La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre XXII

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P. Fort (p. 85-92).

CHAPITRE XXII

OÙ JEAN-BAPTISTE FILE UN MAUVAIS COTON

N’allez pas vous figurer au moins que le Verbe, cette fois, établit sa résidence à Jérusalem. Notre Jésus n’était pas casanier ; il ne pouvait rester en place.

Ajoutez à cela qu’après la bousculade des marchands du Temple, l’air de Jérusalem n’était guère bon à respirer pour lui et ses disciples.

Il reprit donc sa course vagabonde à travers la Judée.

Où alla-t-il ? — On l’ignore. — Les docteurs catholiques supposent que ce fut vers les frontières de l’Idumée et s’appliquent à en établir les preuves. Ne les contrarions pas pour si peu.

En tout cas, il ne se promena point au sommet des collines ni dans les terrains arides ; car l’Évangile nous apprend qu’après cette Pâque, Jésus se mit à baptiser tout comme saint Jean.

Le fils de Zacharie aurait pu trouver la concurrence déloyale ; mais c’était une bonne nature.

Tels n’étaient pas les disciples de Jean-Baptiste ; le mangeur de sauterelles avait fini, en effet, par rassembler autour de lui quelques toqués qui partageaient ses idées baroques.

Ceux-ci prenaient leur métier en pontifes et trempaient les gens dans le fleuve avec une gravité sans pareille.

Ils pensaient, non sans quelque apparence de raison, que leur maître avait inventé la cérémonie du baquet d’eau sur la tête, et, lorsqu’on vint leur apprendre que Jésus s’offrait de son côté ce passe-temps, ils crièrent à la contrefaçon.

Ils se rendirent donc auprès de Jean-Baptiste et lui tinrent ce langage :

— Maître, nous avons des nouvelles de ce grand châtain-clair à qui vous avez donné le baptême à l’époque où vous exerciez sur les bords du Jourdain.

— Tant mieux, mes amis, et que devient-il ?

— C’est un plagiaire. Il paraît qu’il nous imite à présent. Il se met à baptiser comme s’il n’avait fait que cela dans sa vie, et, le plus vexant de l’histoire, c’est que tout le monde va à lui.

Sentez-vous toute l’aigreur qui ressort de cette plainte ?

Jean-Baptiste et ses disciples avaient dû renoncer à opérer gratuitement. Une concurrence s’établissait à quelques lieues de leur petit commerce ; les disciples se montraient vexés.

Mettez-vous un peu à leur place ! Le métier était devenu bon, et voilà un gaillard qui venait le gâter.

Pour le coup, ils furent furieux.

Notre Jean, — tranquille comme Baptiste, c’est le cas de le dire, — écouta leurs doléances.

Il haussa les épaules et répondit à ses disciples :

— Le soleil luit pour tout le monde, la concurrence est l’âme du commerce. L’homme ne peut rien avoir qu’il n’ait reçu préalablement du ciel. Il faut envisager les choses, mes amis, d’une façon un peu plus large, saperlotte ! Je vous ai toujours dit que je n’étais pas le Christ et que j’étais seulement envoyé pour l’annoncer.

— Soit, repartirent les autres, mais c’est vous qui avez eu l’idée du baquet d’eau ; le Christ pourrait bien se dispenser de vous copier et de nous porter ainsi préjudice.

Jean de plus belle haussa les épaules.

— Vous me faites rire, s’écria-t-il. Ayez un peu la bonté d’écouter cette comparaison : L’époux est celui à qui est l’épouse, pas vrai ? Or, quand un individu assiste au mariage de son ami, il est transporté de joie à l’aspect du bonheur de son ami qui épouse. De même, moi, je suis transporté de joie en apprenant que mon cousin Jésus est heureux de baptiser. Au lieu d’être jaloux de son bonheur, je m’en réjouis. C’est à cela que l’on reconnaît les vrais amis. Jésus croît tous les jours, et moi, au fur et à mesure, je diminue. Vive mon cousin !

Et, comme les disciples n’étaient pas convaincus par ce raisonnement, le fils de Zacharie ajouta :

— Voyez-vous, mes petits agneaux, nous provenons de la terre, tandis que mon cousin vient du ciel. Par conséquent, il est bien au-dessus de nous ; c’est clair, cela !

Les disciples souriaient.

— Ah ! ne riez pas de la sorte, s’écria Jean-Baptiste ; vous me bassinez à la fin. Jésus est le fils du pigeon, et le pigeon est Dieu. Ce n’est pas sans motif, nom d’un petit bonhomme ! que le pigeon a mis au monde un fils. Dieu aime son fils, hein ? Alors, si vous voulez suivre mon conseil, ayez le bon esprit de ne pas tarabuster Jésus, vu que celui qui croit au fils de Dieu aura la vie éternelle, et, au contraire, celui qui ne croit pas attirera sur lui la colère de Dieu. Gare !

Cette fois, les disciples jugèrent inutile d’insister. Ils pensèrent des idées du baptiseur ce qu’ils voulurent ; mais ils ne contrarièrent point leur maître. Quand Jean-Baptiste avait quelque chose en tête, il ne l’avait pas aux pieds.

Toujours est-il que notre homme fut loin de se formaliser de ce que Jésus l’imitait. Il continua, de son côté, à verser des baquets d’eau sur la tête des gens, et même, il ajouta une corde à son arc : il s’établit orateur politique et se mit à faire la critique du gouvernement.

Le tétrarque de Galilée était, je l’ai dit, Hérode Antipas, fils d’Hérode-le-Grand. Cet Antipas, né d’une samaritaine nommée Malthace, quatrième femme du vieil Hérode, avait un frère, Philippe, tétrarque de la Batanée, de la Trachonitide et de la Gaulanitide. Philippe devait le jour à Mariamne, fille d’un grand-prêtre, troisième femme d’Hérode-le-Grand.

Philippe avait épousé une de ses nièces, la belle Hérodiade, jeune personne très impérieuse et ardente.

Un beau jour, Antipas, se trouvant à la cour de son frère Philippe, s’amouracha d’Hérodiade, qui, en même temps que sa belle-sœur, était sa nièce, à lui aussi.

Longtemps il comprima cette passion naissante ; mais il finit par ne plus pouvoir y résister. Il invita alors à dîner le frère Philippe et sa femme, leur donna un festin somptueux, en un mot, les régala de la façon la plus gracieuse du monde.

Philippe se disait :

— C’est curieux ! il est diablement gentil aujourd’hui, mon frère Antipas. Bien sûr, il a quelque chose à me demander. Sans doute médite-t-il une guerre contre un prince voisin, et, tout à l’heure, entre la poire et le fromage, il va solliciter mon alliance. Ce scélérat d’Antipas ! est-il rusé ! le malheur est que je vois son jeu.

Je t’en fiche, Philippe ne voyait rien du tout.

Antipas ne pensait à aucune guerre. Pour faire à ses invités les honneurs de la maison, Antipas avait placé sa femme à côté de son frère, et Hérodiade, par contre, était assise auprès de lui-même. Tout le temps du dîner, Antipas pressait le genou d’Hérodiade, tandis que Philippe, sans arrière-pensée aucune, versait gravement à boire à sa belle-sœur.

Les mets succulents succédaient aux mets succulents, et Antipas pressait toujours le genou d’Hérodiade. Enfin, le dessert fut servi.

— Philippe, fit le tétrarque de Galilée, j’ai quelque chose de particulier à te dire.

— Nous y voilà, pensa Philippe.

Et il ajouta tout haut, d’un petit ton d’intelligence :

— Tiens, tiens, tiens… Eh bien, dis-le donc, mon cher Antipas !

— Non, pas pour le moment ; tout à l’heure, après le dîner.

— Ce sera comme tu voudras.

— Ce que j’ai à te communiquer, vois-tu, Philippe, ne peut pas être dit devant ces dames.

— Bigre de bigre ! exclama le tétrarque de Batanée, qui pour le coup fut surpris.

Il ne s’agissait donc pas d’une alliance en prévision d’une guerre alors. Que pouvait bien signifier l’air mystérieux du frère Antipas ? Les deux épouses ne devaient pas entendre ce qui allait se dire ; c’était en conséquence quelque chose de fort délicat.

Vivement intrigué, Philippe avala son dessert en quelques bouchées, et, sans même prendre le temps d’essuyer avec la serviette sa figure barbouillée de confiture, il se leva de table. Antipas en fit autant.

Les deux frères-rois se prirent par le bras et s’en allèrent dans le jardin, sous une tonnelle.

— Qu’est-ce donc ? demanda Philippe.

— Mon cher, ma femme me sort des yeux, j’en ai par dessus la tête, je vais la répudier.

— Je comprends que tu n’aies pas tenu à me faire tes confidences tantôt à table… Cependant, Antipas, ta femme n’est pas mal, elle est gentille…

— C’est possible, mais je ne l’aime pas, et j’en aime une autre…

— Cela se complique… Répudie ta femme, puisque tu ne l’aimes pas, et épouse celle que tu aimes. Seulement, tu sais, ton beau-père Arétas n’est pas commode : il est puissant, il est roi d’Arabie, il commande à de nombreuses troupes. À coup sûr, il prendra mal la chose, et il te déclarera la guerre…

— C’est vrai ! mais j’aime tant celle que j’aime !!!

— Pauvre frère, te voilà pris ! Je te plains, sincèrement… Tu connais, Antipas, mon affection pour toi. Eh bien, compte sur moi. Si ton beau-père envahit ton territoire, je viendrai à ton aide, je te le promets.

— Merci, Philippe.

— Ainsi donc, convole à de nouvelles noces. Tu m’inviteras, hein ?

— Philippe, je vais te dire tout… Je veux bien répudier ma femme, mais je ne puis pas épouser celle que j’aime.

— Pourquoi ?

— Bédame, elle est mariée.

— Enlève-la alors !

— Comme tu y vas !… Seulement, il y a des situations qu’un homme est obligé de respecter… Je suppose que tu tombes amoureux de la femme d’un de tes meilleurs amis, tu n’iras pas la lui ravir, que diable !

— En effet, le cas est, ma foi, très embarrassant.

— Si encore on pouvait s’entendre avec l’ami, s’il était assez dévoué pour céder sa femme à l’amoureux, tout irait sur des roulettes. — Eh bien, essaie, Antipas. Va trouver cet ami et ouvre-lui franchement ton cœur.

— Il m’enverra à la balançoire !

— Qui sait ? Tout le monde n’est pas fou de passion comme

Commencement des malheurs de Baptiste : on l’arrête (chap. XXII).
Commencement des malheurs de Baptiste : on l’arrête (chap. XXII).
Commencement des malheurs de Baptiste : on l’arrête (chap. xxii).
 
toi, mon pauvre Antipas. J’en connais, quant à moi, pour qui la femme n’est qu’un meuble… et un meuble très secondaire.

Antipas poussa un soupir ; puis, s’enhardissant :

— Philippe, fit-il, tu m’encourages ; je t’ai promis de te dire tout, je te dirai tout…

— Est-ce que je la connais, celle que tu aimes ?

— Oui.

— Est-ce que je puis t’être utile dans les négociations de cette affaire ?

— Oui.

— Donne-moi donc le nom du mari, et pour peu qu’il appartienne à la catégorie dont je te parle, je me charge de lui persuader qu’il n’a plus qu’à divorcer avec sa femme pour te faire plaisir.

— C’est que, Philippe… mon cher Philippe…

— Quoi encore ?

— C’est que… c’est que…

— Allons, parle, sapristi !

— Tu le veux ?… Eh bien, ce mari, c’est toi.

— Ah bah ! Tu aimes Hérodiade ?

— Si je l’aime !… Mais c’est-à-dire que je l’adore, que je l’idolâtre ! Le Vésuve n’est plus à Naples, Philippe. ; il est dans ma poitrine !…

En disant cela, il se donnait un grand coup de poing dans le creux de l’estomac. Philippe était ahuri. Le premier moment de surprise passé, il partit d’un grand éclat de rire.

— Par exemple ! exclama-t-il, si je m’attendais à celle-là !… Tu aimais ma femme, et tu ne m’en disais rien ?

— Que veux-tu, Philippe ? Il y a des cas où l’on ne peut aller crier son amour sur les toits.

— Oui, c’est bon pour les chats… En résumé, tu es amoureux, tu vas répudier d’une part, et tu voudrais me voir divorcer de l’autre… Une dernière question : ma femme t’aime-t-elle ?

— Parbleu !… mais je te jure que… tu sais… pas le moindre coup de canif dans ton contrat…

— Ton affirmation me suffit… Eh bien ! Antipas, mon cher Antipas, puisque tu aimes Hérodiade, qui est, du reste, notre nièce à tous deux, je te la cède, je divorce, épouse-la.

— Je n’osais pas te le demander.

— Que tu étais bébête !

Et les deux frères s’embrassèrent avec effusion.

Quelqu’un à qui cette solution fit plaisir, c’est Hérodiade ; mais c’est la fille au roi d’Arabie qui ne fut pas contente !

Elle se drapa dans sa dignité, et, sans attendre que la répudiation d’Hérode Antipas fut insérée au journal officiel du royaume, elle se retira dans une forteresse, la forteresse de Machéronte, située sur un des monts qui bordent, à l’orient, la mer Morte.

Philippe, lui, tint sa promesse : le divorce eut lieu à l’amiable, et Antipas épousa solennellement Hérodiade. L’ex-mari fut de la noce, et l’on peut même croire qu’il signa comme témoin, — si toutefois, à cette époque, il y avait des témoins qui signaient.

Bref, Philippe se comporta envers Antipas comme le meilleur des frères, et Antipas ne sut jamais à quel point lui témoigner sa reconnaissance.

Au milieu de ses transports d’amour, il disait à Hérodiade :

— C’est égal, un autre n’aurait peut-être pas pris la chose comme ça… C’est une crème que ce Philippe !

Et il pressait Hérodiade sur son cœur.

— Il a toujours été bien bon pour moi, ajoutait la belle ; c’est à sa générosité que nous devons notre bonheur.

Et elle posait amoureusement sa tête sur l’épaule d’Antipas. Et tous deux murmuraient en confondant leurs baisers :

— Que Dieu conserve de longs jours à cet excellent Philippe !

Mais voilà qu’il y eut un monsieur que cet arrangement fraternel exaspéra au plus haut degré : ce fut Jean-Baptiste.

Quand des voyageurs venaient dans son désert pour se faire verser des baquets d’eau sur la tête, il leur faisait part de ses impressions sur la conduite d’Hérode.

— Quelle abomination ! hurlait-il. C’est un scandale ! Ce roi est doublement incestueux. Sa nouvelle femme est à la fois sa nièce et sa belle-sœur. Infamie ! infamie !

— Pardon, objectaient quelques-uns ; relativement au premier cas, ce n’est pas le premier mariage entre oncle et nièce qui se voit sous la calotte du ciel, et vous-même n’avez rien trouvé à reprendre quand c’était l’oncle Philippe qui épousait Hérodiade ; pour ce qui est de la question belle-sœur, puisque Philippe a divorcé de bon gré et suivant la loi, qu’est-ce que cela peut vous faire, à vous ?

— Ce que cela peut me faire ?… mais cela me vexe, voilà !

— La vie privée des gens, cependant, ne vous regarde pas.

— Elle me regarde !… Je n’entends pas que cette union, qui me déplaît, dure plus longtemps.

— Que ferez-vous donc pour y mettre un terme ?

— Je crierai du matin au soir et du soir au matin qu’Hérode est un pas grand’chose, et qu’Hérodiade ne vaut pas mieux que lui.

— Cela ne vous avancera à rien. Ce n’est pas parce que vous crierez votre indignation à tous les échos que le roi reprendra son ancienne femme, qu’il a répudiée dans toutes les règles.

— Arrivera ce qu’il arrivera, je crierai tout de même.

— On rira de vous, Hérode finira par se fâcher, et vous serez coffré.

— Il ne l’osera pas.

— Comptez là-dessus !

Jean-Baptiste ne voulait entendre aucun des avis salutaires qu’on lui donnait. Il allait, comme un vieux concierge, clabauder partout contre le tétrarque.

D’abord, Hérode trouva drôle ce marchand de baquets d’eau, qui se mêlait de censurer sa conduite. Puis, à la longue, il déclara que Jean-Baptiste serait invité à lui ficher la paix, et l’invitation fut faite à l’illuminé du Jourdain. Mais celui-ci n’y prit garde.

À bout d’avertissements, Hérode donna des ordres sévères.

La police se présenta à Jean-Baptiste :

— Tant que vous vous êtes contenté de flanquer des douches aux gens, fit le chef, on vous a laissé tranquille. Le rapport des pharisiens était que votre tête avait complètement déménagé ; on tolérait vos fantaisies inoffensives. Mais aujourd’hui, vous êtes devenu un fou dangereux. Vous injuriez d’une façon quotidienne le gouvernement. Vous dites prêcher la religion ; or, les hommes de religion déclarent que le respect est dû à l’autorité. Vous êtes par le fait en contradiction avec vous-même ; ce qui prouve que vous êtes plus toqué que jamais. Seulement, comme voilà trop longtemps que cela dure, nous avons l’honneur de vous arrêter.

On s’empara donc de la personne du baptiseur, on saisit son baquet et l’on mit les scellés sur sa hutte.

Après quoi, on l’inséra dans la forteresse de Machéronte, la même où la première femme d’Antipas s’était réfugiée. Seulement l’épouse répudiée y vivait en toute liberté, tandis que Jean-Baptiste y figurait derrière de bonnes grilles et sous de solides verrous.

La position n’était pas gaie, surtout pour un habitant du désert, pour un amateur de larges horizons.

Au lieu de le calmer, cette incarcération le mettait hors de lui, et, quand une hirondelle descendait d’un créneau pour se jeter dans l’espace, Jean-Baptiste, agitant les mains à travers les barreaux de sa fenêtre, lui criait comme un enragé :

— Hirondelle gentille, va dire au roi Hérode qu’il a perdu toute mon estime et que ça lui portera malheur !