pas de figues, je serai sans pitié ; le figuier stérile sera coupé et jeté au feu. » Et ce n’est pas plus malin que cela !

Entre deux paraboles, il guérit une femme qui avait une curieuse infirmité. Cette femme était dans toute la force de l’âge, et cependant elle était plus courbée qu’une femme de quatre-vingts ans. C’était un diable qui l’avait pliée en deux, mais pliée littéralement. Elle marchait le derrière en l’air et le menton rasant le sol. Dans cet état, il lui était impossible, on le comprend, d’exercer une profession quelconque. Elle n’aurait pu gagner sa vie qu’en ramassant des bouts de cigare ; mais, en ce temps-là, le tabac n’était pas inventé. Elle était donc très misérable.

Jésus en eut pitié ; il prononça deux mots, et la bonne femme se redressa tout d’un coup, droite comme un peuplier.

Le séjour de Jésus dans la Pérée ne fut pas long. Il retourna à Jérusalem, lors de la fête de la Dédicace. Voici à quel propos avait lieu cette fête :

On sait que Judas Macchabée est un des héros juifs qui ont lutté contre la dynastie étrangère ; mais ce qu’on ignore généralement, c’est que Macchabée, après avoir battu le roi de Syrie, purifia le sanctuaire du Temple. Or, en y entrant, il ne trouva qu’une fiole d’huile sainte qui n’avait pas été cassée par les envahisseurs. Grave affaire ! L’huile sainte ne se fabriquait qu’avec un cérémonial de longue durée. À tout hasard, Judas Macchabée garnit les lampes du Temple avec sa seule et unique fiole d’huile, et cette fiole dura toute la semaine.

En mémoire de ce miracle, les Juifs s’amusaient chaque année pendant huit jours, tout comme pour la Pâque et la fête des Tabernacles.

Le fils du pigeon assista aux réjouissances et manqua d’être lapidé pour avoir soutenu mordicus dans un lieu public que monsieur son papa et lui ne faisaient qu’un. (Luc, XIII, 6-9, 10-18 ; Jean, X, 12-42.) Cette fois, l’affaire fut tellement chaude qu’il se réfugia précipitamment au pays d’où il était venu.

À ce second séjour dans la Pérée, il se signala par un miracle accompli en plein dîner, composé de nouveau uniquement de pharisiens. Ce farceur de Jésus aimait à tel point les bons festins, qu’il acceptait aveuglément toutes les invitations sans se soucier si elles venaient d’un ami ou d’un ennemi.

Ce dîner avait lieu un samedi. Les pharisiens avaient amené à dessein avec eux un hydropique, rond comme une énorme futaille, mais plein d’eau au lieu de vin.

Jésus vit de suite le panneau où l’on voulait le faire tomber, et, devançant la discussion qu’il prévoyait, il posa lui-même, brusquement, aux convives cette question :

— Est-il permis de guérir un jour de sabbat ?

L’interrogation était hardie ; mais elle était surtout embarrassante. Dire oui, c’était parler contre la loi de Moïse que les pharisiens invoquaient tant ; dire non en présence d’un infirme, c’était s’exposer à se faire siffler pour manque de cœur.

Édifiante histoire du pauvre et du mauvais riche (chap. L).
Édifiante histoire du pauvre et du mauvais riche (chap. L).
Édifiante histoire du pauvre et du mauvais riche (chap. l).
 

Aussi, les convives ne dirent rien. Alors, Jésus prit l’hydropique, fit un geste, et, en moins d’un quart de seconde, le ventre de l’hydropique se dégonfla. L’Évangile ne dit pas où passa toute cette eau. Espérons qu’elle ne fut pas changée en vin.

L’hydropique dégonflé n’eut rien d’empressé comme d’aller montrer partout son ventre aplati. Tous les boiteux, tous les aveugles, tous les estropiés alors, de venir à la salle du festin, suivis de la foule des pauvres diables de la ville. Le dessert ne pouvant pas s’achever, tant l’appartement était plein, Jésus dit à l’oreille de son amphitryon :

— Vous devriez bien inviter tous ces gens-là à trinquer avec nous…

— Ah ! ça, vous n’y pensez pas !… Ce tas de meurt-de-faim ?… Ce serait du joli !…

Le Verbe, aussitôt, exprès pour vexer les convives, se met à faire l’éloge des pauvres et dit au maître de la maison qu’il aurait mieux fait d’inviter ces va-nu-pieds que ses parents et ses amis.

Les convives sont scandalisés. La foule en guenilles applaudit.

Là-dessus, Jésus y va de sa parabole :

— Un homme, dit-il, organisa un grand festin ; il lança beaucoup de lettres d’invitation. À l’heure du repas, ne voyant venir personne, il envoya ses serviteurs avertir les invités que tout était prêt et qu’on n’attendait plus qu’eux ; mais ils commencèrent à s’excuser tous en même temps. Le premier dit : « Désolé de ne pouvoir me rendre à cette aimable invitation ; j’ai acheté une métairie, et c’est justement aujourd’hui que je dois aller la voir. » Le second : « Impossible de venir, ma belle-mère est malade, et je l’aime trop pour quitter une minute son chevet. » Le troisième : « Je suis marié depuis six jours seulement ; vous comprenez que je suis encore très occupé. » Le quatrième : « Plaignez-moi ! J’ai avalé l’autre jour des noyaux de pêches ; j’ai l’œsophage obstrué ; je n’ai pas à songer à festoyer avant d’être totalement guéri. » Le cinquième : « C’est le jour de fête de ma concierge ; j’ai commandé un magnifique bouquet, et je tiens à le lui offrir moi-même. » Toutes les réponses étaient dans ce goût. Profondément mortifié, le maître de la maison dit à ses serviteurs : « Ah ! c’est comme cela ? Eh bien, comme je ne veux pas que mes sauces soient perdues, allez dans les places et aux coins des rues, allez dans les chemins et le long des haies, ramassez tous les estropiés, tous les mendiants, tous les infirmes, tous les mal-ficelés, et forcez-les d’entrer, afin d’emplir ma maison. »

Cette parabole n’était guère de circonstance, entre nous soit dit, puisque l’amphitryon, à qui elle s’adressait, n’avait essuyé le refus d’aucun de ses invités ; mais le Verbe n’aurait pas été le Verbe s’il n’avait pas dégoisé son speech, sauf à dire des bêtises, ainsi que cela lui arrivait les trois quarts du temps. (Luc, XIV, 1-24.)

Comme jolis préceptes enseignés par Jésus, il faut citer celui-ci qu’il formula devant une grande foule :

« Si quelqu’un vient à moi et ne hait pas son père et sa mère, sa femme et ses enfants, ses frères et ses sœurs, il ne peut être mon disciple. » (Luc, XIV, 26.)

Que les calotins nous disent encore que leur religion prêche l’amour de la famille ! Nous répondrons en leur mettant sous le nez les propres textes de leur Évangile.

Les contemporains de Jésus lui reprochaient de ne frayer qu’avec les gredins de la pire espèce :

Saint Luc, chapitre XV : — « 1. Les publicains et les gens de mauvaise vie se tenaient auprès de Jésus pour l’écouter.

« 2. Les pharisiens et les scribes en murmuraient et disaient : Cet homme reçoit les gens de mauvaise vie et mange avec eux.

« 3. Alors Jésus leur proposa cette parabole :

« 4. Qui est l’homme d’entre vous qui, ayant cent brebis et en ayant perdu une, ne laisse les quatre-vingt-dix-neuf autres dans le désert, pour s’en aller après celle qui s’est perdue, jusqu’à ce qu’il l’ait retrouvée ?

« 5. Et lorsqu’il l’a trouvée, il la met sur ses épaules avec joie.

« 6. Et, étant retourné dans sa maison, il appelle ses amis et ses voisins, et leur dit : Réjouissez-vous avec moi, vu que j’ai enfin retrouvé ma brebis qui était perdue. »

Au point de vue anecdotique, cette parabole, devant laquelle les dévots se pâment d’admiration, est passablement grotesque. Les pharisiens et les scribes, dont le niveau intellectuel était bien au-dessus du zéro d’esprit des fidèles, durent en rire à se tenir les côtes. J’imagine même qu’un loustic hébreu dut répondre à Jésus :

— Votre berger est bien amusant. Pendant qu’il cherche sa brebis perdue et qu’il laisse les quatre-vingt-dix-neuf autres dans le désert, est-ce que les loups ne viennent pas croquer le troupeau ?

Mais Jésus se moquait bien des objections qu’on pouvait lui adresser. Sa pensée très claire était qu’il préférait un chenapan à quatre-vingt-dix-neuf honnêtes hommes.

Autre histoire que l’on trouve encore dans le même chapitre de l’évangile de saint Luc :

Il y avait une fois un homme qui avait deux fils.

Un beau jour, le plus jeune vint trouver son père et lui dit :

— Papa, tu as le sac, et quand tu mourras, tu me laisseras un joli magot. Or, j’ai besoin d’argent, car j’ai une envie folle d’aller faire la noce, et cela coûte très cher. Il ne serait pas respectueux de ma part de t’engager à mourir tout de suite. Aussi, j’aime mieux te prier de me donner dès aujourd’hui ce qui me reviendra plus tard. Je n’aime pas attendre.

Le papa fit aussitôt ses comptes.

— Je possède tant. Il reviendra tant à ton frère, et tant à toi. Voici ta part. Je te souhaite de la faire durer le plus longtemps possible.

Un vrai bonhomme que ce père-là !

Le cadet fila avec son magot et alla le manger avec des cocottes dans un pays très éloigné. Si bien que, lorsqu’il se vit sans le sou, il fut fort embarrassé de sa personne. Où qu’il se présentait, le crédit lui était refusé net. Un tailleur, qu’il avait négligé de payer au temps de son opulence, lui reprit son habit et il se trouva presque nu sur le pavé.

À force de faire la queue à la porte des bureaux de placement, il obtint une place de gardeur de pourceaux chez un propriétaire campagnard ; mais voilà que le bourgeois était pingre comme un corsaire arabe, ne lui donnant que tout juste ce qu’il fallait pour qu’il ne mourût pas de faim. L’infortuné cadet en était réduit à envier le sort des cochons qu’il gardait. Il eût été bien aise de remplir son ventre des cosses que les pourceaux mangeaient ; mais les pourceaux ne se laissaient point prendre leur nourriture.

Se livrant ainsi à d’amères réflexions, il finit par se dire :

— Le dernier des valets d’écurie de chez mon père a du pain plus qu’il ne lui en faut, et moi, je crève bêtement de faim. Retournons chez papa, que diable ! Il n’aura pas le cœur de me refuser un emploi de domestique quelconque.

Il partit donc. La route était longue. Il arriva éreinté.

Voyez la chance ! Le papa prenait précisément le soleil à son balcon, quand l’enfant prodigue parut sur la route.

— Qu’est-ce que ce mendiant que j’aperçois là-bas ? se dit le père bonhomme. Il est en bien sales guenilles. Jamais je n’ai vu de ma vie un vagabond plus dégoûtant… Tiens ! mais c’est mon fils cadet !… Oui, c’est bien lui.

Et voilà le père qui enjambe son balcon (c’était un balcon de rez-de-chaussée), et qui se met à courir sur la route à la rencontre de son fils.

Il lui saute au cou, il l’embrasse.

— Quelle chance que tu reviennes ! Je m’ennuyais à mourir de ne plus t’avoir auprès de moi !… Tu as gaspillé tout ton saint-frusquin ?… Ne dis pas non… Je vois ça… Enfin, ne parlons plus de tes fredaines… Tu es en bonne santé, c’est l’essentiel… Embrasse-moi encore… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! que je suis donc content !

Le fils cadet ne s’attendait pas à un pareil accueil. Il savait son père bon ; mais il ne le croyait pas cependant bon à ce point.

— Papa, gémissait-il, papa, tu es la crème des papas !… Je ne suis pas digne d’être appelé ton fils… Je suis un vaurien, un misérable, un gredin, une canaille…

Et il se tapait à coups de poing dans la poitrine, tant il était contrit.

— Allons, assez comme ça, fiston !… Tu vas te détériorer l’estomac avec tes coups de poing… Puisque je te dis que tout est oublié, voyons, ce n’est pas la peine d’abîmer ton individu.

Puis, ce brave homme de papa donna ordre à tous ses domestiques d’accourir.

— Vous voyez ce mendiant ?… C’est mon fils, celui qui était parti… Allez de suite dans ma garde-robe, et choisissez-y la plus belle tunique… Je veux que mon cadet chéri en soit revêtu… Vous lui mettrez aussi ma plus riche bague au doigt… N’oubliez pas non plus des souliers, car il est pieds nus… Pauvre

Le Verbe, d’un mot, ressuscite son ami Lazare (chap. LI).
Le Verbe, d’un mot, ressuscite son ami Lazare (chap. LI).
Le Verbe, d’un mot, ressuscite son ami Lazare (chap. li).
 
enfant !… Ensuite, vous dresserez la table, celle des grands festins… Tout le monde sera de la fête… J’ai, dans mon étable, un veau très gras… Il faudrait le tuer à l’instant même… Nous nous régalerons… Allez encore chercher des musiciens, afin que rien ne manque à cette ripaille…

En effet, on fit bombance. Le père était tellement heureux, qu’il oublia que son autre fils, l’aîné, travaillait aux champs, et qu’il aurait été convenable d’attendre son retour pour se mettre à table.

Quand l’aîné, regagnant la maison, en fut proche, il s’étonna de tout cet appareil de fête dont il entendait le concert.

— Ah çà ! qu’y a-t-il ? se disait-il en lui-même. On dîne aujourd’hui plus tôt qu’à l’ordinaire, et sans m’attendre. On fait grande liesse, et je n’en suis pas… Cela est bien étrange.

Et il interrogea les domestiques qui allaient et venaient.

— C’est votre frère qui est de retour, répondit un larbin. Votre père est dans une joie, mais dans une joie !…

— Eh bien ! il est aimable pour moi, mon père !… Comment ! il ne m’a pas seulement envoyé chercher à la ferme !… Et ça, pour ce panier percé d’Anatole, qui a boulotté sa part d’héritage avant qu’elle lui soit légitimement échue !

L’aîné n’avait pas tout-à-fait tort de se fâcher.

Du moment qu’on ne l’avait point invité à ces réjouissances, il refusa d’entrer dans la salle du banquet.

Il fallut que le papa vînt l’en prier.

— Voyons, Ernest, disait le papa, ne sois pas si susceptible… Viens trinquer avec nous à la santé de ton frère.

— Tu n’es pas raisonnable, père, et tu n’es pas juste… Voilà des années et des années que je trime à faire valoir mes propriétés… Je me donne un mal du diable, je t’obéis avec une docilité exemplaire, je suis le modèle des bons fils. Et, au contraire, ce fainéant d’Anatole, qui a toujours eu mal aux coudes, qui est incapable de gagner sa vie, c’est lui que tu choies… Tu ne m’as jamais donné un chevreau pour me régaler avec mes amis… Et, en l’honneur d’Anatole qui a dévoré avec des femmes de mauvaise vie la moitié de ton bien, tu fais tuer le veau gras, lu organises en impromptu une fête somptueuse… Non, ce n’est pas juste, cela !

— Calme-toi, Ernest… Ne sois pas jaloux de l’amitié que j’ai spécialement pour ton frère… Mon bien te reviendra après ma mort… En attendant, viens te réjouir avec nous du retour de notre Anatole !…

L’histoire ne dit pas si le fils aîné se laissa gagner par le beau raisonnement de son père. Au fait, cela importe peu. Ce qu’il est utile de constater, c’est que Jésus avait une façon assez curieuse de prêcher la justice, l’équité.

Voulez-vous une autre preuve du manque de logique du Christ ? Lisez encore cette parabole où l’approbation de la malhonnêteté est plus saillante, s’il est possible, que dans l’apologue de l’enfant prodigue :

Il y avait un homme riche qui faisait gérer ses biens par un économe ; mais cet administrateur volait impudemment son patron, grattait les livres et puisait à pleines mains dans la caisse pour satisfaire toutes ses mauvaises passions.

Le patron eut vent des infidélités de son économe.

Il le fit appeler et lui tint ce langage :

— Vous menez un train de vie qui n’est pas en rapport avec vos appointements. Vous dépensez cent fois plus que vous gagnez chez moi… Il est évident que c’est ma caisse qui paye toutes vos fantaisies… Rendez-moi donc immédiatement vos comptes, et, s’ils ne sont pas en règle, prenez garde à ma juste colère !

L’économe se retira penaud.

— Je suis pincé, se dit-il. Bien heureux serai-je si le patron se contente de me flanquer à la porte. Que faire ? Lui rendre des comptes est impossible. Profitons du peu de temps que j’ai à rester dans cette maison, pour me créer des amis qui m’hébergeront et m’inviteront à leur table quand je serai sans place. Là-dessus, il manda en toute hâte auprès de lui tous les débiteurs de son patron.

— Combien devez-vous à mon maître ? demanda-t-il au premier.

— Cent barils d’huile. Je me suis engagé à les payer à la fin du mois.

— Très bien ; le patron ne sait pas le premier mot de ses affaires. Vous lui avez souscrit un billet en payement de cent barils d’huile. Le voici, ce billet. Je le déchire. Faites-m’en, à la place, un pour cinquante barils seulement.

— Mille remercîments, dit le débiteur. À la bonne heure, il y a du plaisir à être en relations commerciales avec vous.

L’économe prit ensuite à part un second débiteur.

— Quelle est votre dette, à vous ?

— Cent mesures de froment.

— Parfait ; asseyez-vous à cette table ; signez une obligation de quatre-vingts mesures, et je déchire celle de cent. Je suis sur le point de quitter ma place, et vous comprenez qu’avant de partir, je tiens à vous obliger.

— Vous êtes on ne peut plus accommodant. Soyez persuadé que je vous saurai gré toute ma vie de votre obligeance.

Et ainsi de suite. L’économe infidèle se fit sans vergogne, de cette façon, une multitude d’amis aux dépens de son patron.

Croyez-vous, par hasard, que Jésus, en débitant cette parabole, blâmait la malhonnêteté ignoble de cet administrateur fripon ?

Au contraire, l’Évangile dit que l’économe infidèle agit sagement ; et le souverain maître, au jour du jugement, loua cet économe infidèle de ce qu’il s’était comporté en homme rempli de prudence.

Et le Christ ajoutait (c’est textuel) :

« Moi, je vous le dis : employez les richesses acquises malhonnêtement à vous faire des amis, afin que, lorsque vous viendrez à être dans le besoin, vous soyez reçus éternellement dans les maisons de ceux que vous aurez obligés. » (Luc, XVI, 1-9.)

Et voilà les théories chrétiennes en ce qui concerne la probité. On voit bien que clérical et filou sont deux mots qui ont une grande ressemblance.

Volez, volez tant qu’il vous plaira, et apportez à M. le curé une partie du produit de vos vols. Vous serez absous, et le royaume des cieux vous sera ouvert.

Pendant que nous y sommes, continuons l’examen de la morale évangélique. Saint Luc surtout est inépuisable en bons conseils du genre de ceux que nous venons de lire.

Ce qui domine dans saint Luc, c’est l’excitation du pauvre, — mais entendons-nous, du pauvre dont l’indigence est causée par la paresse, — contre le riche qui est toujours présenté aux ouailles sous un aspect défavorable.

Ainsi le patron de notre dernière parabole est peut-être un patron très bienfaisant envers ses employés. N’importe ! son économe agit admirablement en le volant. Allez donc prendre pour caissier un paroissien à qui son curé enseignera l’apologue de l’économe infidèle !

On se demande, seulement, pourquoi les prêtres courtisent tant les riches, puisqu’ils n’ont à leur adresse que des histoires déplaisantes.

Le type du riche, c’est celui de la légende de Lazare. Ce Lazare, qui n’a aucun rapport avec le frère de Magdeleine, était un fainéant de l’espèce Labre, qui se complaisait dans sa crasse et sa vermine.

Au lieu de travailler pour vivre, il allait s’accroupir à la porte des opulents.

Or, l’un d’entre eux, homme vêtu de pourpre et de lin, et qui se traitait magnifiquement tous les jours, dit l’Évangile, avait des serviteurs qui ne pensaient pas à donner seulement une miette de pain au mendiant.

Et voici que tous deux moururent. Le galeux et paresseux Lazare fut emporté par les anges dans le sein d’Abraham ; quant à l’homme riche, il fut précipité en enfer. Et, tandis qu’il cuisait dans les flammes diaboliques, il entr’aperçut un coin du ciel où se tenaient Abraham et Lazare.

Alors, il s’écria :

— Père Abraham, ayez pitié de moi, et envoyez-moi Lazare, afin qu’il trempe le bout de son doigt dans l’eau pour me rafraîchir la langue, vu que je souffre horriblement au milieu de cette fournaise.

Mais Abraham lui répondit :

— À chacun son tour, mon petit. Pendant ta vie, tu as été à la noce tout le temps, et Lazare, au contraire, est toujours demeuré pauvre comme Job. Maintenant, c’est l’inverse qui se produit : à toi, les embêtements ; à Lazare, les jouissances.

Le riche répliqua :

— Dans ce cas, puisqu’il en est ainsi, puisque avoir de la fortune sur terre est une malechance, envoyez Lazare en informer mes parents. J’ai cinq frères qui sont pourvus de biens et qui gagnent pas mal dans leur commerce ; que Lazare les prévienne de ce qui se passe une fois qu’on est mort, afin qu’ils prennent leurs mesures pour ne pas venir à leur tour dans ce lieu de souffrances.

Abraham eut un éclat de rire, et sa gaieté fut partagée par Lazare. Conçoit-on ce mauvais riche, qui s’inquiétait du sort futur de ses frères ?

« Laissez venir à moi les petits enfants ! » (chap. LII).
« Laissez venir à moi les petits enfants ! » (chap. LII).
« Laissez venir à moi les petits enfants ! » (chap. lii).
 

— Que tes parents lisent les ouvrages de Moïse et ceux des prophètes ; Lazare n’a pas à se déranger.

Le riche insista :

— Cependant, si quelqu’un d’entre les morts consentait à rendre une simple visite à mes frères, ce serait une bonne action. Bien sûr, mes frères croiraient le mort sur parole, s’imposeraient des privations, et au moins seraient-ils heureux dans l’autre vie.

Abraham haussa les épaules :

— Si tes frères ne lisent ni Moïse ni les prophètes, ils n’écouteront pas davantage les morts.

Et là-dessus le père Abraham s’esclaffa, tandis que Lazare esquissait un pied de nez à l’adresse du riche qui rôtissait de plus belle. (Luc, XVI, 19-31.)


  1. Voyez l’Évangile de saint Luc, chapitres XI et XII, pour toute cette période.