La Vie des abeilles/LIVRE V

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Paris E. Fasquelle (p. 210-246).


LIVRE V

LE VOL NUPTIAL

I

Voyons maintenant de quelle manière a lieu la fécondation de la reine-abeille. Ici encore, la nature a pris des mesures extraordinaires pour favoriser l’union des mâles et des femelles issus de souches différentes ; loi étrange, que rien ne l’obligeait de décréter, caprice, ou peut-être inadvertance initiale dont la réparation use les forces les plus merveilleuses de son activité.

Il est probable que si elle avait employé à assurer la vie, à atténuer la souffrance, à adoucir la mort, à écarter les hasards affreux, la moitié du génie qu’elle prodigue autour de la fécondation croisée et de quelques autres désirs arbitraires, l’univers nous eût offert une énigme moins incompréhensible, moins pitoyable que celle que nous tâchons de pénétrer. Mais ce n’est pas dans ce qui aurait pu être, c’est dans ce qui est qu’il convient de puiser notre conscience, et l’intérêt que nous prenons à l’existence.

Autour de la reine virginale, et vivant avec elle dans la foule de la ruche, s’agitent des centaines de mâles exubérants, toujours ivres de miel, dont la seule raison d’être est un acte d’amour. Mais malgré le contact incessant de deux inquiétudes qui partout ailleurs renversent tous les obstacles, jamais l’union ne s’opère dans la ruche, et l’on n’a jamais réussi à rendre féconde une reine captive[1]. Les amants qui l’entourent ignorent ce qu’elle est, tant qu’elle demeure au milieu d’eux. Sans se douter qu’ils viennent de la quitter, qu’ils dormaient avec elle sur les mêmes rayons, qu’ils l’ont peut-être bousculée dans leur sortie impétueuse, ils vont la demander à l’espace, aux creux les plus cachés de l’horizon. On dirait que leurs yeux admirables, qui coiffent toute leur tête d’un casque fulgurant, ne la reconnaissent et ne la désirent que lorsqu’elle plane dans l’azur. Chaque jour, de onze heures à trois heures, quand la lumière est dans tout son éclat, et surtout lorsque midi déploie jusqu’aux confins du ciel ses grandes ailes bleues pour attiser les flammes du soleil, leur horde empanachée se précipite à la recherche de l’épouse plus royale et plus inespérée qu’en aucune légende de princesse inaccessible, puisque vingt ou trente tribus l’environnent, accourues de toutes les cités d’alentour, pour lui faire un cortège de plus de dix mille prétendants, et que parmi ces mille, un seul sera choisi, pour un baiser unique d’une seule minute, qui le mariera à la mort en même temps qu’au bonheur, tandis que tous les autres voleront inutiles autour du couple enlacé, et périront bientôt sans revoir l’apparition prestigieuse et fatale.

II

Je n’exagère pas cette surprenante et folle prodigalité de la nature. Dans les meilleures ruches on compte d’habitude quatre ou cinq cents mâles. Dans les ruches dégénérées ou plus faibles, on en trouve souvent quatre ou cinq mille, car plus une ruche penche à sa ruine, plus elle produit de mâles. On peut dire qu’en moyenne, un rucher composé de dix colonies, éparpille dans l’air, à un moment donné, un peuple de dix mille mâles, dont dix ou quinze au plus auront chance d’accomplir l’acte unique pour lequel ils sont nés.

En attendant, ils épuisent les provisions de la cité, et le travail incessant de cinq ou six ouvrières suffit à peine à nourrir l’oisiveté vorace et plantureuse de chacun de ces parasites qui n’ont d’infatigable que la bouche. Mais toujours la nature est magnifique, quand il s’agit des fonctions et des privilèges de l’amour. Elle ne lésine que les organes et les instruments du travail. Elle est particulièrement âpre à tout ce que les hommes ont appelé vertu. En revanche, elle ne compte ni les joyaux, ni les faveurs qu’elle répand sur la route des amants les moins intéressants. Elle crie de toutes parts : « Unissez-vous, multipliez, il n’est d’autre loi, d’autre but que l’amour », — quitte à ajouter à mi-voix : — « Et durez après si vous le pouvez, cela ne me regarde plus ». On a beau faire, on a beau vouloir autre chose, on retrouve partout cette morale si différente de la nôtre. Voyez encore, dans les mêmes petits êtres, son avarice injuste et son faste insensé. De sa naissance à sa mort, l’austère butineuse doit aller au loin, dans les fourrés les plus épais, à la recherche d’une foule de fleurs qui se dissimulent. Elle doit découvrir aux labyrinthes des nectaires, aux allées secrètes des anthères, le miel et le pollen cachés. Pourtant ses yeux, ses organes olfactifs, sont comme des yeux, des organes d’infirme, au prix de ceux des mâles. Ceux-ci seraient à peu près aveugles et privés d’odorat qu’ils n’en pâtiraient guère, qu’ils le sauraient à peine. Ils n’ont rien à faire, aucune proie à poursuivre. On leur apporte leurs aliments tout préparés et leur existence se passe à humer le miel à même les rayons, dans l’obscurité de la ruche. Mais ils sont les agents de l’amour, et les dons les plus énormes et les plus inutiles sont jetés à pleines mains dans l’abîme de l’avenir. Un sur mille, parmi eux, aura à découvrir, une fois dans sa vie, au profond de l’azur, la présence de la vierge royale. Un sur mille devra suivre, un instant dans l’espace, la piste de la femelle qui ne cherche pas à fuir. Il suffit. La puissance partiale a ouvert à l’extrême et jusqu’au délire, ses trésors inouïs. À chacun de ses amants improbables, dont neuf cent quatre-vingt-dix-neuf seront massacrés quelques jours après les noces mortelles du millième, elle a donné treize mille yeux de chaque côté de la tête, alors que l’ouvrière en a six mille. Elle a pourvu leurs antennes, selon les calculs de Cheshire, de trente-sept mille huit cents cavités olfactives, alors que l’ouvrière n’en possède pas cinq mille. Voilà un exemple de la disproportion qu’on observe à peu près partout entre les dons qu’elle accorde à l’amour, et ceux qu’elle marchande au travail, entre la faveur qu’elle répand sur ce qui donne essor à la vie dans un plaisir, et l’indifférence où elle abandonne ce qui se maintient patiemment dans la peine. Qui voudrait peindre au vrai le caractère de la nature, d’après les traits que l’on rencontre ainsi, il en ferait une figure extraordinaire qui n’aurait aucun rapport à notre idéal, qui doit cependant provenir d’elle aussi. Mais l’homme ignore trop de choses pour entreprendre ce portrait où il ne saurait mettre qu’une grande ombre avec deux ou trois points d’une lumière incertaine.

III

Bien peu, je pense, ont violé le secret des noces de la reine-abeille, qui s’accomplissent aux replis infinis et éblouissants d’un beau ciel. Mais il est possible de surprendre le départ hésitant de la fiancée, et le retour meurtrier de l’épouse.

Malgré son impatience, elle choisit son jour et son heure, et attend à l’ombre des portes qu’une matinée merveilleuse s’épanche dans l’espace nuptial, du fond des grandes urnes azurées. Elle aime le moment où un peu de rosée mouille d’un souvenir les feuilles et les fleurs, où la dernière fraîcheur de l’aube défaillante lutte dans sa défaite avec l’ardeur du jour, comme une vierge nue au bras d’un lourd guerrier, où le silence et les roses de midi qui s’approche, laissent encore percer çà et là quelque parfum des violettes du matin, quelque cri transparent de l’aurore.

Elle paraît alors sur le seuil, au milieu de l’indifférence des butineuses qui vaquent à leurs affaires, ou environnée d’ouvrières affolées, selon qu’elle laisse des sœurs dans la ruche ou qu’il n’est plus possible de la remplacer. Elle prend son vol à reculons, revient deux ou trois fois sur la tablette d’abordage, et quand elle a marqué dans son esprit l’aspect et la situation exacte de son royaume qu’elle n’a jamais vu du dehors, elle part comme un trait au zénith de l’azur. Elle gagne ainsi des hauteurs et une zone lumineuse que les autres abeilles n’affrontent à aucune époque de leur vie. Au loin, autour des fleurs où flotte leur paresse, les mâles ont aperçu l’apparition et respiré le parfum magnétique qui se répand de proche en proche jusqu’aux ruchers voisins. Aussitôt les hordes se rassemblent et plongent à sa suite dans la mer d’allégresse dont les bornes limpides se déplacent. Elle, ivre de ses ailes, et obéissant à la magnifique loi de l’espèce qui choisit pour elle son amant et veut que le plus fort l’atteigne seul dans la solitude de l’éther, elle monte toujours, et l’air bleu du matin s’engouffre pour la première fois dans ses stigmates abdominaux et chante comme le sang du ciel dans les mille radicelles reliées aux deux sacs trachéens qui occupent la moitié de son corps et se nourrissent de l’espace. Elle monte toujours. Il faut qu’elle atteigne une région déserte que ne hantent plus les oiseaux qui pourraient troubler le mystère. Elle s’élève encore, et déjà la troupe inégale diminue et s’égrène sous elle. Les faibles, les infirmes, les vieillards, les mal venus, les mal nourris des cités inactives ou misérables, renoncent à la poursuite et disparaissent dans le vide. Il ne reste plus en suspens, dans l’opale infinie, qu’un petit groupe infatigable. Elle demande un dernier effort à ses ailes, et voici que l’élu des forces incompréhensibles la rejoint, la saisit, la pénètre et, qu’emportée d’un double élan, la spirale ascendante de leur vol enlacé tourbillonne une seconde dans le délire hostile de l’amour.

IV

La plupart des êtres ont le sentiment confus qu’un hasard très précaire, une sorte de membrane transparente, sépare la mort de l’amour, et que l’idée profonde de la nature veut que l’on meure dans le moment où l’on transmet la vie. C’est probablement cette crainte héréditaire qui donne tant d’importance à l’amour. Ici du moins se réalise dans sa simplicité primitive cette idée dont le souvenir plane encore sur le baiser des hommes. Aussitôt l’union accomplie, le ventre du mâle s’entr’ouvre, l’organe se détache, entraînant la masse des entrailles, les ailes se détendent et, foudroyé par l’éclair nuptial, le corps vidé tournoie et tombe dans l’abîme.

La même pensée qui tantôt, dans la parthénogenèse, sacrifiait l’avenir de la ruche à la multiplication insolite des mâles, sacrifie ici le mâle à l’avenir de la ruche.

Elle étonne toujours cette pensée ; plus on l’interroge, plus les certitudes diminuent, et Darwin par exemple, pour citer celui qui de tous les hommes l’a le plus passionnément et le plus méthodiquement étudiée, Darwin sans trop se l’avouer, perd contenance à chaque pas et rebrousse chemin devant l’inattendu et l’inconciliable. Voyez-le, si vous voulez assister au spectacle noblement humiliant du génie humain aux prises avec la puissance infinie, voyez-le qui essaie de démêler les lois bizarres, incroyablement mystérieuses et incohérentes de la stérilité et de la fécondité des hybrides, ou celles de la variabilité des caractères spécifiques et génériques. À peine a-t-il formulé un principe que des exceptions sans nombre l’assaillent, et bientôt le principe accablé est heureux de trouver asile dans un coin et de garder, à titre d’exception, un reste d’existence.

C’est que dans l’hybridité, dans la variabilité (notamment dans les variations simultanées, appelées corrélation de croissance), dans l’instinct, dans les procédés de la concurrence vitale, dans la sélection, dans la succession géologique et dans la distribution géographique des êtres organisés, dans les affinités mutuelles, comme partout ailleurs, la pensée de la nature est tatillonne et négligente, économe et gâcheuse, prévoyante et inattentive, inconstante et inébranlable, agitée et immobile, une et innombrable, grandiose et mesquine dans le même moment et le même phénomène. Alors qu’elle avait devant elle le champ immense et vierge de la simplicité, elle le peuple de petites erreurs, de petites lois contradictoires, de petits problèmes difficiles qui s’égarent dans l’existence comme des troupeaux aveugles. Il est vrai que tout cela se passe dans notre œil qui ne reflète qu’une réalité appropriée à notre taille et à nos besoins, et que rien ne nous autorise à croire que la nature perde de vue ses causes et ses résultats égarés.

En tout cas, il est rare qu’elle leur permette d’aller trop loin, de s’approcher de régions illogiques ou dangereuses. Elle dispose de deux forces qui ont toujours raison, et quand les phénomènes dépassent certaines bornes, elle fait signe à la vie ou à la mort qui viennent rétablir l’ordre et retracer la route avec indifférence.

V

Elle nous échappe de toutes parts, elle méconnaît la plupart de nos règles, et brise toutes nos mesures. — À notre droite, elle est bien au-dessous de notre pensée, mais voilà qu’à notre gauche, elle la domine brusquement comme une montagne. À tout moment, il semble qu’elle se trompe, aussi bien dans le monde de ses premières expériences que dans celui des dernières, je veux dire dans le monde de l’homme. Elle y sanctionne l’instinct de la masse obscure, l’injustice inconsciente du nombre, la défaite de l’intelligence et de la vertu, la morale sans hauteur qui guide le grand flot de l’espèce et qui est manifestement inférieure à la morale que peut concevoir et souhaiter l’esprit qui s’ajoute au petit flot plus clair qui remonte le fleuve. Pourtant, est-ce à tort que ce même esprit se demande aujourd’hui si son devoir n’est pas de chercher toute vérité, par conséquent les vérités morales aussi bien que les autres, dans ce chaos plutôt qu’en lui-même, où elles paraissent relativement si claires et si précises ?

Il ne songe pas à renier la raison et la vertu de son idéal consacré par tant de héros et de sages, mais parfois il se dit que peut-être cet idéal s’est formé trop à part de la masse énorme dont il prétend à représenter la beauté diffuse. À bon droit, il a pu craindre jusqu’ici qu’en adaptant sa morale à celle de la nature, il n’eût anéanti ce qui lui paraît être le chef-d’œuvre de cette nature même. Mais à présent qu’il connaît un peu mieux celle-ci, et que quelques réponses encore obscures, mais d’une ampleur imprévue, lui ont fait entrevoir un plan et une intelligence plus vastes que tout ce qu’il pouvait imaginer en se renfermant en lui-même, il a moins peur, il n’a plus aussi impérieusement besoin de son refuge de vertu et de raison particulières. Il juge que ce qui est si grand ne saurait enseigner à se diminuer. Il voudrait savoir si le moment n’est pas venu de soumettre à un examen plus judicieux ses principes, ses certitudes et ses rêves.

Je le répète, il ne songe pas à abandonner son idéal humain. Cela même qui d’abord dissuade de cet idéal apprend à y revenir. La nature ne saurait donner de mauvais conseils à un esprit à qui toute vérité, qui n’est pas au moins aussi haute que la vérité de son propre désir, ne paraît pas assez élevée pour être définitive et digne du grand plan qu’il s’efforce d’embrasser. Rien ne change de place dans sa vie, sinon pour monter avec lui, et longtemps encore il se dira qu’il monte quand il se rapproche de l’ancienne image du bien. Mais dans sa pensée tout se transforme avec une liberté plus grande, et il peut descendre impunément dans sa contemplation passionnée, jusqu’à chérir autant que des vertus, les contradictions les plus cruelles et les plus immorales de la vie, car il a le pressentiment qu’une foule de vallées successives conduisent au plateau qu’il espère. Cette contemplation et cet amour n’empêchent pas qu’en cherchant la certitude, et alors même que ses recherches le mènent à l’opposé de ce qu’il aime, il ne règle sa conduite sur la vérité la plus humainement belle et se tienne au provisoire le plus haut. Tout ce qui augmente la vertu bienfaisante entre immédiatement dans sa vie ; tout ce qui l’amoindrirait y demeure en suspens, comme ces sels insolubles qui ne s’ébranleront qu’à l’heure de l’expérience décisive. Il peut accepter une vérité inférieure, mais, pour agir selon cette vérité, il attendra, — durant des siècles, s’il est nécessaire, — qu’il aperçoive le rapport que cette vérité doit avoir à des vérités assez infinies pour envelopper et surpasser toutes les autres

En un mot, il sépare l’ordre moral de l’ordre intellectuel, et n’admet dans le premier que ce qui est plus grand et plus beau qu’autrefois. Et s’il est blâmable de séparer ces deux ordres, comme on le fait trop souvent dans la vie, pour agir moins bien qu’on ne pense ; voir le pire et suivre le meilleur, tendre son action au-dessus de son idée, est toujours salutaire et raisonnable, car l’expérience humaine nous permet d’espérer plus clairement de jour en jour, que la pensée la plus haute que nous puissions atteindre sera longtemps encore au-dessous de la mystérieuse vérité que nous cherchons. Au surplus, quand rien ne serait vrai de tout ce qui précède, il lui resterait une raison simple et naturelle pour ne pas encore abandonner son idéal humain. Plus il accorde de force aux lois qui semblent proposer l’exemple de l’égoïsme, de l’injustice et de la cruauté, plus, du même coup, il en apporte aux autres qui conseillent la générosité, la pitié, la justice, car dès l’instant qu’il commence d’égaliser et de proportionner plus méthodiquement les parts qu’il fait à l’univers et à lui-même, il trouve à ces dernières lois quelque chose d’aussi profondément naturel qu’aux premières, puisqu’elles sont inscrites aussi profondément en lui que les autres le sont dans tout ce qui l’entoure.

VI

Remontons aux noces tragiques de la reine. Dans l’exemple qui nous occupe, la nature veut donc, en vue de la fécondation croisée, que l’accouplement du faux-bourdon et de la reine abeille ne soit possible qu’en plein ciel. Mais ses désirs se mêlent comme un réseau et ses lois les plus chères ont à passer sans cesse à travers les mailles d’autres lois, qui l’instant d’après passeront à leur tour à travers celles des premières.

Ayant peuplé ce même ciel de dangers innombrables, de vents froids, de courants, d’orages, de vertiges, d’oiseaux, d’insectes, de gouttes d’eau qui obéissent aussi à des lois invincibles, il faut qu’elle prenne des mesures pour que cet accouplement soit aussi bref que possible. Il l’est, grâce à la mort foudroyante du mâle. Une étreinte y suffit, et la suite de l’hymen s’accomplit aux flancs mêmes de l’épouse.

Celle-ci, des hauteurs bleuissantes, redescend à la ruche tandis que frémissent derrière elle, comme des oriflammes, les entrailles déroulées de l’amant. Quelques apidologues prétendent qu’à ce retour gros de promesses, les ouvrières manifestent une grande joie. Büchner, entre autres, en trace un tableau détaillé. J’ai guetté bien des fois ces rentrées nuptiales et j’avoue n’avoir guère constaté d’agitation insolite, hors les cas où il s’agissait d’une jeune reine sortie à la tête d’un essaim et qui représentait l’unique espoir d’une cité récemment fondée et encore déserte. Alors toutes les travailleuses sont affolées et se précipitent à sa rencontre. Mais pour l’ordinaire, et bien que le danger que court l’avenir de la cité soit souvent aussi grand, il semble qu’elles l’oublient. Elles ont tout prévu jusqu’au moment où elles permirent le massacre des reines rivales. Mais arrivé là, leur instinct s’arrête ; il y a comme un trou dans leur prudence. Elles paraissent donc assez indifférentes. Elles lèvent la tête, reconnaissent peut-être le témoignage meurtrier de la fécondation, mais encore méfiantes, ne manifestent pas l’allégresse que notre imagination attendait. Positives et lentes à l’illusion, avant de se réjouir, elles attendent probablement d’autres preuves. On a tort de vouloir rendre logiques et humaniser à l’extrême tous les sentiments de petits êtres si différents de nous. Avec les abeilles, comme avec tous les animaux qui portent en eux un reflet de notre intelligence, on arrive rarement à des résultats aussi précis que ceux qu’on décrit dans les livres. Trop de circonstances nous demeurent inconnues. Pourquoi les montrer plus parfaites qu’elles ne sont, en disant ce qui n’est pas ? Si quelques-uns jugent qu’elles seraient plus intéressantes si elles étaient pareilles à nous-mêmes, c’est qu’ils n’ont pas encore une idée juste de ce qui doit éveiller l’intérêt d’un esprit sincère. Le but de l’observateur n’est pas d’étonner, mais de comprendre, et il est aussi curieux de marquer simplement les lacunes d’une intelligence et tous les indices d’un régime cérébral qui diffère du nôtre, que d’en rapporter des merveilles.

Pourtant, l’indifférence n’est pas unanime, et lorsque la reine haletante arrive sur la planchette d’abordage, quelques groupes se forment et l’accompagnent sous les voûtes, où le soleil, héros de toutes les fêtes de la ruche, pénètre à petits pas craintifs et trempe d’ombre et d’azur les murailles de cire et les rideaux de miel. Du reste, la nouvelle épousée ne se trouble pas plus que son peuple, et il n’y a point place pour de nombreuses émotions dans son étroit cerveau de reine pratique et barbare. Elle n’a qu’une préoccupation, c’est de se débarrasser au plus vite des souvenirs importuns de l’époux qui entravent sa démarche. Elle s’assied sur le seuil, et arrache avec soin les organes inutiles, que des ouvrières emportent à mesure et vont jeter au loin ; car le mâle lui a donné tout ce qu’il possédait et beaucoup plus qu’il n’était nécessaire. Elle ne garde, dans sa spermathèque, que le liquide séminal où nagent les millions de germes qui, jusqu’à son dernier jour, viendront un à un, au passage des œufs, accomplir dans l’ombre de son corps l’union mystérieuse de l’élément mâle et femelle dont naîtront les ouvrières. Par un échange curieux, c’est elle qui fournit le principe mâle, et le mâle le principe femelle. Deux jours après l’accouplement, elle dépose ses premiers œufs, et aussitôt le peuple l’entoure de soins minutieux. Dès lors, douée d’un double sexe, renfermant en elle un mâle inépuisable, elle commence sa véritable vie, elle ne quitte plus la ruche, ne revoit plus la lumière, si ce n’est pour accompagner un essaim ; et sa fécondité ne s’arrête qu’aux approches de la mort.

VII

Voilà de prodigieuses noces, les plus féeriques que nous puissions rêver, azurées et tragiques, emportées par l’élan du désir au-dessus de la vie, foudroyantes et impérissables, uniques et éblouissantes, solitaires et infinies. Voilà d’admirables ivresses où la mort, survenue dans ce qu’il y a de plus limpide et de plus beau autour de cette sphère : l’espace virginal et sans bornes, fixe dans la transparence auguste du grand ciel la seconde du bonheur, purifie dans la lumière immaculée ce que l’amour a toujours d’un peu misérable, rend inoubliable le baiser, et se contentant cette fois d’une dîme indulgente, de ses mains devenues maternelles, prend elle-même le soin d’introduire et d’unir pour un long avenir inséparable, dans un seul et même corps, deux petites vies fragiles.

La vérité profonde n’a pas cette poésie, elle en possède une autre que nous sommes moins aptes à saisir ; mais que nous finirons peut-être par comprendre et aimer. La nature ne s’est pas souciée de procurer à ces deux « raccourcis d’atome », comme les appellerait Pascal, un mariage resplendissant, une idéale minute d’amour. Elle n’a eu en vue, nous l’avons déjà dit, que l’amélioration de l’espèce par la fécondation croisée. Pour l’assurer, elle a disposé l’organe du mâle d’une façon si particulière qu’il lui est impossible d’en faire usage ailleurs que dans l’espace. Il faut d’abord que par un vol prolongé il dilate complètement ses deux grands sacs trachéens. Ces énormes ampoules qui se gorgent d’azur, refoulent alors les parties basses de l’abdomen et permettent l’exsertion de l’organe. C’est là tout le secret physiologique, assez vulgaire diront les uns, presque fâcheux affirmeront les autres, de l’essor admirable des amants, de l’éblouissante poursuite de ces noces magnifiques.

VIII

« Et nous, se demande un poète, devrons-nous donc toujours nous réjouir au-dessus de la vérité ? »

Oui, à tout propos, à tout moment, en toutes choses, réjouissons-nous, non pas au-dessus de la vérité, ce qui est impossible puisque nous ignorons où elle se trouve, mais au-dessus des petites vérités que nous entrevoyons. Si quelque hasard, quelque souvenir, quelque illusion, quelque passion, n’importe quel motif en un mot, fait qu’un objet se montre à nous plus beau qu’il ne se montre aux autres, que d’abord ce motif nous soit cher. Peut-être n’est-il qu’erreur : l’erreur n’empêche point que le moment où l’objet nous paraît le plus admirable est celui où nous avons le plus de chance d’apercevoir sa vérité. La beauté que nous lui prêtons dirige notre attention sur sa beauté et sa grandeur réelles, qui ne sont point faciles à découvrir, et se trouvent dans les rapports que tout objet a nécessairement avec des lois, avec des forces générales et éternelles. La faculté d’admirer que nous aurons fait naître à propos d’une illusion ne sera pas perdue pour la vérité qui viendra tôt ou tard. C’est avec des mots, avec des sentiments, c’est dans la chaleur développée par d’anciennes beautés imaginaires, que l’humanité accueille aujourd’hui des vérités qui peut-être ne seraient pas nées, et n’auraient pu trouver un milieu favorable, si ces illusions sacrifiées n’avaient d’abord habité et réchauffé le cœur et la raison où les vérités vont descendre. Heureux les yeux qui n’ont pas besoin d’illusion pour voir que le spectacle est grand ! Pour les autres, c’est l’illusion qui leur apprend à regarder, à admirer et à se réjouir. Et si haut qu’ils regardent, ils ne regarderont pas trop haut. Dès qu’on s’en approche, la vérité s’élève ; dès qu’on l’admire on s’en rapproche. Et si haut qu’ils se réjouissent, ils ne se réjouiront jamais dans le vide ni au-dessus de la vérité inconnue et éternelle qui est sur toute chose comme de la beauté en suspens.

IX

Est-ce à dire que nous nous attacherons aux mensonges, à une poésie volontaire et irréelle, et que faute de mieux nous ne nous réjouirons qu’en eux ? Est-ce à dire que dans l’exemple que nous avons sous les yeux, — il n’est rien en soi, mais nous nous y arrêtons parce qu’il en représente mille autres et toute notre attitude en face de divers ordres de vérités, — est-ce à dire que dans cet exemple nous négligerons l’explication physiologique pour ne retenir et ne goûter que l’émotion de ce vol nuptial, qui, quelle qu’en soit la cause, n’en est pas moins l’un des plus beaux actes lyriques de cette force tout à coup désintéressée et irrésistible à laquelle obéissent tous les êtres vivants et qu’on nomme l’amour ? Rien ne serait plus puéril, rien ne serait plus impossible, grâce aux excellentes habitudes qu’ont prises aujourd’hui tous les esprits de bonne foi.

Ce menu fait de l’exsertion de l’organe de l’abeille mâle, qui ne peut avoir lieu qu’à la suite du gonflement des vésicules trachéennes, nous l’admettrons évidemment puisqu’il est incontestable. Mais si nous nous en contentions, si nous ne regardions plus rien par de là, si nous en induisions que toute pensée qui va trop loin ou trop haut a nécessairement tort et que la vérité se trouve toujours dans le détail matériel, si nous ne cherchions pas, n’importe où, dans des incertitudes souvent plus étendues que celles que la petite explication nous a forcé d’abandonner, par exemple dans l’étrange mystère de la fécondation croisée, dans la perpétuité de l’espèce et de la vie, dans le plan de la nature, si nous n’y cherchions pas une suite à cette explication, un prolongement de beauté et de grandeur dans l’inconnu, j’ose presque assurer que nous passerions notre existence à une plus grande distance de la vérité que ceux-là mêmes qui s’obstinent aveuglément dans l’interprétation poétique et tout imaginaire de ces noces merveilleuses. Ils se trompent évidemment sur la forme ou la nuance de la vérité, mais beaucoup mieux que ceux qui se flattent de la tenir tout entière dans la main, ils vivent sous son impression et dans son atmosphère. Ils sont préparés à la recevoir, il y a en eux un espace plus hospitalier, et s’ils ne la voient pas, ils tendent du moins les yeux vers le lieu de beauté et de grandeur où il est salutaire de croire qu’elle se trouve.

Nous ignorons la fin de la nature qui est pour nous la vérité qui domine toutes les autres. Mais, pour l’amour même de cette vérité, pour entretenir en notre âme l’ardeur de sa recherche, il est nécessaire que nous la croyions grande. Et si, un jour nous reconnaissons que nous avons fait fausse route, qu’elle est petite et incohérente, ce sera grâce à l’animation que nous avait donnée sa grandeur présumée que nous découvrirons sa petitesse, et cette petitesse, quand elle sera certaine, nous enseignera ce qu’il faut faire. En attendant, ce n’est pas trop, pour aller à sa recherche, que de mettre en mouvement tout ce que notre raison et notre cœur possèdent de plus puissant et de plus audacieux. Et quand le dernier mot de tout ceci serait misérable, ce ne sera pourtant pas une petite chose que d’avoir mis à nu la petitesse ou l’inanité du but de la nature.

X

« Il n’y a pas encore de vérité pour nous, me disait un jour un des grands physiologistes de ce temps, tandis que je me promenais avec lui dans la campagne, il n’y a pas encore de vérité, mais il y a partout trois bonnes apparences de vérité. Chacun fait son choix ou plutôt le subit, et ce choix qu’il subit ou qu’il fait souvent sans réfléchir et auquel il se tient, détermine la forme et la conduite de tout ce qui pénètre en lui. L’ami que nous rencontrons, la femme qui s’avance en souriant, l’amour qui ouvre notre cœur, la mort ou la tristesse qui le referment, ce ciel de septembre que nous regardons, ce jardin superbe et charmant, où l’on voit, comme dans la Psyché de Corneille, « des berceaux de verdure soutenus par des termes dorés, » le troupeau qui paît et le berger qui dort, les dernières maisons du village, l’océan entre les arbres, tout s’abaisse ou se redresse, tout s’orne ou se dépouille avant d’entrer en nous, selon le petit signe que lui fait notre choix. Apprenons à choisir l’apparence. Au déclin d’une vie où j’ai tant cherché la menue vérité et la cause physique, je commence à chérir, non pas ce qui éloigne d’elles, mais ce qui les précède, et surtout ce qui les dépasse un peu.

« Nous étions arrivés au sommet d’un plateau de ce pays de Caux, en Normandie, qui est souple comme un parc anglais, mais un parc naturel et sans limites. C’est l’un des rares points du globe où la campagne se montre complètement saine, d’un vert sans défaillance. Un peu plus au nord, l’âpreté la menace ; un peu plus au sud, le soleil la fatigue et la hâle. Au bout d’une plaine qui s’étendait jusqu’à la mer, des paysans édifiaient une meule.

« Regardez, me dit-il : vus d’ici, ils sont beaux. Ils construisent cette chose si simple et si importante, qui est par excellence le monument heureux et presque invariable de la vie humaine qui se fixe : une meule de blé. La distance, l’air du soir, font de leurs cris de joie une sorte de chant sans paroles qui répond au noble chant des feuilles qui parlent sur nos têtes. Au-dessus d’eux, le ciel est magnifique, comme si des esprits bienveillants, munis de palmes de feu, avaient balayé toute la lumière du côté de la meule pour éclairer plus longtemps le travail. Et la trace des palmes est restée dans l’azur. Voyez l’humble église qui les domine et les surveille, à mi-côte, parmi les tilleuls arrondis et le gazon du cimetière familier qui regarde l’océan natal. Ils élèvent harmonieusement leur monument de vie sous les monuments de leurs morts qui firent les mêmes gestes et ne sont pas absents.

« Embrassez l’ensemble : aucun détail trop particulier, trop caractéristique, comme on en trouverait en Angleterre, en Provence ou en Hollande. C’est le tableau large, et assez banal pour être symbolique, d’une vie naturelle et heureuse. Voyez donc l’eurythmie de l’existence humaine dans ses mouvements utiles. Regardez l’homme qui mène les chevaux, tout le corps de celui qui tend la gerbe sur la fourche, les femmes penchées sur le blé et les enfants qui jouent… Ils n’ont pas déplacé une pierre, remué une pelletée de terre pour embellir le paysage ; ils ne font pas un pas, ne plantent pas un arbre, ne sèment pas une fleur qui ne soient nécessaires. Tout ce tableau n’est que le résultat involontaire de l’effort de l’homme pour subsister un moment dans la nature ; et cependant, ceux d’entre nous qui n’ont d’autre souci que d’imaginer ou de créer des spectacles de paix, de grâce ou de pensée profonde, n’ont rien trouvé de plus parfait, et viennent simplement peindre ou décrire ceci quand ils veulent nous représenter de la beauté ou du bonheur. Voilà la première apparence que quelques-uns appellent la vérité. »

XI

« Approchons. Saisissez-vous le chant qui répondait si bien au feuillage des grands arbres ? Il est formé de gros mots et d’injures ; et quand le rire éclate c’est qu’un homme, qu’une femme lance une ordure ou qu’on se moque du plus faible, du bossu qui ne peut soulever son fardeau, du boiteux qu’on renverse, de l’idiot qu’on houspille.

« Je les observe depuis bien des années. Nous sommes en Normandie, la terre est grasse et facile. Il y a autour de cette meule un peu plus de bien-être que n’en suppose ailleurs une scène de ce genre. Par conséquent, la plupart des hommes sont alcooliques, beaucoup de femmes le sont aussi. Un autre poison que je n’ai pas besoin de nommer, corrode encore la race. On lui doit, ainsi qu’à l’alcool, ces enfants que vous voyez là. Ce nabot, ce scrofuleux, ce cagneux, ce bec-de-lièvre et cet hydrocéphale. Tous, hommes et femmes, jeunes et vieux, ont les vices ordinaires du paysan. Ils sont brutaux, hypocrites, menteurs, rapaces, médisants, méfiants, envieux, tournés aux petits profits illicites, aux interprétations basses, à l’adulation du plus fort. La nécessité les rassemble et les contraint de s’entr’aider, mais le vœu secret de tous est de s’entre-nuire dès qu’ils peuvent le faire sans danger. Le malheur d’autrui est le seul plaisir sérieux du village. Une grande infortune y est l’objet, longuement caressé, de délectations sournoises. Ils s’épient, se jalousent, se méprisent, se détestent. Tant qu’ils sont pauvres, ils nourrissent contre la dureté et l’avarice de leurs maîtres une haine recuite et renfermée, et, s’ils ont à leur tour des valets, ils profitent de l’expérience de la servitude pour surpasser la dureté et l’avarice dont ils ont souffert.

« Je pourrais vous faire le détail des mesquineries, des fourberies, des tyrannies, des injustices, des rancunes qui animent ce travail baigné d’espace et de paix. Ne croyez pas que la vue de ce ciel admirable, de la mer qui étale derrière l’église un autre ciel plus sensible qui coule sur la terre comme un grand miroir de conscience et de sagesse, ne croyez pas que cela les étende ou les élève. Ils ne l’ont jamais regardé. Rien ne remue et ne mène leurs pensées, sinon trois ou quatre craintes circonscrites : crainte de la faim, crainte de la force, de l’opinion et de la loi, et à l’heure de la mort, la terreur de l’enfer. Pour montrer ce qu’ils sont, il faudrait les prendre un à un. Tenez, ce grand à gauche qui a l’air jovial et lance de si belles gerbes. L’été dernier, ses amis lui cassèrent le bras droit dans une rixe d’auberge. J’ai réduit la fracture qui était mauvaise et compliquée. Je l’ai soigné longtemps, je lui ai donné de quoi vivre en attendant qu’il pût se remettre au travail. Il venait chez moi tous les jours. Il en a profité pour répandre au village qu’il m’avait surpris dans les bras de ma belle-sœur et que ma mère s’enivrait. Il n’est pas méchant, il ne m’en veut pas ; au contraire, remarquez, son visage s’éclaire d’un bon sourire sincère en me voyant. Ce n’était pas la haine sociale qui le poussait. Le paysan ne hait pas le riche ; il respecte trop la richesse. Mais je pense que mon bon porte-fourche ne comprenait point pourquoi je le soignais sans en tirer profit. Il soupçonne quelque manigance et n’entend pas être dupe. Plus d’un, plus riche ou plus pauvre, avait fait de même avant lui, ou pis. Il ne croyait pas mentir en répandant ses inventions, il obéissait à un ordre confus de la moralité environnante. Il répondait sans le savoir, et pour ainsi dire malgré lui, au désir tout-puissant de la malveillance générale… Mais pourquoi achever un tableau connu de tous ceux qui ont vécu quelques années à la campagne. Voilà la seconde apparence que la plupart appellent la vérité. C’est la vérité de la vie nécessaire. Il est certain qu’elle repose sur les faits les plus précis, sur les seuls que tout homme puisse observer et éprouver.

XII

« Asseyons-nous sur ces gerbes, poursuivit-il, et regardons encore. Ne rejetons aucun des petits faits qui forment la réalité que j’ai dite. Laissons-les s’éloigner d’eux-mêmes dans l’espace. Ils encombrent le premier plan, mais il faut reconnaître qu’il y a derrière eux une grande force bien admirable qui maintient tout l’ensemble. Le maintient-elle seulement, ne l’élève-t-elle pas ? Ces hommes que nous voyons ne sont plus tout à fait les animaux farouches de La Bruyère “qui avaient comme une voix articulée, et se retiraient la nuit dans des tanières, où ils vivaient de pain noir, d’eau et de racines…”

« La race me direz-vous, est moins forte et moins saine, c’est possible ; l’alcool et l’autre fléau sont des accidents que l’humanité doit dépasser, peut-être des épreuves dont tels de nos organes, les organes nerveux par exemple, tireront bénéfice, car régulièrement nous voyons la vie profiter des maux qu’elle surmonte. Au surplus, un rien, qu’on peut trouver demain, suffira à les rendre inoffensifs. Ce n’est donc pas cela qui nous oblige à restreindre notre regard. Ces hommes ont des pensées, des sentiments que n’avaient pas encore ceux de La Bruyère. — “J’aime mieux la bête simple et toute nue, que l’odieuse demi-bête, murmurai-je. ―” « Vous parlez ainsi selon la première apparence, celle des poètes, que nous avons vue, reprit-il ; ne la mêlons pas à celle que nous examinons. Ces pensées et ces sentiments sont petits et bas, si vous voulez, mais ce qui est petit et bas est déjà meilleur que ce qui n’est pas. Ils n’en usent guère que pour se nuire et persister dans la médiocrité où ils sont ; mais il en va souvent ainsi dans la nature. Les dons qu’elle accorde, on ne s’en sert d’abord que pour le mal, pour empirer ce qu’elle semblait vouloir améliorer ; mais, au bout du compte, de tout ce mal résulte toujours un certain bien. Du reste, je ne tiens nullement à prouver le progrès ; selon l’endroit d’où on le considère, c’est une chose très petite ou très grande. Rendre un peu moins servile, un peu moins pénible la condition humaine, c’est un point énorme, c’est peut-être l’idéal le plus sûr ; mais, évaluée par l’esprit un instant détaché des conséquences matérielles, la distance entre l’homme qui marche à la tête du progrès et celui qui se traîne aveuglément à sa suite, n’est pas considérable. Parmi ces jeunes rustres dont le cerveau n’est hanté que d’idées informes, il en est plusieurs où se trouve la possibilité d’atteindre en peu de temps le degré de conscience où nous vivons tous deux. On est souvent frappé de l’intervalle insignifiant qui sépare l’inconscience de ces gens, que l’on s’imagine complète, de la conscience que l’on croit le plus élevée.

« D’ailleurs, de quoi est-elle faite cette conscience dont nous sommes si fiers ? De beaucoup plus d’ombre que de lumière, de beaucoup plus d’ignorance acquise que de science, de beaucoup plus de choses dont nous savons qu’il faut renoncer à les connaître que de choses que nous connaissons. Pourtant, elle est toute notre dignité, notre plus réelle grandeur, et probablement le phénomène le plus surprenant de ce monde. C’est elle qui nous permet de lever le front en face du principe inconnu et de lui dire : Je vous ignore, mais quelque chose en moi vous embrasse déjà. Vous me détruirez peut-être, mais, si ce n’est pour former de mes débris un organisme meilleur que le mien, vous vous montrerez inférieur à ce que je suis, et le silence qui suivra la mort de l’espèce à laquelle j’appartiens vous apprendra que vous avez été jugé. Et si vous n’êtes même pas capable de vous soucier d’être jugé justement, qu’importe votre secret ? Nous ne tenons plus à le pénétrer. Il doit être stupide et hideux. Vous avez produit, par hasard, un être que vous n’aviez pas qualité pour produire. Il est heureux pour lui que vous l’ayez supprimé par un hasard contraire, avant qu’il ait mesuré le fond de votre inconscience, plus heureux encore qu’il ne survive pas à la série infinie de vos expériences affreuses. Il n’avait rien à faire dans un monde où son intelligence ne répondait à aucune intelligence éternelle, où son désir du mieux ne pouvait arriver à aucun bien réel.

« Encore une fois, le progrès n’est pas nécessaire pour que le spectacle nous passionne. L’énigme suffit, et cette énigme est aussi grande, a autant d’éclat mystérieux en ces paysans qu’en nous-mêmes. On la trouve partout lorsqu’on suit la vie jusqu’en son principe tout-puissant. Ce principe, de siècle en siècle, nous modifions son épithète. Il en a eu qui étaient précises et consolantes. On a reconnu que ces consolations et cette précision étaient illusoires. Mais que nous l’appelions Dieu, Providence, Nature, Hasard, Vie, Destin, le mystère reste le même, et tout ce que nous ont enseigné des milliers d’années d’expérience, c’est à lui donner un nom plus vaste, plus proche de nous, plus flexible, plus docile à l’attente et à l’imprévu. C’est celui qu’il porte aujourd’hui ; et c’est pourquoi il ne parut jamais plus grand. Voilà l’un des nombreux aspects de la troisième apparence, et c’est la dernière vérité. »

  1. Le professeur Mc Lain est récemment parvenu à féconder artificiellement quelques reines, mais à la suite d’une véritable opération chirurgicale, délicate et compliquée. Du reste, la fécondité de ces reines fut restreinte, et éphémère.