La Vie des abeilles/LIVRE IV

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Paris E. Fasquelle (p. 165-209).


LIVRE IV

LES JEUNES REINES

I

Fermons ici notre jeune ruche où la vie reprenant son mouvement circulaire s’étale et se multiplie, pour se diviser à son tour dès qu’elle atteindra la plénitude de la force et du bonheur, et rouvrons une dernière fois la cité-mère afin de voir ce qui s’y passe après la sortie de l’essaim.

Le tumulte du départ apaisé, et les deux tiers de ses enfants l’ayant abandonnée sans esprit de retour, la malheureuse ville est comme un corps qui a perdu son sang : elle est lasse, déserte, presque morte. Pourtant, quelques milliers d’abeilles y sont restées, qui, inébranlées, mais un peu alanguies, reprennent le travail, remplacent de leur mieux les absentes, effacent les traces de l’orgie, resserrent les provisions mises au pillage, vont aux fleurs, veillent sur le dépôt de l’avenir, conscientes de la mission et fidèles au devoir qu’un destin précis leur impose.

Mais si le présent paraît morne, tout ce que l’œil rencontre est peuplé d’espérances. Nous sommes dans un de ces châteaux des légendes allemandes où les murs sont formés de milliers de fioles qui contiennent les âmes des hommes qui vont naître. Nous sommes dans le séjour de la vie qui précède la vie. Il y a là, de toutes parts en suspens dans les berceaux bien clos, dans la superposition infinie des merveilleux alvéoles à six pans, des myriades de nymphes, plus blanches que le lait, qui, les bras repliés et la tête inclinée sur la poitrine, attendent l’heure du réveil. À les voir dans leurs sépultures uniformes, innombrables et presque transparentes, on dirait des gnomes chenus qui méditent, ou des légions de vierges déformées par les plis du suaire, et ensevelies en des prismes hexagones multipliés jusqu’au délire par un géomètre inflexible.

Sur toute l’étendue de ces murs perpendiculaires qui renferment un monde qui grandit, se transforme, tourne sur lui-même, change quatre ou cinq fois de vêtements et file son linceul dans l’ombre, battent des ailes et dansent des centaines d’ouvrières, pour entretenir la chaleur nécessaire et aussi pour une fin plus obscure, car leur danse a des trémoussements extraordinaires et méthodiques qui doivent répondre à quelque but qu’aucun observateur n’a, je crois, démêlé.

Au bout de quelques jours, les couvercles de ces myriades d’urnes (on en compte, dans une forte ruche, de soixante à quatre-vingt mille), se lézardent, et deux grands yeux noirs et graves apparaissent, surmontés d’antennes qui palpent déjà l’existence autour d’elles, tandis que d’actives mâchoires achèvent d’élargir l’ouverture. Aussitôt, les nourrices accourent, aident à la jeune abeille à sortir de sa prison, la soutiennent, la brossent, la nettoient et lui offrent au bout de leur langue le premier miel de sa nouvelle vie. Elle, qui arrive d’un autre monde, est encore étourdie, un peu pâle, vacillante. Elle a l’air débile d’un petit vieillard échappé de la tombe. On dirait d’une voyageuse couverte de la poussière duveteuse des chemins inconnus qui mènent à la naissance. Du reste, elle est parfaite des pieds à la tête, sait immédiatement tout ce qu’il faut savoir, et, pareille à ces enfants du peuple qui apprennent pour ainsi dire en naissant qu’ils n’auront guère le temps de jouer ni de rire, elle se dirige vers les cellules closes et se met à battre des ailes et à s’agiter en cadence pour réchauffer à son tour ses sœurs ensevelies, sans s’attarder à déchiffrer l’étonnante énigme de son destin et de sa race.

II

Pourtant, les plus fatigantes besognes lui sont d’abord épargnées. Elle ne sort de la ruche que huit jours après sa naissance, pour accomplir son premier « vol de propreté » et remplir d’air ses sacs trachéens qui se gonflent, épanouissent tout son corps et la font, à partir de cette heure, l’épouse de l’espace. Elle rentre ensuite, attend encore une semaine, et alors s’organise, en compagnie de ses sœurs du même âge, sa première sortie de butineuse, au milieu d’un émoi très spécial que les apiculteurs appellent le soleil d’artifice. Il faudrait plutôt dire le soleil d’inquiétude. On voit en effet qu’elles ont peur, elles qui sont filles de l’ombre étroite et de la foule, on voit qu’elles ont peur de l’abîme azuré et de la solitude infinie de la lumière, et leur joie tâtonnante est tissue de terreurs. Elles se promènent sur le seuil, elles hésitent, elles partent et reviennent vingt fois. Elles se balancent dans les airs, la tête obstinément tournée vers la maison natale, elles décrivent de grands cercles qui s’élèvent et qui, soudain, retombent sous le poids d’un regret, et leurs treize mille yeux interrogent, reflètent et retiennent à la fois tous les arbres, la fontaine, la grille, l’espalier, les toitures et les fenêtres des environs ; jusqu’à ce que la route aérienne sur laquelle elles glisseront au retour soit aussi inflexiblement tracée dans leur mémoire que si deux traits d’acier la marquaient dans l’éther.

Voici un nouveau mystère. Interrogeons-le comme les autres, et s’il se tait comme eux son silence agrandira du moins de quelques arpents nébuleux, mais ensemencés de bonne volonté, le champ de notre ignorance consciente, qui est le plus fertile que notre activité possède. Comment les abeilles retrouvent-elles leur demeure, que, parfois, il est impossible qu’elles voient, qui souvent est cachée sous les arbres et dont l’entrée où elles abordent, n’est, en tout cas, qu’un point imperceptible dans l’étendue sans bornes ? Comment se fait-il que transportées dans une boîte à deux ou trois kilomètres de la ruche, il est extrêmement rare qu’elles s’égarent ?

La distinguent-elles à travers les obstacles ? Est-ce à l’aide de points de repère qu’elles s’orientent, ou bien possèdent-elles ce sens particulier et mal connu que nous attribuons à certains animaux, aux hirondelles et aux pigeons, par exemple, et qu’on appelle le sens de la direction ? Les expériences de J.-H. Fabre, de Lubbock et surtout celles de M. Romanes (Nature, 29 octobre 1886) semblent établir qu’elles ne sont pas guidées par cet instinct étrange. D’autre part, j’ai plus d’une fois constaté qu’elles ne font guère attention à la forme ou à la couleur de la ruche. Elles paraissent s’attacher davantage à l’aspect coutumier du plateau sur lequel repose leur maison, à la disposition de l’entrée et de la planchette d’abordage[1]. Mais cela même est accessoire, et si, pendant l’absence des butineuses, on modifie de fond en comble la façade de leur demeure, elles n’y reviendront pas moins directement des profondeurs de l’horizon, et ne manifesteront quelque hésitation qu’au moment de franchir le seuil méconnaissable. Leur méthode d’orientation, autant que nos expériences permettent d’en juger, paraît plutôt basée sur un repérage extraordinairement minutieux et précis. Ce n’est pas la ruche qu’elles reconnaissent, c’est, à trois ou quatre millimètres près, sa position par rapport aux objets d’alentour. Et ce repérage est si merveilleux, si mathématiquement sûr et si profondément inscrit en leur mémoire, qu’après cinq mois d’hivernage dans une cave obscure, si l’on remet la ruche sur son plateau, mais un peu plus à droite ou à gauche qu’elle n’était, toutes les ouvrières, à leur retour des premières fleurs, aborderont d’un vol imperturbable et rectiligne au point précis qu’elle occupait l’année précédente, et ce ne sera qu’en tâtonnant qu’elles retrouveront enfin la porte déplacée. On croirait que l’espace a précieusement conservé tout l’hiver la trace indélébile de leurs trajectoires, et que leur petit sentier laborieux est resté gravé dans le ciel.

Aussi, quand on déplace une ruche, beaucoup d’abeilles se perdent-elles, à moins qu’il ne s’agisse d’un grand voyage et que tout le paysage qu’elles connaissent parfaitement jusqu’à trois ou quatre kilomètres à la ronde ne soit transformé, à moins encore qu’on n’ait soin de mettre une planchette, un débris de tuile, un obstacle quelconque devant le « trou de vol », qui les avertisse que quelque chose est changé, et leur permette de s’orienter à nouveau et de refaire leur point.

III

Cela dit, rentrons dans la cité qui se repeuple, où la multitude des berceaux ne cesse de s’ouvrir, où la substance même des murs se met en mouvement. Toutefois cette cité n’a pas encore de reine. Sur les bords d’un des rayons du centre, s’élèvent sept ou huit édifices bizarres qui font songer, parmi la plaine raboteuse des cellules ordinaires, aux protubérances et aux cirques qui rendent si étranges les photographies de la Lune. Ce sont des espèces de capsules de cire rugueuse ou de glands inclinés et parfaitement clos, qui occupent la place de trois ou quatre alvéoles d’ouvrières. Ils sont habituellement groupés sur un même point, et une garde nombreuse et singulièrement inquiète et attentive, veille sur la région où flotte on ne sait quel prestige. C’est là que se forment les mères. Dans chacune de ces capsules, avant le départ de l’essaim, un œuf, en tout pareil à ceux dont sortent les travailleuses a été déposé, soit par la mère elle-même, soit plus probablement, bien qu’on n’ait pu s’en assurer, par les nourrices qui l’y transportent de quelque berceau voisin.

Trois jours après, se dégage de l’œuf une petite larve à laquelle on prodigue une nourriture particulière et aussi abondante que possible ; et voici que nous pouvons saisir un à un les mouvements d’une de ces méthodes magnifiquement vulgaires de la nature, que nous couvririons, s’il s’agissait des hommes, du nom auguste de la Fatalité. La petite larve, grâce à ce régime, prend un développement exceptionnel, et ses idées, en même temps que son corps, se modifient au point que l’abeille qui en naît semble appartenir à une race d’insectes entièrement différente.

Elle vivra quatre ou cinq ans au lieu de six ou sept semaines. Son abdomen sera deux fois plus long, sa couleur plus dorée et plus claire, et son aiguillon recourbé. Ses yeux ne compteront que huit ou neuf mille facettes au lieu de douze ou treize mille. Son cerveau sera plus étroit, mais ses ovaires deviendront énormes et elle possédera un organe spécial, la spermathèque, qui la rendra pour ainsi dire hermaphrodite. Elle n’aura aucun des outils d’une vie laborieuse : ni pochettes à sécréter la cire, ni brosses, ni corbeilles pour récolter le pollen. Elle n’aura aucune des habitudes, aucune des passions que nous croyons inhérentes à l’abeille. Elle n’éprouvera ni le désir du soleil, ni le besoin de l’espace, et mourra sans avoir visité une fleur. Elle passera son existence dans l’ombre et l’agitation de la foule, à la recherche infatigable de berceaux à peupler. En revanche, elle connaîtra seule l’inquiétude de l’amour. Elle n’est pas sûre d’avoir deux moments de lumière dans sa vie — car la sortie de l’essaim n’est pas inévitable, — peut-être ne fera-t-elle qu’une fois usage de ses ailes, mais ce sera pour voler à la rencontre de l’amant. Il est curieux de voir que tant de choses, des organes, des idées, des désirs, des habitudes, toute une destinée, se trouvent ainsi en suspens, non pas dans une semence — ce serait le miracle ordinaire de la plante, de l’animal et de l’homme, — mais dans une substance étrangère et inerte : dans une goutte de miel[2].

IV

Environ une semaine s’est écoulée depuis le départ de la vieille reine. Les nymphes princières qui dorment dans les capsules ne sont pas toutes du même âge, car il est de l’intérêt des abeilles que les naissances royales se succèdent à mesure qu’elles décideront qu’un deuxième, qu’un troisième ou même qu’un quatrième essaim sortira de la ruche. Depuis quelques heures elles ont graduellement aminci les parois de la capsule la plus mûre, et bientôt la jeune reine, qui de l’intérieur rongeait en même temps le couvercle arrondi, montre la tête, sort à demi, et, aidée des gardiennes qui accourent, qui la brossent, la nettoient, la caressent, elle se dégage et fait ses premiers pas sur le rayon. Comme les ouvrières qui viennent de naître, elle est pâle et chancelante, mais au bout d’une dizaine de minutes ses jambes s’affermissent, et inquiète, sentant qu’elle n’est pas seule, qu’il lui faut conquérir son royaume, que des prétendantes sont cachées quelque part, elle parcourt les murailles de cire, à la recherche de ses rivales. Ici, la sagesse, les décisions mystérieuses de l’instinct, de l’esprit de la ruche, ou de l’assemblée des ouvrières interviennent. Le plus surprenant, quand on suit de l’œil, dans une ruche vitrée, la marche de ces événements, c’est qu’on n’observe jamais la moindre hésitation, la moindre division. On ne trouve aucun signe de discorde ou de discussion. Une unanimité préétablie règne seule, c’est l’atmosphère de la ville, et chacune des abeilles paraît savoir d’avance ce que toutes les autres penseront. Cependant le moment est pour elles des plus graves : c’est, à proprement parler, la minute vitale de la cité. Elles ont à choisir entre trois ou quatre partis qui auront des conséquences lointaines, totalement différentes et qu’un rien peut rendre funestes. Elles ont à concilier la passion ou le devoir inné de la multiplication de l’espèce avec la conservation de la souche et de ses rejetons. Quelquefois elles se trompent, elles jettent successivement trois ou quatre essaims qui épuisent complètement la cité-mère et qui, trop faibles eux-mêmes pour s’organiser assez vite, surpris par notre climat qui n’est pas leur climat d’origine dont les abeilles gardent malgré tout la mémoire, succombent à l’entrée de l’hiver. Elles sont alors victimes de ce qu’on nomme, « la fièvre d’essaimage » qui est, comme la fièvre ordinaire, une sorte de réaction trop ardente de la vie, réaction qui dépasse le but, ferme le cercle et retrouve la mort.

V

Aucune des décisions qu’elles vont prendre ne paraît s’imposer, et l’homme, s’il reste simplement spectateur, ne peut prévoir celle qu’elles choisiront. Mais ce qui marque que ce choix est toujours raisonné, c’est qu’il peut l’influencer, le déterminer même, en modifiant certaines circonstances, en rétrécissant ou agrandissant par exemple l’espace qu’il accorde, en enlevant des rayons pleins de miel pour y substituer des rayons vides, mais garnis de cellules d’ouvrières.

Il s’agit donc qu’elles sachent non pas si elles jetteront tout de suite un deuxième et un troisième essaim — il n’y aurait là, pourrait-on dire, qu’une décision aveugle qui obéirait aux caprices ou aux sollicitations étourdies d’une heure favorable, — il s’agit qu’elles prennent dès l’instant et à l’unanimité, des mesures qui leur permettront de jeter un deuxième essaim trois ou quatre jours après la naissance de la première reine, et un troisième trois jours après la sortie de la jeune reine à la tête du deuxième essaim. On ne saurait nier qu’on rencontre ici tout un système, toute une combinaison de prévisions, qui embrassent un temps considérable, surtout si on le compare à la brièveté de leur vie.

VI

Ces mesures concernent la garde des jeunes reines encore ensevelies dans leurs prisons de cire. Je suppose que les abeilles jugent plus sage ne pas jeter un second essaim. Ici encore, deux partis sont possibles. Permettront-elles à la première née des vierges royales, à celle que nous avons vue éclore, de détruire ses sœurs ennemies, ou bien attendront-elles qu’elle ait accompli la dangereuse cérémonie du « vol nuptial » dont peut dépendre l’avenir de la nation ? Souvent elles autorisent le massacre immédiat ; souvent aussi elles s’y opposent, mais on comprend qu’il est difficile de démêler si c’est en prévision d’un deuxième essaimage, ou des périls du « vol nuptial », car on a plus d’une fois observé qu’après avoir décrété le deuxième essaimage, elles y renonçaient brusquement, et détruisaient toute la descendance prédestinée, soit que le temps fut devenu moins propice, soit pour toute autre cause que nous ne pouvons pénétrer. Mais prenons qu’elles aient jugé bon de renoncer à l’essaimage et d’accepter les risques du « vol nuptial ». Quand notre jeune reine, poussée par son désir, s’approche de la région des grands berceaux, la garde s’ouvre à son passage. Elle, en proie à sa jalousie furieuse, se précipite sur la première capsule qu’elle rencontre, et des pattes, et des dents, s’évertue à déchirer la cire. Elle y parvient, arrache violemment le cocon qui tapisse la demeure, dénude la princesse endormie, et, si sa rivale est déjà reconnaissable, elle se retourne, introduit son aiguillon dans le godet, et frénétiquement le darde jusqu’à ce que la captive succombe sous les coups de l’arme venimeuse. Alors elle s’apaise, satisfaite par la mort qui met une borne mystérieuse à la haine de tous les êtres, rentre son aiguillon, s’attaque à une autre capsule, l’ouvre, pour passer outre si elle n’y trouve qu’une larve ou une nymphe imparfaite, et ne s’arrête qu’au moment où haletante, exténuée, ses ongles et ses dents glissent sans force sur les parois de cire.

Les abeilles autour d’elle, regardent sa colère sans y prendre part, s’écartent pour lui laisser le champ libre ; mais, à mesure qu’une cellule est perforée et dévastée, elles accourent, en retirent et jettent hors de la ruche le cadavre, la larve encore vivante ou la nymphe violée, et se gorgent avidement de la précieuse bouillie royale qui remplit le fond de l’alvéole. Puis, quand leur reine épuisée abandonne sa fureur, elles achèvent elles-mêmes le massacre des innocentes, et la race et les maisons souveraines disparaissent.

C’est, avec l’exécution des mâles, qui d’ailleurs est plus excusable, l’heure affreuse de la ruche, la seule où les ouvrières permettent à la discorde et à la mort d’envahir leurs demeures. Et, comme il arrive souvent dans la nature, ce sont les privilégiées de l’amour qui attirent sur elles les traits extraordinaires de la mort violente.

Parfois, mais le cas est rare, car les abeilles prennent des précautions pour l’éviter, parfois deux reines éclosent simultanément. Alors, c’est au sortir du berceau le combat immédiat et mortel dont Huber a le premier signalé une particularité assez étrange : chaque fois que, dans leurs passes, les deux vierges aux cuirasses de chitine se mettent dans une position telle qu’en tirant leur aiguillon elles se perceraient réciproquement, — comme dans les combats de l’Iliade, on dirait qu’un dieu ou une déesse, qui est peut-être le dieu ou la déesse de la race, s’interpose, et les deux guerrières, prises d’épouvantes qui s’accordent, se séparent et se fuient, éperdues, pour se rejoindre peu après, se fuir encore si le double désastre menace de nouveau l’avenir de leur peuple, jusqu’à ce que l’une d’elles réussisse à surprendre sa rivale imprudente ou maladroite, et à la tuer sans danger, car la loi de l’espèce n’exige qu’un sacrifice.

VII

Lorsque la jeune souveraine a ainsi détruit les berceaux ou tué sa rivale, elle est acceptée par le peuple, et il ne lui reste plus, pour régner véritablement et se voir traitée comme l’était sa mère, qu’à accomplir son vol nuptial, car les abeilles ne s’en occupent guère et lui rendent peu d’hommages tant qu’elle est inféconde. Mais souvent son histoire est moins simple, et les ouvrières renoncent rarement au désir d’essaimer une seconde fois.

Dans ce cas, comme dans l’autre, portée d’un même dessein, elle s’approche des cellules royales, mais, au lieu d’y trouver des servantes soumises et des encouragements, elle se heurte à une garde nombreuse et hostile qui lui barre la route. Irritée, et menée par son idée fixe, elle veut forcer ou tourner le passage, mais rencontre partout les sentinelles, qui veillent sur les princesses endormies. Elle s’obstine, elle revient à la charge, on la repoussa de plus en plus âprement, on la maltraite même, jusqu’à ce qu’elle comprenne d’une manière informe que ces petites ouvrières inflexibles représentent une loi à laquelle l’autre loi qui l’anime doit céder.

Elle s’éloigne enfin, et sa colère inassouvie se promène de rayon en rayon, y faisant retentir ce chant de guerre ou cette plainte menaçante que tout apiculteur connaît, qui ressemble au son d’une trompette argentine et lointaine, et qui est si puissant dans sa faiblesse courroucée qu’on l’entend, surtout le soir, à trois ou quatre mètres de distance, à travers les doubles parois de la ruche la mieux close.

Ce cri royal a sur les ouvrières une influence magique. Il les plonge dans une sorte de terreur ou de stupeur respectueuse, et quand la reine le pousse sur les cellules défendues, les gardiennes qui l’entourent et la tiraillent s’arrêtent brusquement, baissent la tête, et attendent, immobiles, qu’il cesse de retentir. On croit d’ailleurs que c’est grâce au prestige de ce cri qu’il imite, que le Sphinx Atropos pénètre dans les ruches et s’y gorge de miel, sans que les abeilles songent à l’attaquer.

Deux ou trois jours durant, parfois cinq, ce gémissement outragé erre ainsi et appelle au combat les prétendantes protégées. Cependant celles-ci se développent, veulent voir à leur tour la lumière et se mettent à ronger les couvercles de leurs cellules. Un grand désordre menace la république. Mais le génie de la ruche, en prenant sa décision en a prévu toutes les conséquences, et les gardiennes bien instruites savent heure par heure ce qu’il faut faire pour parer aux surprises d’un instinct contrarié et pour mener au but deux forces opposées. Elles n’ignorent point que si les jeunes reines qui demandent à naître parvenaient à s’échapper, elles tomberaient aux mains de leur aînée déjà invincible, qui les détruirait une à une. Aussi, à mesure qu’une des emmurées amincit intérieurement les portes de sa tour, elles les recouvrent en dehors d’une nouvelle couche de cire, et l’impatiente s’acharne à son travail sans se douter qu’elle ronge un obstacle enchanté qui renaît de sa ruine. Elle entend en même temps les provocations de sa rivale, et, connaissant sa destinée et son devoir royal avant même qu’elle ait pu jeter un regard sur la vie et savoir ce que c’est qu’une ruche, elle y répond héroïquement du fond de sa prison. Mais comme son cri doit percer les parois d’une tombe, il est très différent, étouffé, caverneux, et l’éleveur d’abeilles qui s’en vient vers le soir, lorsque les bruits se couchent dans la campagne, et que s’élève le silence des étoiles, interroger l’entrée des cités merveilleuses, reconnaît et comprend ce qu’annonce le dialogue de la vierge qui erre et des vierges captives.

VIII

Cette réclusion prolongée est d’ailleurs favorable aux jeunes vierges, qui en sortent mûries, déjà vigoureuses et prêtes à prendre l’essor. D’autre part, l’attente a raffermi la reine libre et l’a mise à même d’affronter les périls du voyage. Le second essaim ou essaim secondaire quitte alors la demeure, ayant à sa tête la première née des reines. Immédiatement après son départ, les ouvrières restées dans la ruche délivrent une des prisonnières qui recommence les mêmes tentatives meurtrières, pousse les mêmes cris de colère, pour quitter la ruche à son tour, trois jours après, à la tête du troisième essaim, et ainsi de suite, en cas de fièvre d’essaimage, jusqu’à l’épuisement complet de la cité-mère.

Swammerdam cite une ruche qui, par ses essaims et les essaims de ses essaims, produisit ainsi trente colonies en une seule saison.

Cette multiplication extraordinaire s’observe surtout après les hivers désastreux, comme si les abeilles, toujours en contact avec les volontés secrètes de la nature, avaient conscience du danger qui menace l’espèce. Mais, en temps normal, cette fièvre est assez rare dans les ruchées fortes et bien gouvernées. Beaucoup n’essaiment qu’une fois, plusieurs même n’essaiment pas du tout.

D’habitude, après le deuxième essaim, les abeilles renoncent à se diviser davantage, soit qu’elles remarquent l’affaiblissement excessif de la souche, soit qu’un trouble du ciel leur dicte la prudence. Elles permettent alors à la troisième reine de massacrer les captives, et la vie ordinaire reprend et se réorganise avec d’autant plus d’ardeur que presque toutes les ouvrières sont très jeunes, que la ruche est appauvrie et dépeuplée, et qu’il y a de grands vides à remplir avant l’hiver.

IX

La sortie du deuxième et du troisième essaim ressemble à celle du premier, et toutes les circonstances sont pareilles, à cela près que les abeilles y sont moins nombreuses, que la troupe est moins circonspecte et n’a pas d’éclaireurs, et que la jeune reine, vierge, ardente et légère, vole beaucoup plus loin et dès la première étape entraîne tout son monde à une grande distance de la ruche. Joignez-y que cette deuxième et cette troisième émigration sont bien plus téméraires et que le sort de ces colonies errantes est assez hasardeux. Elles n’ont à leur tête, pour représenter l’avenir, qu’une reine inféconde. Tout leur destin dépend du vol nuptial qui va s’accomplir. Un oiseau qui passe, quelques gouttes de pluie, un vent froid, une erreur, et le désastre est sans remède. Les abeilles le savent si bien que, l’abri trouvé, malgré leur attachement déjà solide à leur demeure d’un jour, malgré les travaux commencés, souvent elles abandonnent tout pour accompagner leur jeune souveraine dans sa recherche de l’amant, pour ne pas la quitter des yeux, pour l’envelopper et la voiler de milliers d’ailes dévouées, ou se perdre avec elle quand l’amour l’égare si loin de la ruche nouvelle, que la route encore inaccoutumée du retour vacille et se disperse dans toutes les mémoires.

X

Mais la loi de l’avenir est si forte qu’aucune abeille n’hésite devant ces incertitudes et ces périls de mort. L’enthousiasme des essaims secondaires et tertiaires est égal à celui du premier. Lorsque la cité-mère a pris sa décision, chacune des jeunes reines dangereuses trouve une bande d’ouvrières pour suivre sa fortune et l’accompagner dans ce voyage, où beaucoup est à perdre et rien à gagner que l’espérance d’un instinct satisfait. Qui leur donne cette énergie, que nous n’avons jamais, à rompre avec le passé comme avec un ennemi ? Qui choisit dans la foule celles qui doivent partir, et qui marque celles qui resteront ? Ce n’est pas telle ou telle classe qui s’en va ou demeure, — par ici les plus jeunes, par là les plus âgées ; — autour de chaque reine qui ne reviendra plus, se pressent de très vieilles butineuses, en même temps que de petites ouvrières qui affrontent pour la première fois le vertige de l’azur. Ce n’est pas davantage le hasard, l’occasion, l’élan ou l’affaissement passager d’une pensée, d’un instinct ou d’un sentiment qui augmente ou réduit la force proportionnelle de l’essaim. Je me suis, à maintes reprises, appliqué à évaluer le rapport du nombre des abeilles qui le composent à celui des abeilles qui demeurent ; et bien que les difficultés de l’expérience ne permettent guère d’arriver à une précision mathématique, j’ai pu constater que ce rapport, si l’on tient compte du couvain, c’est-à-dire des naissances prochaines, était assez constant pour qu’il suppose un véritable et mystérieux calcul de la part du génie de la ruche.

XI

Nous ne suivrons pas les aventures de ces essaims. Elles sont nombreuses et souvent compliquées. Quelquefois, deux essaims se mêlent ; d’autres fois, dans le branle-bas du départ, deux ou trois des reines prisonnières échappent à la surveillance des gardiennes et rejoignent la grappe qui se forme. Parfois encore, une des jeunes reines, environnée de mâles, profite du vol d’essaimage pour se faire féconder, et entraîne alors tout son peuple à une hauteur et à une distance extraordinaires. Dans la pratique de l’apiculture, on rend toujours à la souche ces essaims secondaires et tertiaires. Les reines se retrouvent dans la ruche, les ouvrières se rangent autour de leurs combats, et, lorsque la meilleure a triomphé, ennemies du désordre, avides de travail, elles expulsent les cadavres, ferment la porte aux violences de l’avenir, oublient le passé, remontent aux cellules, et reprennent le paisible sentier des fleurs qui les attendent.

XII

Afin de simplifier notre récit, renouons où nous l’avions coupée l’histoire de la reine à qui les abeilles permirent de massacrer ses sœurs dans leurs berceaux. Ce massacre, je l’ai dit, elles s’y opposent souvent, alors même qu’elles ne semblent pas nourrir l’intention de jeter un second essaim. Souvent aussi elles l’autorisent, car l’esprit politique des ruches d’un même rucher est aussi divers que celui des nations humaines d’un même continent. Mais il est certain qu’en l’autorisant elles commettent une imprudence. Si la reine périt ou s’égare dans son vol nuptial, il ne reste personne pour la remplacer, et les larves d’ouvrières ont passé l’âge de la transformation royale. Mais enfin, l’imprudence est faite, et voilà notre première éclose, souveraine unique et reconnue dans la pensée du peuple. Cependant elle est encore vierge. Pour devenir semblable à la mère qu’elle remplace, il faut qu’elle rencontre le mâle dans les vingt premiers jours qui suivent sa naissance. Si, pour une cause quelconque, cette rencontre est retardée, sa virginité devient irrévocable. Néanmoins, nous l’avons vu, quoique vierge elle n’est pas stérile. Nous rencontrons ici cette grande anomalie, cette précaution ou ce caprice étonnant de la nature qu’on nomme la parthénogenèse, et qui est commun à un certain nombre d’insectes, les Pucerons, les Lépidoptères du genre Psyché, les Hyménoptères de la tribu des Cynipides, etc. La reine-vierge est donc capable de pondre comme si elle avait été fécondée, mais de tous les œufs qu’elle pondra, dans les cellules grandes ou petites, ne naîtront que des mâles, et comme les mâles ne travaillent jamais, qu’ils vivent aux dépens des femelles, qu’ils ne vont même pas butiner pour leur propre compte et ne peuvent pourvoir à leur subsistance, c’est au bout de quelques semaines, après la mort des dernières ouvrières exténuées, la ruine et l’anéantissement total de la colonie. De la vierge sortiront des milliers de mâles, et chacun de ces mâles possédera des millions de ces spermatozoaires dont pas un n’a pu pénétrer dans son organisme. Cela n’est pas plus surprenant, si l’on veut, que mille autres phénomènes analogues, car au bout de peu de temps, quand on se penche sur ces problèmes, notamment sur ceux de la génération où le merveilleux et l’inattendu jaillissent de toutes parts et bien plus abondamment, bien moins humainement surtout que dans les contes de fées les plus miraculeux, la surprise est si habituelle qu’on en perd assez vite la notion. Mais le fait n’en était pas moins curieux à signaler. D’autre part, comment tirer au clair le but de la nature qui favorise ainsi les mâles, si funestes, au détriment des ouvrières, si nécessaires ? Craint-elle que l’intelligence des femelles ne les porte à réduire outre mesure le nombre de ces parasites ruineux, mais indispensables au maintien de l’espèce ? Est-ce par une réaction exagérée contre le malheur de la reine inféconde ? Est-ce une de ces précautions trop violentes et aveugles qui ne voient pas la cause du mal, dépassent le remède, et pour prévenir un accident fâcheux amènent une catastrophe ? — Dans la réalité — mais n’oublions pas que cette réalité n’est pas tout à fait la réalité naturelle et primitive, car dans la forêt originelle les colonies devaient être bien plus dispersées qu’elles ne le sont aujourd’hui, — dans la réalité, quand une reine n’est pas fécondée, ce n’est presque jamais faute de mâles, qui sont toujours nombreux et viennent de fort loin. C’est plutôt le froid ou la pluie qui la retiennent trop longtemps dans la ruche, et plus souvent encore ses ailes imparfaites qui l’empêchent d’accompagner le grand essor que demande l’organe du faux-bourdon. Néanmoins, la nature, sans tenir compte de ces causes plus réelles, se préoccupe passionnément de la multiplication des mâles. Elle brouille encore d’autres lois afin d’en obtenir, et l’on trouve parfois dans les ruchées orphelines deux ou trois ouvrières pressées d’un tel désir de maintenir l’espèce, que, malgré leurs ovaires atrophiés, elles s’efforcent de pondre, voient leurs organes s’épanouir un peu sous l’empire d’un sentiment exaspéré, parviennent à déposer quelques œufs ; mais de ces œufs, comme de ceux de la vierge-mère, ne sortent que des mâles.

XIII

Nous prenons ici sur le fait, dans son intervention, une volonté supérieure, mais peut-être imprudente, qui contrarie irrésistiblement la volonté intelligente d’une vie. De pareilles interventions sont assez fréquentes dans le monde des insectes. Il est curieux de les y étudier. Ce monde étant plus peuplé, plus complexe que les autres, souvent on y saisit mieux certains désirs de la nature, et on l’y surprend au milieu d’expériences qu’on pourrait croire inachevées. Elle a, par exemple, un grand désir général, qu’elle manifeste partout, — à savoir : l’amélioration de chaque espèce par le triomphe du plus fort. D’habitude la lutte est bien organisée. L’hécatombe des faibles est énorme, cela importe peu pourvu que la récompense du vainqueur soit efficace et sûre. Mais il est des cas où l’on dirait qu’elle n’a pas encore eu le temps de débrouiller ses combinaisons, où la récompense est impossible, où le sort du vainqueur est aussi funeste que celui des vaincus. Et pour ne pas quitter nos abeilles, je ne sache rien de plus frappant sous ce rapport que l’histoire des triongulins du Sitaris Colletis. On verra du reste que plusieurs détails de cette histoire ne sont pas aussi étrangers à celle de l’homme, qu’on serait tenté de le croire.

Ces triongulins sont les larves primaires d’un parasite propre à une abeille sauvage, obtusilingue et solitaire, la Collète ou Collétès, qui bâtit son nid en des galeries souterraines. Ils guettent l’abeille à l’entrée de ces galeries, et au nombre de trois, quatre, cinq, et souvent davantage, s’accrochent à ses poils, et s’installent sur son dos. Si la lutte des forts contre les faibles avait lieu à ce moment, il n’y aurait rien à dire et tout se passerait selon la loi universelle. Mais, on ne sait pourquoi, leur instinct veut, et par conséquent la nature ordonne qu’ils se tiennent tranquilles tant qu’ils sont sur le dos le l’abeille. Pendant qu’elle visite les fleurs, qu’elle maçonne et approvisionne ses cellules, ils attendent patiemment leur heure. — Mais sitôt qu’un œuf est pondu tous sautent dessus, et l’innocente Collète referme soigneusement la cellule bien pourvue de vivres, sans se douter qu’elle y emprisonne en même temps la mort de sa progéniture.

La cellule close, l’inévitable et salutaire combat de la sélection naturelle commence aussitôt entre les triongulins autour de l’œuf unique. Le plus fort, le plus habile, saisit son adversaire au défaut de la cuirasse, l’élève au-dessus de sa tête et le maintient ainsi dans ses mandibules des heures entières, jusqu’à ce qu’il expire. Mais pendant la bataille un autre triongulin resté seul ou déjà vainqueur de son rival, s’est emparé de l’œuf et l’a entamé. Il faut alors que le dernier vainqueur vienne à bout de ce nouvel ennemi, ce qui lui est facile, car le triongulin qui assouvit une faim prénatale, s’attache si obstinément à son œuf, qu’il ne songe pas à se défendre.

Enfin le voilà massacré et l’autre se trouve seul en présence de l’œuf si précieux et si bien gagné. Il plonge avidement la tête dans l’ouverture pratiquée par son prédécesseur et entreprend le long repas qui doit le transformer en insecte parfait, et lui fournir les outils nécessaires pour sortir de la cellule où il est séquestré. Mais la nature, qui veut cette épreuve de la lutte, a, d’autre part, calculé le prix de son triomphe avec une précision si avare, qu’un œuf suffit tout juste à la nourriture d’un seul triongulin. « De sorte, dit M. Mayet, à qui nous devons le récit de ces déconcertantes mésaventures, de sorte qu’à notre vainqueur manque toute la nourriture que son dernier ennemi a absorbée avant de mourir, et, incapable de subir la première mue, il meurt à son tour, reste suspendu à la peau de l’œuf, ou va augmenter dans le liquide sucré le nombre des noyés. »

XIV

Ce cas, bien qu’il soit rarement aussi clair, n’est pas unique dans l’histoire naturelle. On y voit à nu la lutte entre la volonté consciente du triongulin qui entend vivre et la volonté obscure et générale de la nature, qui désire également qu’il vive et même qu’il fortifie et améliore sa vie plus que sa volonté propre ne le pousserait à le faire. Mais, par une inadvertance étrange, l’amélioration imposée supprime la vie même du meilleur, et le Sitaris Colletis aurait depuis longtemps disparu, si des individus, isolés par un hasard contraire aux intentions de la nature, n’échappaient ainsi à l’excellente et prévoyante loi qui exige partout le triomphe des plus forts.

Il arrive donc que la grande puissance qui nous semble inconsciente, mais nécessairement sage, puisque la vie qu’elle organise et qu’elle maintient lui donne toujours raison, il arrive donc qu’elle tombe dans l’erreur ? Sa raison suprême, que nous invoquons quand nous atteignons les limites de la nôtre, aurait donc des défaillances ? Et si elle en a, qui les redresse ?

Mais revenons à son intervention irrésistible qui prend la forme de la parthénogenèse. Ne l’oublions point, ces problèmes que nous rencontrons dans un monde qui paraît très éloigné du nôtre, nous touchent de fort près. D’abord, il est probable qu’en notre propre corps, qui nous rend si vains, tout se passe de la même façon. La volonté ou l’esprit de la nature opérant en notre estomac, en notre cœur et dans la partie inconsciente de notre cerveau, ne doit guère différer de l’esprit ou de la volonté qu’elle a mis dans les animaux les plus rudimentaires, les plantes et les minéraux mêmes. Ensuite, qui oserait affirmer que des interventions plus secrètes mais non moins dangereuses ne se produisent jamais dans la sphère consciente de l’homme ? Dans le cas qui nous occupe, qui a raison, en fin de compte, de la nature ou de l’abeille ? Qu’arriverait-il si celle-ci, plus docile ou plus intelligente, comprenant trop parfaitement le désir de la nature, le suivait à l’extrême, et puisqu’elle demande impérieusement des mâles, les multipliait à l’infini ? Ne risquerait-elle pas de détruire son espèce ? Faut-il croire qu’il y ait des intentions de la nature qu’il soit dangereux de saisir et funeste de suivre avec trop d’ardeur, et qu’un de ses désirs souhaite qu’on ne pénètre et qu’on ne suive pas tous ses désirs ? N’est-ce point là, peut-être, un des périls que court la race humaine ? Nous aussi nous sentons en nous des forces inconscientes, qui veulent tout le contraire de ce que notre intelligence réclame. Est-il bon que cette intelligence, qui pour l’ordinaire, après avoir fait le tour d’elle-même, ne sait plus où aller, est-il bon qu’elle rejoigne ces forces et y ajoute son poids inattendu ?

XV

Avons-nous le droit de conclure du danger de la parthénogenèse que la nature ne sait pas toujours proportionner les moyens à la fin, que ce qu’elle entend maintenir se maintient parfois grâce à d’autres précautions qu’elle a prises contre ses précautions mêmes, et souvent aussi par des circonstances étrangères qu’elle n’a point prévues ? Mais prévoit-elle, entend-elle maintenir quelque chose ? La nature, dira-t-on, c’est un mot dont nous couvrons l’inconnaissable, et peu de faits décisifs autorisent à lui attribuer un but ou une intelligence. Il est vrai. Nous manions ici les vases hermétiquement clos qui meublent notre conception de l’univers. Pour n’y pas mettre invariablement l’inscription Inconnu qui décourage et impose le silence, nous y gravons, selon la forme et la grandeur, les mots : « Nature », « Vie », « Mort », « Infini », « Sélection », « Génie de l’Espèce », et bien d’autres, comme ceux qui nous précédèrent y fixèrent les noms de : « Dieu », de « Providence », de « Destin », de « Récompense », etc. C’est cela si l’on veut, et rien davantage. Mais si le dedans demeure obscur, du moins y avons-nous gagné que les inscriptions étant moins menaçantes nous pouvons approcher des vases, les toucher et y appliquer l’oreille avec une curiosité salutaire.

Mais quelque nom qu’on y attache, il est certain qu’à tout le moins l’un de ces vases, le plus grand, celui qui porte sur ses flancs le mot : « Nature », renferme une force très réelle, la plus réelle de toutes, et qui sait maintenir sur notre globe une quantité et une qualité de vie, énorme et merveilleuse, par des moyens si ingénieux que l’on peut dire sans exagération qu’ils passent tout ce que le génie de l’homme est capable d’organiser. Cette qualité et cette quantité se maintiendraient-elles par d’autres moyens ? Est-ce nous qui nous trompons en croyant voir des précautions là où il n’y a peut-être qu’un hasard fortuné qui survit à un million de hasards malheureux ?

XVI

Il se peut ; mais ces hasards fortunés nous donnent pour lors des leçons d’admiration, qui égalent celles que nous trouverions au-dessus du hasard. Ne regardons pas seulement les êtres qui ont une lueur d’intelligence ou de conscience et qui peuvent lutter contre les lois aveugles, ne nous penchons même pas sur les premiers représentants nébuleux du règne animal qui commence : les Protozoaires. Les expériences du célèbre microscopiste M. H. J. Carter, F.R.S., montrent, en effet, qu’une volonté, des désirs, des préférences se manifestent déjà dans des embryons aussi infimes que les myxomycètes, qu’il y a des mouvements de ruse dans des infusoires privés de tout organisme apparent, tels que l’Amœba qui guette avec une sournoise patience les jeunes Acinètes à la sortie de l’ovaire maternel, parce qu’elle sait qu’à ce moment elles n’ont pas encore de tentacules vénéneuses. Or, l’Amœba ne possède ni système nerveux, ni organe d’aucune espèce que l’on puisse observer. Allons directement aux végétaux qui sont immobiles et semblent soumis à toutes les fatalités, et sans nous arrêter aux plantes carnivores, aux Droseras par exemple, qui agissent réellement comme les animaux, étudions plutôt le génie déployé par telles de nos fleurs les plus simples pour que la visite d’une abeille entraîne inévitablement la fécondation croisée qui leur est nécessaire. Voyons le jeu miraculeusement combiné du rostellum, des rétinacles, de l’adhérence et de l’inclinaison mathématique et automatique des pollinies dans l’Orchis Morio, l’humble orchidée de nos contrées[3] ; démontons la double bascule infaillible des anthères de la sauge, qui viennent toucher à tel endroit le corps de l’insecte visiteur, pour qu’à son tour il touche à tel endroit précis le stigmate d’une fleur voisine ; suivons aussi les déclenchements successifs et les calculs du stigmate du Pedicularis Sylvatica ; voyons à l’entrée de l’abeille tous les organes de ces trois fleurs se mettre en mouvement à la manière de ces mécaniques compliquées que l’on trouve dans nos foires villageoises, et qui entrent en branle quand un tireur habile a touché le point noir de la cible.

Nous pourrions descendre plus bas encore, montrer comme l’a fait Ruskin, dans ses Ethics of the Dust, les habitudes, le caractère et les ruses des cristaux, leurs querelles, ce qu’ils font quand un corps étranger vient troubler leurs plans, qui sont plus anciens que tout ce que notre imagination peut concevoir, la manière dont ils admettent ou rejettent l’ennemi ; la victoire possible du plus faible sur le plus fort, par exemple le Quartz tout-puissant qui cède courtoisement à l’humble et sournois Épidote et lui permet de le surmonter, la lutte tantôt effroyable, tantôt magnifique du cristal de roche avec le fer, l’expansion régulière, immaculée, et la pureté intransigeante de tel bloc hyalin qui repousse d’avance toutes les souillures, et la croissance maladive, l’immoralité évidente de son frère, qui les accepte et se tord misérablement dans le vide ; nous pourrions invoquer les étranges phénomènes de cicatrisation et de réintégration cristalline dont parle Claude Bernard, etc… Mais, ici, le mystère nous est trop étranger. Tenons-nous à nos fleurs, qui sont les dernières figures d’une vie qui a encore quelque rapport à la nôtre. Il ne s’agit plus d’animaux ou d’insectes auxquels nous attribuons une volonté intelligente et particulière, grâce à laquelle ils survivent. À tort ou à raison, nous ne leur en accordons aucune. En tout cas, nous ne pouvons trouver en elles la moindre trace de ces organes où naissent et siègent d’habitude la volonté, l’intelligence, l’initiative d’une action. Par conséquent, ce qui agit en elles d’une manière si admirable, vient directement de ce qu’ailleurs nous appelons : la Nature. Ce n’est plus l’intelligence de l’individu, mais la force inconsciente et indivise, qui tend des pièges à d’autres formes d’elle-même. En induirons-nous que ces pièges soient autre chose que de purs accidents fixés par une routine accidentelle aussi ? Nous n’en avons pas encore le droit. On peut dire qu’au défaut de ces combinaisons miraculeuses, ces fleurs n’eussent pas survécu, mais que d’autres, qui n’auraient pas eu besoin de la fécondation croisée, les eussent remplacées, sans que personne se fût aperçu de l’inexistence des premières, sans que la vie qui ondule sur la terre nous eût paru moins incompréhensible, moins diverse ni moins étonnante.

XVII

Et pourtant, il serait difficile de ne pas reconnaître que des actes qui ont tout l’aspect d’actes de prudence et d’intelligence, provoquent et soutiennent les hasards fortunés. D’où émanent-ils ? Du sujet même ou de la force où il puise la vie ? Je ne dirai pas « peu importe », au contraire : il nous importerait énormément de le savoir. Mais en attendant que nous l’apprenions, que ce soit la fleur qui s’efforce d’entretenir et de perfectionner la vie que la nature a mise en elle, ou la nature qui fasse effort pour entretenir et améliorer la part d’existence que la fleur a prise, que ce soit enfin le hasard qui finisse par régler le hasard ; une multitude d’apparences nous invitent à croire que quelque chose d’égal à nos pensées les plus hautes sort par moments d’un fonds commun que nous avons à admirer sans pouvoir dire où il se trouve.

Il nous semble parfois qu’une erreur sorte de ce fonds commun. Mais bien que nous sachions fort peu de choses, nous avons maintes fois l’occasion de reconnaître que l’erreur est un acte de prudence qui passait la portée de nos premiers regards. Même dans le petit cercle que nos yeux embrassent, nous pouvons découvrir que si la nature paraît se tromper ici, c’est qu’elle juge utile de redresser là-bas son inadvertance présumée. Elle a mis les trois fleurs dont nous parlons, dans des conditions si difficiles, qu’elles ne peuvent se féconder elles-mêmes, mais c’est qu’elle juge profitable, sans que nous pénétrions pourquoi, que ces trois fleurs se fassent féconder par leurs voisines ; et le génie qu’elle n’a pas montré à notre droite, elle le manifeste à notre gauche, en activant l’intelligence de ses victimes. Les détours de ce génie nous demeurent inexplicables, mais son niveau reste toujours le même. Il paraît descendre dans une erreur, en admettant qu’une erreur soit possible, mais il remonte immédiatement dans l’organe chargé de la réparer. De quelque côté que nous nous tournions, il domine nos têtes. Il est l’océan circulaire, l’immense nappe d’eau sans étiage sur laquelle nos pensées les plus audacieuses, les plus indépendantes, ne seront jamais que des bulles soumises. Nous l’appelons aujourd’hui la nature, et demain nous lui trouverons peut-être un autre nom, plus terrible ou plus doux. En attendant, il règne à la fois et d’un esprit égal sur la vie et la mort, et fournit aux deux sœurs irréconciliables les armes magnifiques ou familières qui bouleversent et qui ornent son sein.

XVIII

Quant à savoir s’il prend des précautions pour maintenir ce qui s’agite à sa surface, ou s’il faut fermer le plus étrange des cercles en disant que ce qui s’agite à sa surface prend des précautions contre le génie même qui le fait vivre, voilà des questions réservées. Il nous est impossible de connaître si une espèce a survécu malgré les soins dangereux de la volonté supérieure, indépendamment de ceux-ci, ou enfin grâce à eux seuls.

Tout ce que nous pouvons constater, c’est que telle espèce subsiste, et que par conséquent la nature semble avoir raison sur ce point. Mais qui nous apprendra combien d’autres, que nous n’avons pas connues, sont tombées victimes de son intelligence oublieuse ou inquiète ? Tout ce qu’il nous est donné de constater encore, ce sont les formes surprenantes et parfois ennemies que prend, tantôt dans l’inconscience absolue, tantôt dans une espèce de conscience, le fluide extraordinaire qu’on nomme la vie, qui nous anime en même temps que tout le reste, et qui est cela même qui produit nos pensées qui le jugent et notre petite voix qui s’efforce d’en parler.

  1. La planchette d’abordage, qui n’est souvent que le prolongement du tablier ou plateau sur lequel est posée la ruche, forme une sorte de perron, de palier ou de repos, devant l’entrée principale ou trou de vol.
  2. Certains apidologues soutiennent qu’ouvrières et reines, après l’éclosion de l’œuf, reçoivent la même nourriture, une sorte de lait très riche en azote, que sécrète une glande spéciale dont est pourvue la tête des nourrices. Mais au bout de quelques jours les larves d’ouvrières sont sevrées et mises au régime plus grossier du miel et du pollen, au lieu que la future reine est gorgée jusqu’à son complet développement, du lait précieux qu’on a appelé « bouillie royale ». Quoi qu’il en soit, le résultat et le miracle sont pareils.
  3. Il est impossible de donner ici le détail de ce piège merveilleux décrit par Darwin. En voici le schème grossier : le pollen, dans l’Orchis Morio, n’est pas pulvérulent, mais aggloméré en forme de petites massues appelées Pollinies. Chacune de ces massues (elles sont deux) se termine à son extrémité inférieure par une rondelle visqueuse (le Rétinacle) renfermée dans une sorte de sac membraneux (le Rostellum) que le moindre contact fait éclater. Quand une abeille se pose sur la fleur, sa tête, en s’avançant pour pomper le nectar, effleure le sac membraneux qui se déchire et met à nu les deux rondelles visqueuses. Les Pollinies, grâce à la glu des rondelles, s’attachent à la tête de l’insecte qui, en quittant la fleur, les emporte comme deux cornes bulbeuses. Si ces deux cornes chargées de pollen demeuraient droites et rigides, au moment où l’abeille pénètre dans une orchidée voisine, elles toucheraient et feraient simplement éclater le sac membraneux de la seconde fleur, mais elles n’atteindraient pas le stigmate ou organe femelle qu’il s’agit de féconder, et qui est situé au dessous du sac membraneux. Le génie de l’Orchis Morio a prévu la difficulté, et, au bout de trente secondes, c’est-à-dire dans le peu de temps nécessaire à l’insecte pour achever de pomper le nectar et se transporter sur une autre fleur, la tige de la petite massue se dessèche et se rétracte, toujours du même côté et dans le même sens ; le bulbe qui contient le pollen s’incline, et son degré d’inclinaison est calculé de telle sorte qu’au moment où l’abeille entrera dans la fleur voisine il se trouvera tout juste au niveau du stigmate sur lequel il doit répandre sa poussière fécondante (voir, pour tous les détails de ce drame intime du monde inconscient des fleurs, l’admirable étude de Ch. Darwin : De la fécondation des Orchidées par les insectes, et des bons effets du croisement, 1862).