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La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre LVIII

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P. Fort (p. 302-308).

CHAPITRE LVIII

QUAND LE VIN EST TIRÉ, IL FAUT LE BOIRE

— Maintenant, allons prendre l’air, avait dit Jésus.

Les disciples sortirent avec le Maître. Il faisait un temps superbe. L’Oint prit la route qui conduisait à la montagne des Oliviers.

En chemin, il s’entretenait avec ses apôtres. Tandis qu’il leur parlait beaucoup de son père qui était aux cieux, Philippe, qui était curieux comme une pensionnaire de couvent, lui demanda :

— Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de le voir, ce père, au sujet duquel vous causez tant ?

— Regarde-moi, Philippe, dit Jésus.

— Bien, Seigneur, je vous regarde.

— Et qui vois-tu ?

— Bédame ! c’est vous que je vois.

— Parfaitement répondu, mon ami. Or ça, apprends que quiconque me voit…

— Eh bien ?

— … voit en même temps mon père.

— Du moment que vous me l’affirmez, je vous crois.

Jésus, qui ne faisait qu’un avec son père (lequel, par parenthèse, n’était pas son père, puisque le vrai papa, c’était le pigeon), Jésus, dis-je, se compara aussi à une vraie vigne. C’est l’évangéliste Jean qui nous rapporte ce discours, lequel fut son dernier speech.

— Je suis la vraie vigne, déclara l’ex-charpentier.

Il paraîtrait, d’après cela, que toutes les vignes ne sont pas des vignes ; il y en a de vraies, et il y en a de fausses. Jésus était dans la catégorie des vignes pas postiches.

— Je suis la vraie vigne, dit-il donc, et mon père est un vigneron. En ma qualité de vigne vraie, j’ai des branches ; mais toutes mes branches ne portent pas de fruits. Eh bien, mon père coupera toutes celles de mes branches qui n’auront pas de raisin. Pour être une branche productive, il faut tenir au cep de la vigne. Mes amis, puisque vous êtes mes branches, tenez à mon cep[1]. Quant aux branches qui ne tiendront pas à mon cep, elles seront jetées au feu, comme de vieux sarments inutiles.

Quel beau discours ! quelles magnifiques paroles dans la bouche d’un dieu ! et quelle splendide chose que la religion ! — Ceux de mes lecteurs qui désireront savourer en entier cette page d’éloquence la trouveront dans l’évangile de Jean, chapitres XV et XVI.

Jésus conclut ainsi :

— J’ai encore bien des choses à vous dire ; mais le temps presse, et, du reste, vous n’êtes pas de force à supporter tout le poids de mes paroles.

Les apôtres et le patron étaient arrivés près du pont inférieur, sur lequel la route de Gethsémani traverse le torrent du Cédron. Jésus adressa encore une invocation à son père et franchit le pont. Il se trouvait alors au pied de la colline. Là, il y a, de nos jours encore, un maigre jardin où sont sept oliviers ; les pèlerins catholiques qui vont à Jérusalem ont la conviction que ces sept arbres datent de l’époque où l’Évangile fait mourir le fils Bon-Dieu. C’est cet endroit qui se nomme Gethsémani, mot hébreu qui signifie : le pressoir des olives.

Jésus invita les disciples à s’asseoir.

— Je n’ai pas de siège à vous offrir, leur dit-il ; mais asseyez-vous par terre et causez entre vous en attendant. Je vais prier de mon côté, et pour cela j’ai besoin d’être seul. Dans un moment, je suis à vous.

Puis, après un moment de réflexion, il reprit :

— Vous êtes onze ; c’est trois de trop. Restez huit à causer ; je prends avec moi Pierre, Jacques et Jean, pour me tenir compagnie.

Les trois apôtres, ainsi désignés, quittèrent leurs camarades et vinrent avec lui.

À cet instant, — les évangélistes sont d’accord sur ce point, — Jésus sentit une angoisse pareille aux frissons de l’agonie.

Il dit à Pierre, Jacques et Jean :

— Je ne sais pas ce que j’ai, je me sens bien mal à mon aise…

— C’est peut-être la digestion qui ne se fait pas, observa Pierre.

— Non, je vois ce que c’est…

— Quoi alors, Seigneur ?

— C’est que mon heure est tout à fait venue, cette fois-ci… Sapristi ! que cela va donc mal !…

— Patron, pouvons-nous vous soulager ?

— Mes amis, je vous annonce que mon père va me faire servir par un de ses anges une coupe dont le contenu sera bien amer. Tout ce que vous pouvez pour moi, c’est d’en boire un peu… Mais, n’y songeons pas… La coupe des douleurs est pour le moment réservée à moi seul…

En disant cela, il était triste comme un bonnet de nuit.

C’est l’Évangile qui l’affirme :

« Jamais ses disciples n’avaient vu en lui pareille tristesse ; l’effroi, l’abattement, une sorte de stupeur s’étaient emparés de son âme. » (Marc, XIV, 33.)

Cette description aurait pu être remplacée par ces mots :

« Il avait un trac abominable. »

Il arrêta ses compagnons.

— Mon âme, murmura-t-il, est triste jusqu’à la mort : demeurez ici, veillez et priez.

Puis, s’étant éloigné de la longueur d’un jet de pierre (Luc, XXII, 41), il se mit à genoux et se prosterna la face contre terre.

— Ô mon père, mon père ! cria-t-il au papa Sabaoth, je crois qu’en acceptant de venir me faire escoffier sur terre, j’ai trop présumé de mes forces. J’ai voulu m’offrir une passion, un supplice agrémenté de quelques horions ; mais, maintenant qu’il s’agit de subir ce supplice, cette passion, je voudrais bien être resté au ciel et ne jamais m’être fait incarner par mon copain le Saint-Esprit.

Un ange descendit du ciel, apportant le calice d’amertume. Jésus poussa un soupir de désespoir.

— Voyons, fit l’ange, c’est toi qui l’as voulu ; personne ne t’obligeait à te fourrer dans la peau d’un homme pour y éprouver les désagréments que tu sais. À présent, toutes ces douleurs que tu vas endurer sont inscrites sur le livre du destin. Impossible de t’y soustraire.

— Ô mon père, mon père ! parce que j’ai été si godiche, ce n’est pas une raison pour que vous n’ayez pas pitié de moi !… Mon père, mon père, je vous en conjure, déliez-moi de mes engagements !…

Et, de la main, il écartait la coupe que l’ange lui tendait ; et l’ange répliquait :

Vive indignation de Caïphe, déchirant ses vêtements (chap. LX).
Vive indignation de Caïphe, déchirant ses vêtements (chap. LX).
Vive indignation de Caïphe, déchirant ses vêtements (chap. lx).

— Ta passion, Jésus, est une traite que tu as souscrite ; l’échéance est venue ; il faut que tu fasses honneur à ta signature. Si tu ne passes pas par tous les désagréments que tu t’es engagé à subir, tu seras déclaré en faillite.

— Hélas ! gémissait le dieu-homme, ce serait le déshonneur… Il vaut mieux que je boive à cette coupe, si amère qu’elle soit… Ô mon père, mon père, que votre volonté s’accomplisse, et non la mienne !

L’ange approcha de ses lèvres le calice d’amertume et lui en fit avaler une gorgée.

— Pouah ! que c’est mauvais !

Et il se leva, en exprimant de la bouche une grimace horrible. « Il retourna alors vers ses disciples, cherchant quelque allègement à sa peine ; mais ce ne fut que pour sentir plus vivement la solitude et l’abandon. »

Pierre, qui avait tant fait ses embarras quelques heures auparavant, ronflait comme une toupie d’Allemagne. Jacques, qui se disait si vaillant, et Jean, le disciple bien-aimé, l’imitaient, et leurs ronflements sonores répondaient à ceux de Simon-Caillou. C’était un trio qui, pour tout autre que Jésus, aurait été très divertissant à entendre.

— Eh bien, en voilà, des fumistes ! se dit Jésus. Je leur avais demandé de ne pas me laisser prier seul et de me soutenir par leur présence. Ils avaient l’air d’être animés d’un beau zèle, et je ne les ai pas plus tôt quittés qu’ils se sont mis à roupiller. Ils se prétendent courageux… Quelle présomption !… Ça, des hommes ?… Ce sont tout au plus des marmottes !…

Il secoua Pierre de la belle façon.

— Simon, tu dors ?

Pierre se réveilla et se frotta les yeux.

— Qu’est-ce que c’est ? qui va là ? que me veut-on ?

— C’est moi ton Seigneur et ton Dieu… C’est moi, Jésus…

— Oui, je sais… Et vous désirez ? Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Rien. J’étais venu voir seulement si tu avais triomphé du sommeil, si tu veillais, si tu priais, ainsi que je te l’avais dit…

— Parfaitement, Seigneur… Je veille… je prie… je pense à vous.

— Blagueur ! tu poussais des ronflements à couvrir le bruit du tonnerre, s’il faisait un orage…

— Ma parole, Seigneur ! je venais à peine de m’assoupir.

— Va conter cela à d’autres !…

— Patron, je vous jure…

— Ne jure pas, tu agraverais ta faute… Et tes compagnons, dorment-ils, eux aussi ! De beaux disciples que j’ai là !…

Il les réveilla à leur tour et les gourmanda :

— Veillez et priez, vous dis-je ! J’ai absolument besoin de vous sentir là. Veillez, afin de ne pas tomber dans la tentation.

Pierre aurait pu répliquer :

— Si nous dormons, nous ne risquons pas d’y tomber.

Mais il ne répliqua rien.

— L’esprit est prompt et la chair est faible, ajouta Jésus en retournant à son poste.

Il paraît qu’il n’avait pas vidé complètement le fameux calice d’amertume.

Une fois remis en présence de cette coupe désagréable, le dieu-homme recommença ses façons et ses grimaces.

— Oh ! la la, quelle corvée !… Si j’avais su ce qui m’attendait en m’incarnant dans le sein de ma maman vierge, je n’aurais jamais commis cette sottise… J’entrevois l’avenir ; les humains ne me sauront aucun gré de mon sacrifice… Ô mon père, mon père, épargnez-moi ce breuvage horrible !

Mais l’ange était là, tenant à la main la fatale coupe.

— Bois donc, Jésus, bois ! Puisqu’il te faut en passer par là, plus tôt cela sera fini, mieux cela vaudra. On ne meurt qu’une fois, après tout.

— Oui, bel ange, c’est pour me dorer la pilule que tu me dis cela ; tu n’en penses pas un traître mot.

Et le frisson le secouait. Enfin, il reprit un peu de courage.

— Ô mon père ! clama-t-il, si ce calice ne peut passer sans que je le boive, que votre volonté soit faite !

Il lampa encore une forte gorgée, de façon à ne laisser au fond du calice que la lie de la liqueur amère.

Quand il revint auprès de ses disciples, ils étaient aussi endormis que la première fois. Il lui fallut de nouveau les réveiller et leur faire honte de leur conduite. « Ils ne surent que lui répondre », dit l’évangéliste Marc.

Jésus s’éloigna pour la troisième fois. L’ange était toujours là, exigeant que le fils du pigeon bût le calice jusqu’à la lie. Pour le coup, c’était trop mauvais. L’ange découvrit à Jésus toutes les avanies auxquelles il allait être exposé, et celui-ci déclara que de les supporter serait au-dessus de ses forces. Il tomba en pâmoison ni plus ni moins qu’une jolie femme qui a ses nerfs ; il fit le saut de carpe durant un bon quart d’heure.

— C’est trop, c’est trop, ô mon père ! hurlait-il en se tordant.

Et il fut comme un malade que l’agonie prend à la gorge.

« Il lui vint, dit l’évangéliste Luc, une sueur de gouttes de sang qui tombaient à terre. »

L’ange était impitoyable.

— Liche tout ! dit-il, en l’obligeant à ingurgiter la lie du breuvage amer.

Enfin, papa Sabaoth eut pitié de monsieur son fils. Quand il ne resta plus une goutte au fond du calice, il envoya une inspiration à l’ange.

Jésus était anéanti.

L’ange lui glissa ces mots dans le tuyau de l’oreille :

— Que t’es bête de te faire tant de mauvais sang pour quelques horions que tu vas recevoir !… Si tu étais un simple particulier, évidemment rien ne serait plus désagréable… mais tu es dieu… L’as-tu déjà oublié ? Tu ne souffriras donc qu’autant que tu voudras… Et même, si cela peut arranger les choses, tu pourras, tout en ayant l’air de souffrir, ne rien souffrir du tout.

Jésus, cette fois, se releva triomphant. Il remercia l’ange de lui avoir rappelé sa toute-puissance, et il dit avec un geste noble :

— À présent, je me sens en mesure de braver tous les supplices.

Il revint une troisième fois à ses disciples qui roupillaient tout comme les fois précédentes, les réveilla encore :

— Incorrigibles que vous êtes ! fit-il. Allons, mettez-vous sur pied. Celui qui doit me trahir n’est pas loin. (Matthieu, XXVI, 36-46 ; Marc, XIV, 32-42 ; Luc, XXII, 40-46 ; Jean, XV, 1-27 ; XVI, 1-33 ; XVII, 1-26.)


  1. C’est sans doute de là que vient l’expression amicale ma vieille branche.