La Vie en fleur/Chapitre VIII

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Calmann-Lévy (p. 114-125).

VIII

ROMANTISME

Un des hommes les plus bizarres qui fréquentaient chez nous, alors que j’accomplissais ma douzième année, était M. Marc Ribert, petit homme noir de cinquante à cinquante-cinq ans environ, hérissé, le front bossué, les joues creuses et qui réussissait assez à se donner l’air fatal et désespéré. Il est vrai que ses affaires y contribuaient ; car on disait qu’elles se trouvaient, par sa faute, en très mauvais état. Fils d’un gros marchand de vins de Bercy, il avait, dans sa jeunesse, assidûment fréquenté le monde des Jeunes-France, des lorettes et des théâtres des boulevards, donné des fêtes magnifiques, fait bâtir un castel gothique à Clamart et dissipé en toutes sortes de prodigalités l’héritage paternel. Sa femme, morte jeune, du mal qu’on appelait encore à cette époque la consomption, lui avait laissé une fille qu’on disait d’une exquise beauté et d’une santé délicate. Il avait trop tardé à réduire son train, et on le croyait à bout de ressources. Les raisons d’inquiétude et d’affliction ne lui manquaient donc pas ; mais ceux qui, comme mon père, le connaissaient bien, le jugeaient léger, frivole, oublieux, et pensaient que, insensible à ses infortunes trop réelles, il était désespéré par goût et par inclination. C’était un romantique cuit et recuit. On n’en rencontrait plus guère alors de cette espèce. Aussi M. Marc Ribert m’inspirait-il une grande admiration. Sa parole, ses regards, ses gestes exhalaient son génie et ses rêves. Il m’apparaissait environné de sylphes, de gnomes, de lutins, d’anges, de démons, de fées. Il fallait l’entendre réciter quelque lied nébuleux ou quelque ballade fantastique. Il prétendait que le laid est le beau et que le beau est le laid et je n’hésitais pas à le croire. Aujourd’hui j’y fais plus de difficultés. M. Marc Ribert m’enseignait que Racine était une perruque et une vieille savate. J’embrassai cette opinion aveuglément parce qu’elle était contraire à celle de M. Bonhomme, mon professeur. C’était pour moi une raison décisive. Oh ! Avec quel feu le vieux romantique me conviait à jeter l’épouvante sur les épiciers et les philistins et à terrasser l’hydre du perruquisme et de quelle ardeur je brûlais de le suivre et de proclamer la liberté de l’art sur le corps de M. Bonhomme terrassé.

Ma chère maman déplorait l’ascendant que M. Ribert prenait sur mon esprit. Parfois elle soupirait : « il va rendre Pierre aussi fou que lui !… » et elle comptait sur M. Danquin, mon parrain, pour combattre cette mauvaise influence. Mais il y avait peu de chance que M. Danquin exerçât quelque action sur moi : il était raisonnable. Cet excellent homme tenait M. Ribert pour fou, fou à lier. Entre nous, il croyait, avec M. Duvergier De Hauranne, que le romantisme est une maladie comme le somnambulisme ou l’épilepsie, et il rendait grâce au ciel de ce que le mal fût en pleine décroissance.

De son côté, l’antipathie que mon parrain inspirait à M. Marc Ribert était invincible parce qu’elle était naturelle. Aux yeux de Marc Ribert, mon parrain était un bourgeois. Un « bourgeois », c’était tout dire ! Pour se distinguer de cette caste infâme, Marc Ribert s’habillait d’une sorte de pourpoint de velours noir et de larges chausses d’une forme inusitée. Il portait une longue chevelure qui, rejetée en arrière, formait une pointe diabolique sur son front et il taillait sa barbe comme celle de Méphistophélès. Ainsi fait, il raillait amèrement mon parrain qui, court et ventru, vêtu d’une longue redingote, le nez chaussé de lunettes d’or ainsi que M. Joseph Prudhomme, s’ornait ainsi que lui d’un col dont les deux pointes lui montaient au-dessus des joues et d’une cravate de taffetas noir qui faisait trois fois le tour de son cou ; et, comme ses joues étaient du plus beau vermillon, Marc Ribert comparait le visage de mon parrain, dans son vaste faux col, à un bouquet de roses dans du papier blanc. Comparaison qui me frappait par son exactitude et qui, me revenant à l’esprit chaque fois que je voyais mon parrain, me donnait le fou rire.

Mon parrain, soupçonneux, haussait les épaules, m’appelait grand imbécile et me conseillait d’aller étudier mes leçons plutôt que de faire le dadais. M. Marc Ribert, au rebours, me dissuadait d’écouter mes professeurs.

— Ce sont des momies, me disait-il, des Fontanes.

Et, jouant sur les mots, très agréablement à mon sens :

— Fontanes ! ajoutait-il, Fontanes, faciunt asinos !

Maintes fois, j’ai entendu dans le petit salon paternel des disputes entre mon parrain et M. Ribert. Mon parrain y jouait au naturel le personnage de Jérôme Paturot. Je n’étais pas capable de suivre ces disputes et encore moins de juger les raisons apportées de part et d’autre, si tant est qu’on apportât des raisons. Je n’étais qu’un petit sot ; aussi étais-je très tranchant. Je donnais toujours tort à mon parrain. Le fait est qu’il n’employait pas des termes éblouissants comme son adversaire. Celui-ci vous jetait pêle-mêle hauberts, écharpes, cimiers, géants, dragons, écuyers, nains, châtelaines, pages, chapelles, ermites. À sa voix, au petit salon de Madame Nozière faisait place un monde enchanté, et dans cette féerie éclataient les malédictions, les sarcasmes, le rire guttural du vieux romantique.

Qu’elle était grêle alors la crécelle de mon parrain qui répondait par le Roi d’Yvetot et le Meunier Sans-Souci, en agitant ses breloques sur son ventre rebondi !

Je serais bien incapable de rapporter leurs conversations avec fidélité. Et c’est sans doute l’essentiel qui m’a échappé. Si je fais effort pour retrouver quelques-uns de leurs propos, il me semble que M. Danquin pouvait n’avoir pas toujours tort, comme je croyais. Il se plaignait que bien des nuances du langage, autrefois discernées et reconnues, fussent maintenant confondues et qu’on écrivît moins bien et moins clairement qu’autrefois. Il regrettait aussi que la raison eût perdu son empire sur les esprits. Mais M. Marc Ribert avait pour lui l’inestimable avantage d’exprimer des pensées difficiles à comprendre. Leur obscurité me les rendait belles. On n’admire guère ce qui est clair. L’admiration ne va point sans surprise. Aussi j’étais transporté d’enthousiasme en entendant définir l’œuvre romantique.

— C’est, disait Marc Ribert, l’œuvre de révolte et de douleur ; c’est le deuil amer mêlé à la fiévreuse recherche de l’infini ; c’est le désespoir caché sous l’ironie la plus mordante.

Que sais-je encore ? J’en frissonnais d’épouvante et d’admiration.

Les discussions politiques entre ces deux hommes si différents d’esprit et de nature, étaient tout aussi violentes que les discussions littéraires, mais beaucoup plus courtes. En politique, mon parrain ne connaissait que Napoléon, M. Ribert regrettait Louis Le Hutin. C’est sous le règne de Louis Le Hutin qu’il eût voulu vivre : il en jurait tous les saints. Mon parrain croyait qu’il plaisantait ; c’était une grande erreur. Marc Ribert ne plaisantait jamais et ce sérieux qu’il gardait dans la folie lui donnait une grande autorité sur l’esprit d’un enfant comme moi. Cette idée qu’il eût fait bon vivre sous le règne de Louis Le Hutin m’entra si fort dans l’esprit que je l’exprimais à tout moment à ma mère, à ma bonne Justine et à mes camarades de classe.

Un jour, pendant la récréation de midi, je la confiai à Fontanet, qui, d’un esprit plus judicieux et plus élevé, me répondit qu’il aurait voulu vivre sous le règne de saint Louis.

Je n’étais jamais allé chez M. Marc Ribert, que je connaissais déjà depuis longtemps, quand, un matin, mon père qui s’y rendait, soit comme médecin, soit comme ami, m’emmena avec lui. Marc Ribert habitait sur la rive droite, près de la Madeleine, rue Duphot. Cette rue n’offrait rien de romantique, la maison non plus. Elle datait non de Louis le Hutin mais de Louis-Philippe. L’escalier, avec son tapis beige et sa rampe de fonte peinte en blanc, ne répondait en rien aux goûts de M. Ribert ; l’antichambre, garnie d’un porte-parapluie et d’un porte-manteau, n’y correspondait pas davantage. Mais patience ! Mon père se glissa seul dans un couloir qui conduisait sans doute à la chambre de M. Ribert et la servante qui nous avait reçus, fort grasse de toutes manières, m’introduisit dans un petit salon meublé de divans sur lesquels étaient des coussins brodés et des tapis d’Orient. Il y avait contre le mur de ce salon un très grand tableau qui me fit éprouver soudain tous les charmes de la douleur. La douleur touche mieux les cœurs généreux quand elle est belle. Je fus ému profondément à la vue de cette peinture représentant Ophélie, blonde et charmante, qui se noyait en souriant. Elle s’abandonnait à l’eau et flottait, mollement soutenue par sa robe. Sa tête couronnée d’herbes et de fleurs reposait sur l’onde comme sur un oreiller. Le ruisseau et les arbres du bord offraient une teinte pâle et verdâtre que reflétait le visage de la jeune fille. Ses yeux exprimaient l’étonnement ingénu de la folie. Tandis que je contemplais ce tableau de tant de grâce et de pitié, j’entendis une voix fraîche qui chantait avec d’étranges distractions et des interruptions soudaines : Adieu, mon beau navire !… Cette romance, qui en tout autre moment ne m’aurait peut-être pas touché, me déchira les nerfs et me fit éclater en sanglots. Le chant cessa. Je frissonnais encore. Le bruit d’une porte qu’on ouvrait me fit tourner la tête, et j’aperçus, dans l’embrasure de cette porte, une jeune fille, vêtue de blanc comme Ophélie, blonde comme elle et comme elle portant des fleurs dans ses bras. À ma vue, elle poussa un léger cri et s’enfuit.

Pendant des jours dont je ne sais point le compte, je revis Ophélie et cette jeune fille qui lui ressemblait. Je relus, jusqu’à le savoir par cœur, le récit de la reine dans la pièce de Shakespeare : « Il est au bord du ruisseau un saule dont le cristal de l’eau réfléchit le pâle feuillage ; elle en cueillait une branche pour en faire de bizarres guirlandes avec des renoncules, des orties, des marguerites et ces fleurs rougeâtres… que nos jeunes filles appellent des doigts de morts. Comme elle se penchait pour suspendre sa guirlande aux rameaux pendants, une malheureuse branche se rompit, elle tombe avec sa moisson dans le triste ruisseau, ses vêtements s’enflent et s’étalent et la soutiennent un moment comme une fée des eaux. Pendant ce temps elle chantait des bribes de vieilles ballades, sans conscience du danger. »

Quelques jours, peut-être quelques semaines après être allé dans cette maison de la rue Duphot, où j’avais ressenti une profonde émotion, j’appris de mes parents, parmi divers propos de table, que M. Marc Ribert avait quitté définitivement Paris où il ne pouvait plus vivre et s’était retiré dans un petit village au bord de la Gironde, chez des parents qui cultivaient la vigne, et qu’il avait emmené avec lui sa fille Bérengère, dont la santé donnait des inquiétudes. Cette nouvelle m’attrista sans me surprendre. Je m’attendais à apprendre de ce côté de grandes tristesses.

Le temps coula. Insensiblement, comme le corps charmant de l’amante d’Hamlet, le souvenir de la jeune fille qui portait des fleurs disparut de ma mémoire. Puis, soudain, il me ressouvint d’elle, un matin d’automne, en entendant ma chère maman chanter  : Adieu, mon petit navire !…

Je demandai : — Maman, qu’est devenu Monsieur Marc Ribert ? Il y a plus de cinq ans que je n’ai entendu parler de lui ni de sa fille.

— Monsieur Marc Ribert est mort, mon enfant. Comment ne le sais-tu pas ?… sa fille est devenue folle, d’une folie très douce. Elle garde précieusement dans une boîte des cailloux qu’elle prend pour des perles et des diamants. Elle les fait admirer et les donne aux personnes qui viennent la voir. Sa folie prend encore d’autres formes plus singulières. Elle dit qu’elle ne peut pas lire parce que, quand elle ouvre un livre, à peine regarde-t-elle une page, que les lettres s’envolent comme des mouches en bourdonnant dans la chambre. Aussi ne veut-elle lire que des bouquets ; elle les déchiffre très bien, car elle connaît le langage des fleurs. Mais voilà que maintenant, sous son regard, les fleurs s’envolent comme des papillons.

— Sait-on ce qui l’a rendue folle ?

— Un chagrin d’amour. Elle était fiancée. En apprenant que Monsieur Marc Ribert avait perdu tout son bien et même la petite fortune qui appartenait à sa fille, le fiancé de Bérengère reprit sa parole.

Je m’indignai.

Ma mère sourit tristement :

— Mon enfant, les hommes sont souvent sans courage et sans foi.

Cette pensée me frappa.

Sans contenir rien de rare, elle est unique chez ma mère, qui croyait à la bonté humaine.