La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre LVII

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P. Fort (p. 297-302).

CHAPITRE LVII

VIANDE ET SANG QUI N’EN ONT PAS L’AIR

Entre deux bouchées de pain (sans levain), messire Jésus se prit à penser que son voisin de gauche, Judas, se disposait à lui jouer un vilain tour. Il tint à lui faire comprendre qu’il n’était pas sa dupe, et que ce serait bien volontairement qu’il se laisserait pincer.

On causait de la pluie et du beau temps.

Jésus rappela à ses apôtres que de grands événements se préparaient.

— Nous dînons bien tranquillement, n’est-ce pas ? dit-il… Eh bien, avant peu, vous en verrez de grises, et moi, le beau premier, j’en verrai de toutes les couleurs. Il y a, dans ces vieux bouquins de livres sacrés, des prophéties qui doivent s’accomplir. Or çà, apprenez que ça ne traînera pas longtemps. « Celui qui mange à ma table lèvera le pied contre moi. » Dès maintenant, je vous l’annonce, afin que, lorsque la chose arrivera, vous vous disiez : « Tiens ! il ne s’était pas mis le doigt dans l’œil, notre Jésus ! »

En disant cela, il envoya un regard de travers à Judas ; mais celui-ci fit semblant de ne pas saisir l’allusion.

— En vérité, en vérité, je vous le dis, reprit Jésus, un de vous me trahira, et il mange avec moi.

Les apôtres se regardèrent, les uns les autres, avec un étonnement profond.

— Vous voulez rire, Seigneur, dirent-ils ; nul d’entre nous ne vous trahira jamais.

— Pardon, je n’ai pas la berlue, riposta l’Oint.

— Sera-ce moi, alors ? fit chacun.

Jésus répondit :

— C’est l’un des douze. Il met la main au plat en même temps que moi. Celui-là me livrera à mes ennemis.

Il faut croire que Judas, à ce moment, ne devait pas être seul à mettre la main au plat ; car, dans ce cas, il aurait été trop clairement désigné, et les autres lui auraient fait un mauvais parti, à coup sûr.

Jésus continua ses révélations :

— Que voulez-vous ? C’est écrit là-haut. Le plan a été arrêté entre mon père et moi. Il faut que je sois sacrifié, et dans ce sacrifice, je dois être victime d’une trahison ! Pas moyen de sortir de là. Seulement, malheur à celui par qui je serai livré ! Il vaudrait mieux pour cet homme qu’il ne fût jamais né.

Judas, comme on pense, n’était pas à son aise.

— Sapristi ! se disait-il, est-ce qu’il aurait eu vent de quelque chose ?

Et, pour savoir à quoi s’en tenir au juste, il se pencha à l’oreille de Jésus et lui dit à voix basse :

— Celui qui vous trahira, patron, est-ce moi ?

Jésus lui répondit de même :

— Tu l’as dit, Judas, c’est toi.

Le nez du traître s’allongea. Il dut compter évidemment sur une divulgation plus complète et se faire un mauvais sang de tous les diables. Cependant, quand il vit que le patron gardait le silence et s’abstenait de le dénoncer à l’indignation des camarades, il reprit son aplomb ordinaire et se tint sans doute le raisonnement suivant :

— Au fait, puisqu’il a décidé lui-même que je le ferai pincer par les gardes du Temple, c’est qu’il a ses raisons pour ça, et je serais bien bon de me gêner. Il n’a pas l’air, le moins du monde, de m’en vouloir. Qui sait même s’il n’en est pas très aise au fond ? Les desseins de Dieu sont impénétrables. Je suis en ce moment l’instrument de Dieu. En attendant de remplir mon rôle conformément au plan qui a été arrêté là-haut, mangeons bien et buvons frais.

Là-dessus, il se versa une bonne rasade. Du reste, il ne se contenta pas de boire, il mangea aussi copieusement et d’un cœur léger ; bref, il fut de tous les apôtres celui qui fit le plus honneur au festin.

Comme le repas touchait à sa fin, Jésus empoigna un des pains longs qui se trouvaient sur la table, et il en cassa un morceau.

— Ah ça ! pensaient les apôtres en le regardant faire, est-ce qu’il aurait encore appétit ?… Quelle fourchette !…

Tous avaient les yeux fixés sur lui.

Il prit le morceau de pain qu’il avait cassé et dit :

— Il y a assez longtemps de cela, je vous ai déclaré que mon sang était vraiment breuvage et que ma chair était vraiment viande ; je vous annonçai qu’un jour vous boiriez mon sang et mangeriez ma chair. Ce jour est venu.

— Ah bah ! exclamèrent en chœur les apôtres, qui avaient toujours cru à une facétie du patron.

— C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire.

Les apôtres étaient stupéfaits.

— Toutefois, continua le Christ, rassurez-vous. Je ne vais pas vous inviter à boire à mes veines ni à mordre dans mes biftecks… Vous voyez ce morceau de pain ?

— Oui.

— Eh bien, c’est ce pain qui est mon corps. Il ne le paraît pas, sans doute ; mais ne vous fiez point aux apparences. Ce morceau de pain, avec son aspect d’objet de boulangerie, pourrait être débité chez le boucher d’en face : c’est ma viande. Croquez-en, vous mangerez ma chair… N’ouvrez pas, s’il vous plaît, des yeux grands comme des portes cochères ; je vous parle très sérieusement.

Là-dessus, il se tourna vers Pierre et Jean :

— « Prenez et mangez, fit-il ; ceci est mon corps ; dévorez, engloutissez, non un morceau, mais le tout. » (Textuel.)

Et il leur fit avaler à chacun un morceau de pain.

Voilà encore une scène où, nous autres, impies, nous ne voyons qu’une insanité. Les dévôts, au contraire, sont convaincus que Jésus ne se moquait pas de ses apôtres.

Citons encore Bossuet (Méditations sur les Évangiles, La Cène, 1re partie, xxive jour) ; ce passage vaut la peine d’une reproduction textuelle :

« Dans le transport de l’amour humain, qui ne sait qu’on se mange, qu’on se dévore, qu’on voudrait[1] s’incorporer en toutes manières…, enlever jusqu’avec les dents ce qu’on aime, pour le posséder, pour s’en nourrir, pour s’y unir, pour en vivre ? Ce qui est fureur, ce qui est impuissance dans l’amour corporel, est vérité et sagesse dans l’amour de Jésus ! Prenez, mangez ; ceci est mon corps ; dévorez, engloutissez, non un morceau, mais le tout. »

Puis, avec sa coupe, l’Oint recommença le même exercice :

— Buvez-en tous ; cela semble du vin, et c’est mon sang. C’est le sang qui sera versé pour vous. Ne faites donc pas les dédaigneux. Buvez, mes amis, buvez mon sang ; il a un goût exquis.

Les apôtres étaient rassurés.

De ce sang-là, ils en auraient bu des litres. Aussi, aucun d’entre eux ne se fit répéter l’invitation.

Le sacrement de l’Eucharistie était désormais institué. Tel est, en effet, le fragment de l’Évangile dont messieurs les curés catholiques ont pris texte pour se donner chaque matin l’occasion de licher un verre de vin blanc, histoire de tuer le ver, tout en ayant l’air d’exécuter un tour de force au-dessus de l’intelligence des simples humains.

Jésus avait ajouté :

— Quand je ne serais plus parmi vous, et que vous voudrez penser à votre cher patron, vous répéterez l’exercice que vous venez de me voir faire et vous agirez ainsi en souvenir de moi.

Il faut croire que le fils du pigeon glissa encore une allusion au traître qui se trouvait dans la salle ; car Pierre voulut en avoir le cœur net. À ce moment, dit l’Évangile, Jean, celui que Jésus aimait, s’était allongé sur le lit de table, et sa tête reposait sur le cœur du patron.

Pierre, de pousser le coude à Jean et de lui souffler ces mots :

— Puisque tu es dans ses petits papiers, demande-lui donc quel est celui d’entre nous qui le trahira.

Jean se pencha alors vers Jésus et l’interrogea tout bas.

Messire Christ répondit, sans que personne autre que Jean put l’entendre :

— Le traître est celui à qui je présenterai un morceau de pain trempé dans le plat.

Judas ne se doutait pas que le patron allait cette fois le désigner catégoriquement à l’un des apôtres. Jésus lui offrit le morceau de pain trempé, et il le prit.

— Oh ! la canaille ! dut penser Jean.

Mais le disciple bien-aimé garda son indignation pour lui ; car il n’est dit nulle part qu’il dénonça le faux-frère.

Cependant, le temps s’écoulait, la nuit épaississait ses voiles. Jésus avait hâte d’en finir.

Il dit à Judas :

— Tu sais, puisque tu as affaire au dehors, mieux vaut ne pas lambiner.

— Quoi ! Seigneur, c’est vous qui me dites… ?

— Parfaitement. Allons, va où tu as à aller, et du leste !

Les disciples entendirent ces derniers mots ; mais, comme Judas était chargé de la bourse de la communauté, ils pensèrent que Jésus lui donnait une commission relative à quelque achat en vue de la fête.

Jean, seul, put comprendre ce qui se passait. Il vit, aussitôt le pain reçu, le traître se lever de table et disparaître. Judas, n’ayant plus aucun scrupule, fila prestement en fredonnant entre ses dents :

 

Marie, trempe ton pain,
Marie, trempe ton pain dans la sauce !
Marie, trempe ton pain,
Marie, trempe ton pain dans le vin !

 

Je ne garantis pas l’exactitude absolue de la chanson ; mais tout porte à croire que l’Iscariote, voyant que Jésus le prenait du bon côté, n’effectua point une sortie lugubre.

Après son départ, on causa encore quelque peu.

Jésus adressa aux apôtres ses dernières recommandations ; il les appela « ses petits enfants » et leur parla « d’un endroit où il avait à aller et où personne ne pourrait le suivre. »

Pierre, qui avait convenablement levé le coude tout le temps du repas, était assez échauffé.

— Un endroit où nous ne pourrons pas vous suivre ? s’écria-t-il… Il n’en existe pas sur terre… Quant à moi, je jure bien de ne point vous abandonner… Partout où vous irez, j’irai. Partout où vous serez, Pierre sera… C’est à la vie et à la mort… Mille tonnerres ! dites un mot, et je me fais tuer pour vous !

Le fils du pigeon haussa leurs épaules :

— Tudieu ! répliqua-t-il, quel enthousiasme !… Heureusement, je connais ça… Si je ne comptais que sur toi, mon pauvre Pierre, mes ennemis auraient beau jeu… Je n’ai à compter sur personne… Mon sacrifice est résolu… j’y suis préparé…

— Mais, nom d’un petit bonhomme ! insista Pierre, il n’y a

L’ange de Gethsémani présente le calice d’amertume (chap. LVIII).
L’ange de Gethsémani présente le calice d’amertume (chap. LVIII).
L’ange de Gethsémani présente le calice d’amertume (chap. lviii).
 
pas de sacrifice qui tienne ; je suis prêt à aller avec vous en prison et à la mort !

— Non, Pierre, je t’en prie, pas de vaines fanfaronnades !…

— Seigneur, vous êtes dur…

— Écoute bien… Avant que le coq ait chanté, tu m’auras aujourd’hui même renié trois fois.

— Ça, par exemple !…

— Ce que j’ai dit, Pierre, je le maintiens.

Pierre ne trouva plus rien à riposter et courba la tête. Il se promit seulement de montrer au patron qu’il se trompait joliment sur son compte et qu’il l’avait jugé très mal. Jésus demanda encore à ses apôtres :

— Quand je vous ai envoyés par les montagnes de la Galilée, sans sac, sans bourse, sans chaussures, vous a-t-il manqué quelque chose à part ça ?

— Rien, Seigneur.

— Eh bien, maintenant, que celui qui a un sac ou une bourse les prenne ; que celui qui n’a rien vende tout, jusqu’à son vêtement, pour pouvoir acheter une épée ; car il va y avoir du grabuge. C’est pour le coup, à présent, que la prophétie d’Isaïe va se réaliser !…

— Quelle prophétie ?

— Celle où il est dit que le Messie sera mis au rang des scélérats.

— N’ayez crainte ; nous sommes en mesure de vous défendre. Voyez, nous avons deux épées.

— Oh ! c’est bien plus qu’il n’en faut.

Et il ajouta :

— Maintenant, en voilà assez. Allons prendre l’air. (Matthieu, XXVI, 21-29 ; Marc, XIV, 18-25 ; Luc, XXII, 19-23 ; Jean, XIII, 23-38.)


  1. Comment l’évêque Bossuet savait-il cela ?