La Vie est quotidienne (Baillon)/03

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Les Éditions Rieder (p. 35-46).

LE POT DE FLEUR


Il est probable que si la marchande en avait exigé deux francs ou même soixante-quinze centimes, ils auraient dit : « Ah ! non, Madame, gardez ça !… » Mais la brave femme était raisonnable. D’emblée elle ne demanda que dix sous, ils répondirent :

— Ça va, ma bonne dame !

C’était dans un petit pot, au bout d’une tige, cinq feuilles déchiquetées, avec une petite grappe qui plus tard, ouverte, serait une belle fleur rouge. Tout le monde sait que cela s’appelle un géranium.

Ils étaient deux : ils donnèrent, l’un d’un seul geste, une pièce de cinq sous ; l’autre, deux sous de sa poche et trois du fond de son gousset. C’était le compte.

Ils portaient de grands chapeaux pour recouvrir de longs cheveux ; ils montraient beaucoup de poils dans leur barbe. Ils avaient l’âge où, quand on est peintre, on peint, de tout son cœur, des machines que, lorsqu’on est riche, on ne paie pas de tout son or. L’or vient plus tard, quand, au lieu de son cœur, on a mis, si j’ose dire au bout du pinceau, un peu plus d’expérience, trempée dans beaucoup plus de calculs.

En attendant, ils étaient jeunes et jouissaient de posséder, à eux deux, un pot de fleur. Ce qu’ils en feraient, ils ne le savaient pas au juste. Le premier avait une maîtresse : une maîtresse se contente parfois d’un pot de fleur… Le second avait une maman : c’est bon, une maman, de lui dire : « Tiens, maman, à nous deux nous t’offrons ce pot de fleur ». Ils pouvaient aussi l’installer dans leur atelier, en faire, en commun, une étude, peut-être en le posant sur le poêle, qui alors servirait à quelque chose.

Bref, ils verraient bien. Ce qui est sûr, c’est qu’ils avaient un pot de fleur ; il était à eux deux, ce pot de fleur ; et, sans compter sa future fleur, il s’épanouirait, pour eux, de la joie ou rouge, ou bleue, ou jaune, sur la tige de ce pot de fleur.

Ils ne pouvaient cependant, ce pot de fleur, le porter à deux. Celui qui le portait, le tenait sous le bras, avec prudence ; l’autre marchait de ce côté, de crainte qu’un coude ne frôlât en passant le précieux pot de fleur.

Ils suivirent plusieurs rues. Le premier qui tenait le pot de fleur, dit : « Jules, je vais bourrer ma pipe, prends le pot de fleur. » Et Jules répondit : « C’est entendu, Fernand, fume ta pipe ; je me charge du pot de fleur. »

Ils firent d’autres rues. Peut-être à cause du pot de fleur, ils discutèrent. Étant peintres, ils aimaient, l’un et l’autre, la Nature. C’est beau la Nature ! Ils l’aimaient à eux deux, comme le pot de fleur ; mais Jules la voyait bleue et par masses, Fernand, mauve et par détails. Comme c’était des amis, des amis à se payer en commun un pot de fleur, ils ne tombaient pas d’accord. Jules disait : « Bleu » — « Mauve » répondait Fernand.

Mauve ou bleu, détail ou masse, il fallait des gestes. À cause des gestes, avec son pot de fleur, Jules pensait : « Il est gênant ce pot de fleur. »

Ils arrivèrent au long d’une avenue. Une avenue, c’est une promenade où vers trois heures, quand il fait beau, sous les feuilles des marronniers, passent des messieurs, passent des dames, passent des enfants, passent des équipages. À trois sur un banc, le pot de fleur au milieu, ils regardèrent passer toutes ces choses qui passent.

Des hommes, ils ne pensèrent pas beaucoup : les hommes sont lourds ; ils sont laids ; ils sont bourgeois. Même en jaquette claire, on les peint au bitume. Mais les femmes ! Avec leurs yeux, avec leurs seins, avec leurs détails et leurs masses :

— Bleu, je t’assure ! affirmait Jules.

— Mauve, je t’affirme ! assurait Fernand.

Il fallait des gestes : des gestes pour les tons, des gestes pour les lignes, des gestes pour les plans — beaucoup de gestes par-dessus la tête du pot de fleur.

Pauvre pot de fleur ! À cause du mauve, à cause du bleu ? Il n’eut pas une plainte, mais tout à coup, oh ! sa tête pendit.

Ils avaient cassé la tête du pot de fleur.

Avec sa tête brisée, le drôle de pot de fleur ! On ne pouvait l’offrir à une maîtresse, non plus à une maman, et dans l’atelier, même sur le poêle, il aurait fallu des jours, avant que ce pot de fleur, dépourvu de sa fleur, redevînt avec sa nouvelle fleur, un véritable pot de fleur.

Misérable pot de fleur ! Il ne servait plus à rien, et parce qu’il ne servait plus à rien, il servit à quelque chose.

Fernand et Jules ? On ne sait. Pris entre deux mains, le petit pot de fleur quitta son banc, avança et, par terre, resta seul — petit pot de fleur, sous les grands arbres de la grande avenue…

Et sa tête pendait.

Que fait sur l’avenue ce petit pot de fleur ?

Il y eut une dame, elle était belle ; ou, du moins sa robe était belle. Elle pensait : « Voit-on que je suis belle ? » Elle ne vit pas cet humble pot de fleur.

Il y eut un homme avec une femme : ce qu’on appelle un couple. Un couple, ça porte déjà tant de pots de fleur dans ses quatre yeux de couple : ils méprisèrent ce pot de fleur.

Il y eut un homme. Les hommes ont des épines dans la tête, et des ronces : ils ne voient pas tout de suite un pot de fleur. Il en fallut un deuxième. Il vit le pot de fleur, il dit en passant : « Tiens, voilà un pot de fleur » ; il le toucha du pied pour voir si c’était vraiment un pot de fleur. Bon ! c’était un pot de fleur…

Il y eut un enfant et sa nourrice. À cause de l’estomac, les enfants aperçoivent très vite les pots de fleur. Il dit : « Nounou, ze veux manzer la fleur. » À cause de l’enfant, la nounou regarda le pot de fleur. Elle dit : « N’y touche pas : c’est un pot de fleur. » Elle s’arrêta pour regarder à qui appartenait le pot de fleur.

À cause de la nounou, il vint un homme. Il regarda la nounou : elle avait des nénés. Il regarda l’enfant à qui appartenaient ces nénés de la nounou. Il vit aussi le pot de fleur. Il vit qu’on ne touchait pas au pot de fleur ; il ne toucha pas au pot de fleur.

— Tiens ! que font en pleine avenue, cette nourrice et cet homme, devant ce pot de fleur ?

Il vint un soldat ; il vint un gamin ; il y eut cinq personnes ; il y eut dix personnes. Il y eut un plafonneur avec son échelle. Ils se regardaient ; ils regardaient le pot de fleur. Comme personne n’avait touché au pot de fleur, on attendait qui toucherait au pot de fleur.

— Ciel ! que font sur l’avenue ces braves gens en ligne devant ce pot de fleur ?

Il y eut la voiture d’une jolie dame, qui descendit de sa voiture. Elle observa que le pot de fleur s’était cassé la fleur. Elle avait une jolie voix qu’on aime à faire entendre. Elle dit : « Oh ! le pauvre pot de fleur ! »

À cause de la dame, il y eut un élégant avec des guêtres, un beau vieillard et son monocle. Il y eut des enfants dans une voiture, il y eut leur gouvernante. Il y eut un colporteur : « Des allumettes, monsieur ? » On regardait la dame, on regardait l’échelle, on regardait le pot de fleur. On regardait les gens ; on regardait pourquoi les gens regardaient le pot de fleur. À cause du beau vieillard, la dame de la voiture roucoula : « Oh ! le pauvre pot de fleur ! »

— Mon Dieu ! que font sur l’avenue, devant ce monde, cette belle dame et sa voiture ?… Tiens, il y a un pot de fleur !

Il vint un homme portant sa bosse ; il vint un homme avec une jambe qui boîte ; il y eut trois militaires et six gants blancs… Il y eut un chien qui pissa sur le pot de fleur.

— Nom de nom ! Qu’ont donc ces gens à regarder ce chien pisser sur ce pot de fleur ?

Il y eut l’agent. À cause de l’agent, il y eut vingt personnes ; il y eut trente personnes ; il y eut cent personnes. On regardait le chien ; on regardait l’agent, on regardait la dame, on regardait sa voiture. L’agent dit : « À qui ce pot de fleur ? »

— Mon Dieu, qu’a donc ce monde à discuter avec l’agent ?

Il y eut un pensionnat de cabans bleus menés par deux soutanes : il y eut ceux d’un tramway qui voulurent descendre et voir ; il y eut de vieux messieurs, des demoiselles. Il y eut un aveugle. Il y eut, se poussant par en-dessous, entre les jambes, un cul-de-jatte. Ils étaient là comme on est : avec sa verrue sur la paupière gauche, avec un bouton sur la joue droite, avec son mal au ventre, avec de gros nénés, avec des cheveux qu’on porte sur la tête, et les pensées qu’on porte à l’intérieur. Ils regardaient l’agent ils regardaient l’échelle, ils regardaient l’aveugle. À cause des pieds il y en avait fort peu à regarder le pot de fleur.

— Mon Dieu ! que fait donc cette foule sur notre avenue ?

Il y eut une fenêtre avec une tête ; il y eut des fenêtres avec des têtes, il y eut cent fenêtres et quatre cents têtes. Il y eut les bras nus d’une femme. Il y eut des gamins sur les arbres. Il y eut, par terre, des gens qui levaient la tête vers ce que les gamins voyaient du haut des arbres. À regarder en l’air, il y eut un pied qui n’aperçut pas le pot de fleur.

— Mon Dieu ! Que fait, avant l’arrêt, tout ce monde sur mes rails ?

Il y eut le conducteur, il y eut le receveur, Il y eut le contrôleur, il y eut le tram. Il y eut deux trams ; il y eut des trams à la file ; il y eut les voyageurs de ces trams. Il y eut aussi les autos. On regardait les trams, on regardait les autos, on regardait les têtes, on regardait les fenêtres. « Crac ! Crac ! » grinçaient les morceaux du pauvre pot de fleur.

— Mon Dieu ! Pouvez-vous me dire pourquoi tout ce monde sur l’avenue ?

Il y eut le journaliste. À cause du journaliste, il y eut les gens qui savent, Il y eut la femme qui avait vu le satyre ; le citoyen qui avait pincé le voleur. Il y eut la petite dame de la voiture : « Mais non, Monsieur, je revenais de non théâtre… c’est à cause d’un pauvre pot de fleur… »

— Nom de nom ! À la fin, allez-vous circuler sur l’avenue ?

Il y eut des agents ; il y eut leurs poings ; il y eut des dos pour leurs poings. Il y eut des pieds, il y eut des pieds sur les pieds. Il y eut des mains : des mains dans les poches, des mains sur les montres, des mains ailleurs. Il y eut la main d’une femme sur la figure d’un monsieur. Il y eut la jolie voix de la petite dame : « Vous êtes un grossier personnage ! »

— Mon Dieu ! qu’a tout ce monde à se battre sur l’avenue ?

Il y eut les gens qui courent, les gens qui tombent, les gens qui tournent les manivelles à baisser les volets. Il y eut le commissaire. Il y eut là-bas, par-dessus leurs chevaux, les bonnets des gendarmes ; il y eut, derrière les gendarmes, tout le monde qu’entraînent derrière eux des gendarmes :

— Mon Dieu ! pouvez-vous me dire ?… Et ces gendarmes ?

Il y avait sur un banc, lui Jules, lui Fernand : des artistes qui s’étaient mis à deux pour se payer un pot de fleur.