La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre XXI

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P. Fort (p. 80-85).

CHAPITRE XXI

NICODÈME

Vous n’avez pas oublié cette ambassade de pharisiens que le Sanhédrin envoya auprès de Jean-Baptiste. Vous vous rappelez que ces délégués revinrent à Jérusalem avec la conviction bien arrêtée que le mangeur de sauterelles des bords du Jourdain était parfaitement toqué.

Eh bien, la vérité m’oblige à dire que, parmi ces pharisiens, il s’en trouva un qui ne sut pas au juste à quoi s’en tenir.

Il ne dit rien ; mais, en rentrant chez lui le soir, il se posa en lui-même toute une série de points d’interrogation.

— Ce Jean est-il un vulgaire illuminé ? ou bien est-il réellement inspiré de Dieu ? Est-ce un farceur qui bat la campagne ? ou bien est-ce un prophète bon teint ? Prophète, il nie l’être ; il nie être Élie ; il vide des baquets d’eau sur la tête des gens, et il annonce l’arrivée d’un monsieur dont il se proclame indigne de dénouer les cordons des souliers. Ce monsieur est-il arrivé ? viendra-t-il ? ou ne viendra-t-il pas ? Faut-il croire ce Jean ? ou faut-il ne pas le croire ? Dois-je faire un rapport concluant à ce que cet étrange individu soit enfermé dans un hospice d’aliénés ? ou bien dois-je aller me prosterner devant lui et implorer l’honneur de recevoir son baquet d’eau sur mon occiput ?

Le pharisien en question était on ne peut plus perplexe.

Il s’appelait Nicodème. Son nom est resté. Quand on veut traiter quelqu’un d’imbécile, on lui dit : — Eh ! va donc, Nicodème !

Nicodème vivait sur des charbons ardents, depuis qu’il avait vu Jean-Baptiste.

Il regardait en dessous son valet de chambre, son jardinier, son cuisinier, son cocher, et disait :

— C’est peut-être celui-là qui est le Messie ! Je l’emploie à mon service, et je ne suis pas même digne de dénouer les cordons de ses souliers !

Puis, après avoir longuement considéré son homme, il reprenait, toujours en son for intérieur :

— Nicodème que je suis ! Qu’est-ce que viendrait faire un Messie à cette heure ? Jamais le culte du Seigneur n’a été si prospère, jamais la dévotion n’a été si fervente. Chaque année, aux fêtes de la Pâque, le Temple est encombré de pèlerins venus de tous les coins et recoins de la Judée. Que diable ! la foi ne se meurt pas, le Messie viendra plus tard.

Terrible colère de Jésus, chassant les vendeurs du Temple (chap. XX).
Terrible colère de Jésus, chassant les vendeurs du Temple (chap. XX).
Terrible colère de Jésus, chassant les vendeurs du Temple (chap. xx).
 

La nuit, quand il était bien étendu mollement dans son lit, voilà que le doute se mettait de nouveau à envahir son âme, et il s’endormait en pensant à Jean-Baptiste.

En plein sommeil, sa femme était réveillée par une douleur aiguë : c’était Nicodème qui mordait à pleines dents dans le bras de madame.

— Ah ! çà, Nicodème, vous devenez fou ?

— Pardon, mignonne, je rêvais que Jean m’administrait le baptême dans le désert et que je mangeais des sauterelles.

Ce n’était plus une existence tenable que menait l’incertain sénateur ; — car il faut vous dire que Nicodème était membre du Sénat juif.

Aussi, lorsque Jésus vint faire son bacchanal au Temple, Nicodème, ayant appris la chose, en fut frappé, et vit dans cette aventure toutes sortes de coïncidences avec les prédictions de Jean-Baptiste.

— Un homme, pensa-t-il, qui envoie des coups de pied dans les comptoirs des changeurs de monnaies, est évidemment un particulier dont le premier venu ne dénouerait pas les cordons de souliers.

Et il se posa pour la centième fois cette question :

— Si c’était, celui-là, le Messie ?

À tout hasard, il résolut d’aller demander à Jésus lui-même s’il n’était pas, par aventure, le personnage annoncé par les prophètes. Cette démarche ne lui coûterait rien, et il finirait peut-être par être fixé.

Seulement, messire Nicodème, quoiqu’il eût hâte d’étancher la soif de son incertitude, ne tenait pas à se compromettre, et il attendit la nuit pour aller rendre visite au nommé Jésus.

Il réussit — l’Évangile ne dit pas comment — à trouver la demeure du vagabond, et il frappa à sa porte.

Comme il avait la prétention d’être malin, Nicodème n’ouvrit pas l’entretien par une interrogation. Il forma, au contraire, le beau projet de tirer les vers du nez au charpentier en rupture d’établi.

Il le salua jusqu’à terre et l’appela : Rabbi.

Chez les israélites, il y avait deux mots, commençant tous les deux par Ra, qui étaient, l’un le maximum du respect, l’autre le maximum de l’injure.

C’étaient Rabbi et Raca.

Dire à quelqu’un : Rabbi, cela équivalait à toutes les louanges possibles et imaginables. Dire à quelqu’un : Raca, c’était plus que le souffleter sur les deux joues.

— Rabbi, fit mielleusement Nicodème, nous savons tous très bien que vous êtes venu de la part de Dieu pour nous instruire comme un docteur. Il n’y a qu’une voix dans tout Jérusalem pour célébrer les miracles que vous exécutez à la satisfaction générale, et, du moment que vous accomplissez des miracles, c’est que Dieu est avec vous.

Admirez un moment la rouerie du cauteleux sénateur. Jésus n’avait pas encore accompli un seul miracle à Jérusalem. Il n’avait alors à son actif que l’affaire de l’eau changée en vin à Cana, tour exécuté dans une société de pochards, et dont les incrédules Nazaréens faisaient des gorges chaudes. En tout cas, si cet exploit de prestidigitateur était un miracle, le bruit n’en était pas venu à la capitale. Nicodème n’était au courant de rien du tout ; mais, pour se mettre du premier coup dans les bonnes grâces de l’Oint, il jugeait bon de débuter par une flatterie qu’il croyait adroite.

Mais il avait affaire à forte partie. Celui qui avait coupé au Verbe le filet n’avait pas volé son argent.

Jésus mit son poing sur la hanche et répondit à Nicodème :

— Vous êtes bien bon. Je vois pourquoi vous venez ici. Vous voudriez avoir des renseignements exacts sur ma mission ; mais mon bon ami, pour voir le royaume de Dieu, il faut d’abord vous donner la peine de naître de nouveau.

La réponse était obscure, Nicodème se sentit démonté.

— Faites excuse, répliqua-t-il. Je ne saisis pas bien. Comment peut naître un homme qui est déjà vieux ? Peut-il rentrer dans le sein de sa mère pour naître une seconde fois ?

Jésus riait en lui-même.

— Ce nigaud-là, pensait-il, ne comprend pas mon apologue : soyons bon garçon, et mettons-le sur la voie.

Et il riposta :

— En vérité, en vérité, je vous le dis, excellent Nicodème, si un homme ne renaît de l’eau et du souffle, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu.

— De l’eau ?

— Oui, de l’eau et du souffle.

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Ah ! ah ! c’est ici que je vous pince. Vous ne vous êtes pas fait saucer dans l’eau jusqu’au nombril par mon cousin Jean ; vous n’avez pas reçu sur votre crâne chauve le souffle du pigeon. Voilà pourquoi vous ne comprenez goutte au sens de mes phrases. Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’esprit est esprit.

Nicodème ouvrait des yeux, grands comme des portes cochères.

Jésus continua :

— Ne vous étonnez pas de ce que je vous raconte, c’est très sérieux. Je vous dis et vous répète qu’il faut que vous naissiez de nouveau. Le pigeon souffle où il veut, et vous entendez sa voix ; mais vous ne savez ni d’où il vient ni où il va. Il est de même de tout homme qui est né du pigeon.

— Fichtre ! s’écria Nicodème, vous me dites des choses étonnantes ; le malheur est qu’elles dépassent mon intelligence. Ce pigeon qui souffle et de qui des hommes sont nés, cette nécessité de naître une seconde fois en se trempant dans l’eau de votre cousin Jean, comment tout cela peut-il se faire ?

Jésus, à son tour, prit un air étonné.

— Quoi ! répliqua-t-il, vous êtes passé maître dans la science théologique, vous appartenez au Sanhédrin, et vous ignorez ce à quoi je fais allusion ?… Cela est bien étrange.

— Ma parole !

— En vérité, en vérité, je vous le dis, je n’avance rien que je ne sache et que je ne sois prêt à prouver. Ce que je vous affirme, je l’ai vu ; et cependant vous restez là, bouche béante, comme si je vous racontais des histoires extraordinaires. Mais, si vous ne me croyez point quand je vous parle d’eau et de souffle, c’est-à-dire des choses de la terre, comment me croirez-vous quand je vous parlerai des choses du ciel ? Aussi, personne n’est monté au ciel que celui qui est descendu du ciel, à savoir le Fils de l’Homme qui est dans le ciel. Suivez bien mon raisonnement. De même que Moïse a élevé dans le désert un serpent d’airain… Vous y êtes, n’est-ce pas ?

— Allez toujours.

— Eh bien ! de même il faut que le Fils de l’Homme soit élevé en haut…

— Mais je ne vois pas quel rapport…

— Afin que tout homme qui croit en lui ne périsse point, mais ait la vie éternelle. Et voyez, mon cher ami, Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique… Cela vous épate ? et pourtant cela est ainsi. Or, si Dieu a envoyé son Fils dans le monde, ce n’est pas pour juger le monde, comme vous pourriez vous l’imaginer ; c’est afin que le monde soit sauvé par lui. Tout cela, c’est pour vous dire que le Fils de Dieu, c’est… quelqu’un dont vous ne vous doutez pas.

Cet entretien charentonnesque est rapporté tout au long dans l’Évangile (Jean, chap. III, versets 1-21). Notez, chers lecteurs, que j’en passe ; car je n’ai pas envie de vous rendre comme Nicodème au sortir de chez le Verbe.

Ah ! le malheureux sénateur ! C’est pour le coup qu’il allait être plongé de plus belle dans l’océan de la perplexité.

Lui, que Jean-Baptiste avait réussi à intriguer, il s’était frotté au fils de Marie !… Or, Baptiste n’était qu’un apprenti blagueur auprès de son cousin.

Nulle part, nous ne voyons dans l’Évangile, que Jean le précurseur ait été le moins du monde éloquent. Tandis que Jésus, c’était une autre affaire ! S’il ne s’exprimait pas toujours dans un langage sensé, du moins il tenait sans peine son robinet ouvert pendant de longues heures : il avait l’élocution facile, monsieur le Verbe ; quand il disait des bêtises, il en disait beaucoup.

Cet infortuné Nicodème eut, pendant plusieurs jours, la tête pleine des phrases incohérentes que lui avait débitées le divin moulin à paroles.

Quand il retourna chez lui, les oreilles lui tintaient ; il lui semblait entendre un interminable bourdonnement.

En résumé, il avait voulu jouer au plus fin, et cela ne lui avait pas réussi. Il rentrait à son domicile Gros-Jean comme devant, se demandant plus que jamais :

— Y a-t-il un Messie ? N’y en a-t-il pas ? Est-ce Jean-Baptiste ? Est-ce Jésus ? N’est-ce personne ? Jean est-il fou ? Jésus s’est-il moqué de moi ? Comment vais-je m’y prendre pour renaître de nouveau ? Dirai-je à mes collègues du Sanhédrin que le Fils de Dieu va venir ? Ou bien leur dirai-je de ne s’inquiéter de rien et de ne pas s’occuper de bavards qui sont des farceurs ? Faut-il aller dénoncer ces faits à Hérode ? Ou bien dois-je attendre de sentir sur mon crâne pelé le souffle du pigeon ?