La Vie des abeilles/LIVRE VI

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Paris E. Fasquelle (p. 247-256).


LIVRE VI

LE MASSACRE DES MÂLES

I

Après la fécondation des reines, si le ciel reste clair et l’air chaud, si le pollen et le nectar abondent dans les fleurs, les ouvrières, par une sorte d’indulgence oublieuse, ou peut-être par une prévoyance excessive, tolèrent quelque temps encore la présence importune et ruineuse des mâles. — Ceux-ci se conduisent dans la ruche comme les prétendants de Pénélope dans la maison d’Ulysse. Ils y mènent, en faisant carrousse et chère lie, une oisive existence d’amants honoraires, prodigues et indélicats : satisfaits, ventrus, encombrant les allées, obstruant les passages, embarrassant le travail, bousculant, bousculés, ahuris, importants, tout gonflés d’un mépris étourdi et sans malice, mais méprisés avec intelligence et arrière-pensée, inconscients de l’exaspération qui s’accumule et du destin qui les attend. Ils choisissent pour y sommeiller à l’aise le coin le plus tiède de la demeure, se lèvent nonchalamment pour aller humer à même les cellules ouvertes le miel le plus parfumé, et souillent de leurs excréments les rayons qu’ils fréquentent. Les patientes ouvrières regardent l’avenir et réparent les dégâts, en silence. De midi à trois heures, quand la campagne bleuie tremble de lassitude heureuse sous le regard invincible d’un soleil de juillet ou d’août, ils paraissent sur le seuil. Ils ont un casque fait d’énormes perles noires, deux hauts panaches animés, un pourpoint de velours fauve et frotté de lumière, une toison héroïque, un quadruple manteau rigide et translucide. Ils font un bruit terrible, écartent les sentinelles, renversent les ventileuses, culbutent les ouvrières qui reviennent chargées de leur humble butin. Ils ont l’allure affairée, extravagante et intolérante de dieux indispensables qui sortent en tumulte vers quelque grand dessein ignoré du vulgaire. Un à un, ils affrontent l’espace, glorieux, irrésistibles, et vont tranquillement se poser sur les fleurs les plus voisines où ils s’endorment jusqu’à ce que la fraîcheur de l’après-midi les réveille. Alors ils regagnent la ruche dans le même tourbillon impérieux, et, toujours débordant du même grand dessein intransigeant, ils courent aux celliers, plongent la tête jusqu’au cou dans les cuves à miel, s’enflent comme des amphores pour réparer leurs forces épuisées, et regagnent à pas alourdis le bon sommeil sans rêve et sans soucis qui les recueille jusqu’au prochain repas.

II

Mais la patience des abeilles n’est pas égale à celle des hommes. Un matin, un mot d’ordre attendu circule par la ruche, et les paisibles ouvrières se transforment en juges et en bourreaux. On ne sait qui le donne ; il émane tout à coup de l’indignation froide et raisonnée des travailleuses, et selon le génie de la république unanime, aussitôt prononcé, il emplit tous les cœurs. Une partie du peuple renonce au butinage pour se consacrer aujourd’hui à l’œuvre de justice. Les gros oisifs endormis en grappes insoucieuses sur les murailles mellifères sont brusquement tirés de leur sommeil par une armée de vierges irritées. Ils se réveillent, béats et incertains, ils n’en croient pas leurs yeux, et leur étonnement a peine à se faire jour à travers leur paresse comme un rayon de lune à travers l’eau d’un marécage. Ils s’imaginent qu’ils sont victimes d’une erreur, regardent autour d’eux avec stupéfaction, et, l’idée-mère de leur vie se ranimant d’abord en leurs cerveaux épais, ils font un pas vers les cuves à miel pour s’y réconforter. Mais il n’est plus, le temps du miel de mai, du vin-fleur des tilleuls, de la franche ambroisie de la sauge, du serpolet, du trèfle blanc, des marjolaines. Au lieu du libre accès aux bons réservoirs pleins qui ouvraient sous leur bouche leurs margelles de cire complaisantes et sucrées, ils trouvent tout autour une ardente broussaille de dards empoisonnés qui se hérissent. L’atmosphère de la ville est changée. Le parfum amical du nectar a fait place à l’acre odeur du venin dont les mille gouttelettes scintillent au bout des aiguillons et propagent la rancune et la haine. Avant qu’il se soit rendu compte de l’effondrement inouï de tout son destin plantureux, dans le bouleversement des lois heureuses de la cité, chacun des parasites effarés est assailli par trois ou quatre justicières qui s’évertuent à lui couper les ailes, à scier le pétiole qui relie l’abdomen au thorax, à amputer les antennes fébriles, à disloquer les pattes, à trouver une fissure aux anneaux de la cuirasse pour y plonger leur glaive. Énormes, mais sans armes, dépourvus d’aiguillon, ils ne songent pas à se défendre, cherchent à s’esquiver ou n’opposent que leur masse obtuse aux coups qui les accablent. Renversés sur le dos, ils agitent gauchement, au bout de leurs puissantes pattes, leurs ennemies qui ne lâchent point prise, ou, tournant sur eux-mêmes, ils entraînent tout le groupe dans un tourbillon fou, mais bientôt épuisé. Au bout de peu de temps, ils sont si pitoyables, que la pitié, qui n’est jamais bien loin de la justice au fond de notre cœur, revient en toute hâte et demanderait grâce, — mais inutilement — aux dures ouvrières qui ne connaissent que la loi profonde et sèche de la nature. Les ailes des malheureux sont lacérées, leurs tarses arrachés, leurs antennes rongées, et leurs magnifiques yeux noirs, miroirs des fleurs exubérantes, réverbères de l’azur et de l’innocente arrogance de l’été, maintenant adoucis par la souffrance, ne reflètent plus que la détresse et l’angoisse de la fin. Les uns succombent à leurs blessures et sont immédiatement emportés par deux ou trois de leurs bourreaux aux cimetières lointains. D’autres, moins atteints, parviennent à se réfugier dans un coin où ils s’entassent et où une garde inexorable les bloque jusqu’à ce qu’ils y meurent de misère. Beaucoup réussissent à gagner la porte et à s’échapper dans l’espace en entraînant leurs adversaires, mais, vers le soir, pressés par la faim et le froid, ils reviennent en foule à l’entrée de la ruche implorer un abri. Ils y rencontrent une autre garde inflexible. Le lendemain, à leur première sortie, les ouvrières déblayent le seuil où s’amoncellent les cadavres des géants inutiles, et le souvenir de la race oisive s’éteint dans la cité jusqu’au printemps suivant.

III

Souvent le massacre a lieu le même jour dans un grand nombre de colonies du rucher. Les plus riches, les mieux gouvernées, en donnent le signal. Quelques jours après, les petites républiques moins prospères les imitent. Seules, les peuplades les plus pauvres, les plus chétives, celles dont la mère est très vieille et presque stérile, pour ne pas abandonner l’espoir de voir féconder la reine vierge qu’elles attendent et qui peut naître encore, entretiennent leurs mâles jusqu’à l’entrée de l’hiver. Alors vient la misère inévitable, et toute la tribu, mère, parasites, ouvrières, se ramasse en un groupe affamé et étroitement enlacé qui périt en silence, dans l’ombre de la ruche, avant les premières neiges.

Après l’exécution des oisifs dans les cités populeuses et opulentes, le travail reprend, mais avec une ardeur décroissante car le nectar se fait déjà plus rare. Les grandes fêtes et les grands drames sont passés. Le corps miraculeux enguirlandé de myriades d’âmes, le noble monstre sans sommeil, nourri de fleurs et de rosée, la glorieuse ruche des beaux jours de juillet, graduellement s’endort, et son haleine chaude, accablée de parfums, s’alentit et se glace. Le miel d’automne, pour compléter les provisions indispensables, s’accumule cependant dans les murailles nourricières, et les derniers réservoirs sont scellés du sceau de cire blanche incorruptible. — On cesse de bâtir, les naissances diminuent, les morts se multiplient, les nuits s’allongent et les jours s’accourcissent. La pluie et les vents incléments, les brumes du matin, les embûches de l’ombre trop prompte, emportent des centaines de travailleuses qui ne reviennent plus, et tout le petit peuple, aussi avide de soleil que les cigales de l’Attique, sent s’étendre sur lui la menace froide de l’hiver.

L’homme a prélevé sa part de la récolte. Chacune des bonnes ruches lui a offert quatre-vingts ou cent livres de miel, et les plus merveilleuses en donnent parfois deux cents, qui représentent d’énormes nappes de lumière liquéfiée, d’immenses champs de fleurs visitées, une à une, mille fois chaque jour. Maintenant il jette un dernier coup d’œil aux colonies qui s’engourdissent. Il enlève aux plus riches leurs trésors superflus pour les distribuer à celles qu’ont appauvries des infortunes, toujours imméritées, dans ce monde laborieux. Il couvre chaudement les demeures, ferme à demi les portes, enlève les cadres inutiles et livre les abeilles à leur grand sommeil hivernal. Elles se rassemblent alors au centre de la ruche, se contractent et se suspendent aux rayons qui renferment les urnes fidèles, d’où sortira, pendant les jours glacés, la substance transformée de l’été. La reine est au milieu, entourée de sa garde. Le premier rang des ouvrières se cramponne aux cellules scellées, un second rang les recouvre, recouvert à son tour d’un troisième, et ainsi de suite jusqu’au dernier qui forme l’enveloppe. Lorsque les abeilles de cette enveloppe sentent le froid les gagner, elles rentrent dans la masse et d’autres les remplacent à tour de rôle. La grappe suspendue est comme une sphère tiède et fauve, que scindent les murailles de miel, et qui monte ou descend, avance ou recule d’une manière insensible à mesure que s’épuisent les cellules où elle s’attache. Car, au contraire de ce que l’on croit généralement, la vie hiémale des abeilles est alentie mais non pas arrêtée[1]. Par le bruissement concerté de leurs ailes, petites sœurs survivantes des flammes ensoleillées, qui s’activent ou s’apaisent selon les fluctuations de la température du dehors, elles entretiennent dans leur sphère une chaleur invariable et égale à celle d’une journée de printemps. Ce printemps secret émane du beau miel qui n’est qu’un rayon de chaleur autrefois transmué, qui maintenant revient à sa forme première. Il circule dans la sphère comme un sang généreux. Les abeilles qui se tiennent sur les alvéoles débordants l’offrent à leurs voisines, qui le transmettent à leur tour. Il passe ainsi de griffes en griffes, de bouche en bouche, et gagne les extrémités du groupe, qui n’a qu’une pensée et une destinée éparse et réunie en des milliers de cœurs. Il tient lieu de soleil et de fleurs, jusqu’à ce que son frère aîné, le soleil véritable du grand printemps réel, glissant par la porte entr’ouverte ses premiers regards attiédis où renaissent les violettes et les anémones, réveille doucement les ouvrières pour leur montrer que l’azur a repris sa place sur le monde, et que le cercle ininterrompu qui joint la mort à la vie, vient de faire un tour sur lui-même et de se ranimer.

  1. Une forte ruchée, pendant l’hivernage, qui dans nos contrées dure environ six mois, c’est-à-dire d’octobre au commencement d’avril, consomme pour l’ordinaire vingt à trente livres de miel.