La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre LXIII

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P. Fort (p. 325-331).

CHAPITRE LXIII

DE PILATE À HÉRODE, ET RÉCIPROQUEMENT

— Gardes, en avant ! au palais du gouverneur ![1] commanda le capitaine.

On se mit en marche pour se rendre au prétoire de Ponce-Pilate. Les prêtres étaient appelés au Temple par le sacrifice du matin ; le reste des assistants forma autour de Jésus un long cortège qui, en traversant la ville, se grossit au fur et à mesure de tous les curieux.

Les habitants commençaient à se lever et à se rendre à leur travail.

Les marchands de carottes et de choux-fleurs, les ramoneurs, les vendeuses de mouron pour les petits oiseaux, les fruitières qui allaient au marché, les laitiers qui transportaient leurs boîtes-au-lait, les épiciers qui ouvraient leur boutique, tout Jérusalem en un mot abandonna ses occupations et accompagna le prisonnier au palais du gouverneur ; tous étaient avides de suivre les diverses péripéties de l’événement.

Jésus fut introduit dans une des salles. On l’y laissa seul, un moment, tout en gardant les portes. Pilate se rendit auprès de lui. Lié et piteux comme il était, le fils du pigeon n’avait pas alors l’air dangereux, et Pilate, qui était un bon diable de procurateur, en eut pitié. Il avait entendu parler des prédications de l’individu, de ses excitations à la révolte contre la domination romaine ; mais il n’avait désiré sévir que lorsqu’un soulèvement se serait produit.

Il considéra donc quelques instants l’ex-charpentier et vint ensuite demander aux Juifs :

— Quelle accusation portez-vous contre cet homme que vous avez amené dans mon prétoire ?

Alors la litanie des griefs des Israélites commença :

— C’est un imposteur !

— Un homme de mauvaise vie !

— Il s’est opposé à l’exécution de nos lois contre les femmes adultères !

— Il viole le repos du sabbat !

— Il se fait entretenir par des femmes galantes !

— Il excite la foule contre le gouvernement !

— C’est un vagabond !

— C’est un maraudeur !

— Il a volé un âne !

Etc., etc., etc., etc.

— Fort bien, répondit Pilate ; mais je n’en ai que faire, de votre prisonnier. Gardez-le et punissez-le conformément à vos lois.

— Mais, répliqua un docteur de la synagogue, plusieurs des crimes qu’il a commis sont passibles, suivant notre code, de la peine capitale ; et vous savez que, depuis notre annexion à l’empire romain, nous n’avons plus le droit d’exécuter une sentence de mort sans qu’elle soit confirmée par le représentant de César.

— Au reste, ajouta quelqu’un qui, sans aucun doute, était un percepteur de tribut, cet homme est un séditieux ; en mainte circonstance, il a conseillé de ne pas payer l’impôt, disant que c’était lui le Roi, se donnant pour un Messie, un Christ chargé d’affranchir la Judée.

— Soit, je vous demande alors un moment ; je vais l’interroger.

Et le procurateur retourna vers Jésus.

— Voyons, lui dit-il, as-tu réellement la prétention d’être le roi des Juifs ?

Jésus répondit :

— Est-ce de vous-même que vous m’adressez cette demande, ou bien sont-ce mes ennemis qui m’ont accusé auprès de vous de prétendre à la royauté ?

La nature humaine agissant, Christ éludait la question.

Pilate eut un mouvement d’impatience :

— Je me soucie bien peu de tes ennemis ! Je suis romain, et non pas juif. Je n’épouse pas vos querelles, à vous autres, israélites… Ta nation et les pontifes t’ont livré à moi ; qu’as-tu fait ?

Jésus se garda bien de répondre.

— Mais enfin, qu’est-ce que cette royauté à laquelle on t’accuse de prétendre ?

— Ma royauté n’est pas ici. Si mon royaume était de ce monde, mes gens auraient combattu pour m’empêcher de tomber entre les mains des Juifs.

— Alors, tu es un monarque sans royaume ?

— Je vous le répète, mon royaume n’est pas ici.

— Où qu’il soit, tu te dis souverain. Es-tu donc roi ?

— Vous l’avez dit, je le suis.

Pilate se demanda s’il n’était pas en présence d’un fou. Il alla auprès des chefs du peuple.

— Votre prisonnier, fit-il, ne m’a pas l’air de mériter la potence.

Ce fut une explosion de cris dans toute la foule.

— Oui, oui, il mérite la mort !

Et les accusations les plus graves furent vociférées de nouveau.

Le gouverneur, ayant fait alors amener Jésus, lui dit :

— N’entends-tu pas de combien de choses ils t’accusent ?

L’ex-charpentier garda le silence. L’accusation d’excitation à la révolte ayant été formulée de nouveau, Pilate demanda :

— Où a-t-il prêché la sédition ?

— Partout, depuis la Galilée jusqu’ici.

Ce mot de Galilée fut un trait de lumière pour le procurateur, qui ne tenait pas à prendre une responsabilité dans ce procès.

— Jésus, fit-il, serais-tu galiléen, par hasard ?

— Parfaitement.

— Allons, messieurs, conclut Pilate en se tournant vers les chefs du peuple, cette affaire n’est pas de mon ressort. Elle concerne spécialement Hérode. Reprenez votre homme, et qu’il aille se faire pendre par Hérode ; moi, je ne m’en mêle pas.

Voilà Jésus conduit chez le tétrarque. Hérode avait entendu parler de messire Christ. L’évangéliste Luc nous apprend « qu’il eut grande joie de faire sa connaissance ; car il espérait lui voir accomplir quelque miracle. » Malheureusement, ce jour-là, Jésus ne se sentait pas disposé à accomplir le moindre prodige. Hérode eut beau le supplier ; l’ex-charpentier, qui d’un mot aurait pu transporter quelques montagnes, ne dit rien et ne fit rien du tout.

Hérode pensa comme Pilate que le prisonnier avait tout simplement le timbre un peu fêlé, et qu’il ne pouvait pas être responsable des paroles séditieuses dont on l’accusait.

Il le fit revêtir d’une robe blanche, qui était le costume réglementaire des maisons d’aliénés ; après quoi, il le renvoya à Pilate.

Le gouverneur en avait par-dessus la tête.

— Vous m’avez présenté cet homme, dit-il aux princes des prêtres, en l’accusant de soulever le peuple. Je l’ai interrogé, il ne m’a pas paru dangereux du tout. De même, Hérode, à qui je l’ai envoyé, ne l’a pas trouvé digne de mort.

Les pontifes juifs, qui avaient fini leurs sacrifices au Temple et qui étaient revenus auprès de Pilate, accueillirent cette déclaration par des murmures. Il leur fallait à tout prix la mort du Nazaréen. On sait que les prêtres ont, de tout temps, été cruels.

Ponce Pilate, entendant leurs murmures, crut les apaiser en ajoutant :

— Pour punir les quelques infractions dont ce Jésus s’est rendu coupable, je le ferai fesser ; mais ensuite, je le renverrai.

— Non, non, crièrent tous les curés de Jérusalem, nous ne l’entendons pas ainsi ; d’après nos lois, il doit être mis à mort ; il faut qu’il meure !

Le procurateur eut alors une idée qui prouve bien ses sentiments d’humanité. Il se souvint fort à propos qu’aux époques de la Pâque les représentants de Rome, pour marquer leur clémence, avaient coutume de rendre la liberté à un prisonnier.

Il envoya quérir au fond de la prison le criminel le plus abominable qui se trouvait à ce moment sous les verroux. C’était un nommé Barabbas, qui avait accompli tous les forfaits possibles et impossibles.

Voilà quel était le plan de Pilate :

— Je vais montrer à la foule, pensa-t-il, Jésus et Barabbas, et je demanderai : « Qui voulez-vous que je délivre ? » Les prêtres en veulent à Jésus ; mais, dans le peuple, on doit avoir une plus grande horreur de Barabbas. En outre, puisque tout Jérusalem se presse à cette heure autour de mon palais, si ce Jésus a réellement opéré d’innombrables guérisons, comme le racontent ses disciples, tous les anciens boiteux, borgnes, aveugles, lépreux et paralytiques qu’il a guéris, vont lui faire un véritable triomphe.

L’idée était superbe.

Mais, — hélas ! hélas ! hélas ! — Pilate comptait sans l’ingratitude humaine. Il ne se doutait pas que les ex-boiteux, ex-borgnes ; ex-culs-de-jatte, etc., seraient les premiers à réclamer la mort de leur guérisseur ou tout au moins feraient chorus avec les ennemis de Jésus.

Il n’y eut qu’un cri dans tout le peuple, quand Pilate lui présenta à la fois Jésus et Barabbas :

— Délivrez Barabbas ! crucifiez Jésus !

L’expérience était concluante. En vain, la femme de Pilate, Mme Claudia Procula, qui s’intéressait au fils du pigeon, envoya-t-elle un message au procurateur pour lui dire : « — Ne vous mêlez pas de cette affaire ; j’ai eu cette nuit un cauchemar affreux à cause de ce Jésus, et c’est mauvais signe. » — Pilate pensa que, en présence d’une manifestation aussi unanime et aussi décisive, il n’avait plus à hésiter.

Il fit dégager Barabbas de ses chaînes, déclara aux Juifs qu’il les autorisait à traiter Jésus comme il leur plairait, et, pour bien démontrer qu’il s’en lavait les mains, il fit apporter un pot-à-l’eau et une cuvette et joignit l’action à la parole.

Pendant ce temps, les soldats fouettaient Jésus, à la grande joie du peuple. Des docteurs du catholicisme, pour attendrir les masses, parlent d’une flagellation horrible : Jésus, dépouillé de ses vêtements, mis nu jusqu’à la ceinture, attaché à une colonne, déchiré à coups de corde, de verges et de nerfs de bœuf. On pourrait leur répondre que les tortures de l’Inquisition ont été bien autrement épouvantables que la flagellation du Christ, à qui on n’a arraché aucun membre, dont on n’a pas broyé les os dans des tenailles, qu’on n’a pas inondé d’huile bouillante ou de plomb fondu, à qui l’on n’a pas brûlé les seins avec de la poix enflammée, dont on n’a pas rétréci le crâne avec un étau spécial, à qui l’on n’a pas versé de pleins arrosoirs d’eau,

« Consommatum est » (chap. LXV).
« Consommatum est » (chap. LXV).
« Consommatum est » (chap. lxv).
 
goutte à goutte, dans la bouche tenue ouverte par un appareil, et garnie d’une éponge ou d’un linge fin ; on pourrait dire encore que les prêtres juifs ne coupèrent pas les poignets à Jésus, ne lui écrasèrent pas les pieds dans des brodequins de torture, ne lui découpèrent pas sur le dos des lanières de chair, ne l’assirent pas sur un tabouret à pointes aiguës, ne lui disloquèrent pas les bras, ne le suspendirent pas par les ongles ; l’homme de Nazareth, qui était en même temps dieu, qui avait sa nature divine à sa disposition pour ne rien endurer si ses souffrances avaient excédé les forces humaines, souffrit donc moins que les martyrs de la libre-pensée, tourmentés par les prêtres catholiques.

Mais nous ne répondrons pas cela aux curés modernes. Nous leur dirons simplement, les Évangiles en main, que c’est leur imagination qui leur a fait voir leur Christ flagellé, comme ils le racontent, jusqu’au sang, jusqu’au déchirement des chairs.

Évangile de Matthieu (XXVII, 26) : « Alors Pilate leur délivra Barabbas, et, ayant fait fouetter Jésus, il le remit entre leurs mains. »

Évangile de Marc, XV, 15) : « Enfin, Pilate, voulant satisfaire le peuple, leur délivra Barabbas, et, ayant fait fouetter Jésus, il le remit entre leurs mains. »

Luc est absolument muet sur cet incident.

Évangile de Jean (XIX, i) ; « Pilate prit donc Jésus et le fit fouetter. »

Ce supplice célèbre, dont la narration fait tant gémir de sensibles dévotes lors des sermons de la semaine sainte, se trouve donc réduit aux proportions d’une fessée. Il ressort, du reste, du récit même des évangélistes, que, si la populace de Jérusalem et les prêtres juifs voulaient la mort de Jésus, d’autre part les soldats se sont bornés à des grossièretés, à des brutalités, surtout à des moqueries, et qu’ils ne se sont pas livrés à des raffinements de barbarie ; quatre claques sur le derrière, en marque de mépris, voilà quelle a été toute la flagellation.

Et Pilate, afin d’englober dans sa raillerie les Israélites eux-mêmes, laissa à Jésus la robe blanche de fou dont Hérode l’avait revêtu, y ajouta un manteau de laine rouge, mit un roseau entre les mains du prisonnier, le fit coiffer d’une couronne de joncs tressés avec quelques chardons[2], et le présenta aux Juifs, ainsi accoutré, en disant :

— Voilà l’homme ! voilà votre roi !

Les soldats poussaient l’ex-charpentier sur l’estrade, et, pour le rendre plus ridicule, ils lui prenaient son roseau des mains et lui en donnaient quelques coups sur la figure.

Pilate, s’étant bien lavé les mains, dit une dernière fois au peuple :

— Je vous en préviens bien ; je ne m’oppose pas à l’exécution de cet homme, puisque vous l’avez jugé et que vous êtes unanimes à le trouver coupable de mille crimes ; mais ce n’est pas moi qui le condamne, c’est vous. S’il est innocent, que son sang retombe sur vos têtes !

— Accepté ! accepté ! clama la foule ; que son sang retombe sur nous et nos enfants !

En lui-même, Jésus dut penser que son sang ne retomberait sur personne, puisqu’il était venu le verser sur terre précisément pour racheter les péchés passés, présents et futurs de tous les humains.

Il était alors entre dix heures et demie et onze heures du matin. Rien ne s’opposait donc plus dès lors à l’exécution du condamné. (Matthieu, XXVII, 2-31 ; Marc, XV, 1-20 ; Luc, XXIII, 1-25 ; Jean, XVIII, 28-40, XIX, 1-16.)


  1. J’ai employé ici le terme dont se sert l’Évangile pour qualifier Pilate, mais ce titre de gouverneur que lui donne Matthieu est une preuve de la fausseté du document évangélique, fabriqué au deuxième siècle par un ignorant. En effet, Pontius Pilatus, administrateur romain, n’a jamais été gouverneur, mais seulement procurateur, c’est-à dire intendant de la Judée pour le recouvrement des impôts réservés au César, avec le droit de veto dans le cas de condamnation capitale prononcée par les tribunaux du pays. Le procurateur Pilate, successeur du procurateur Valerius Gratus, était sous la dépendance du gouverneur de Syrie, Lucius Vitellius, qui seul portait alors le titre de gouverneur et ne résidait pas à Jérusalem.
  2. Cette fameuse couronne d’épines, c’est l’archevêque de Paris qui prétend la posséder. Elle est à Notre-Dame où on la montre, moyennant finances, c’est tout bêtement un cercle de joncs marins sans épines du tout.