La Vie est quotidienne (Baillon)/14

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Les Éditions Rieder (p. 203-229).

EN PAYS OCCUPÉ


On ne sait pas d’avance le coup de sang que peut vous donner une cocarde. Celle-ci était tricolore. Rouge, jaune, noir, les couleurs de mon pays. Elle ne coûtait que deux sous. Un camelot me l’avait épinglée de force : « À bas l’Allemagne, monsieur. » Aussitôt un pavé, innocent sous mes pieds, passa dans ma main, puis à travers la glace d’une brasserie, où la Munich pourtant était bien bonne.

Lancer son pavé est une chose, avoir faim autre chose. Par la suite beaucoup de ces lanceurs de pavé eurent faim. Il y a la faim du monsieur qui constate : « J’ai faim, » en lorgnant la table où l’attend un bon dîner. C’est celle que je vous souhaite. Il y a la faim qui vous prive d’un tas de choses dont on aurait envie et qui semblent bonnes, bonnes… Cette faim vous chipe le matin quelques grammes par-ci, le soir quelques livres par-là et vous, monsieur, qui remplissiez dans ses moindres contours votre beau costume, vous voilà minable, le col qui bâille, le pantalon qui flotte. C’est la faim bête.

Ces petites histoires sont des histoires de faim bête. Il y en aura trois. Elles se situent à Bruxelles, en Belgique. Elles se situeraient aussi bien ailleurs.

À Bruxelles, on le sait, les journaux annoncèrent un matin que « les forts de Liège tenaient toujours ». Ces bons forts ! Et sur le coup de midi, plus personne n’ignora que les Allemands allaient entrer en ville. On fut surpris d’abord. Puis inquiet. Puis curieux. On se rangea sur le trottoir pour voir passer ces gens. Ainsi fait-on pour admirer un beau cortège. Les agents disaient :

– Vous feriez mieux de rester chez vous. En tout cas, ne poussez pas un cri.

Crier ? Bien sûr, on ne crierait pas. On savait bien qu’un cri coûtait parfois très cher. Mais on pouvait regarder quand même. Et plaisanter aussi.

Les premiers qui arrivèrent étaient à cheval, armés de lances et de sabres. Des uhlans ! Bah ! Ce n’était que cela des uhlans ! Puis il y eut quelques soldats en jaune, à pied, avec des fusils et des figures de singe. Ils marchaient au pas : ein, zwei. Ils avaient de lourdes bottes. Ils n’iraient pas loin sur leurs semelles à clous ! Il y eut aussi des canons, de petits canons ; des marmites, des ridicules marmites où ces gens cuisaient leur soupe ; des charrettes. Quelles charrettes bon Dieu ! Des hommes esquintés qui dormaient dans le foin. Des roues grêles comme des pattes d’araignée. Cette armée dérisoire débouchait d’un boulevard qui se nomme le boulevard Léopold II, remontait la pente d’un boulevard qui est le boulevard Botanique, puis disparut à droite dans une belle rue qui est la rue Royale.

On crut que c’était tout. Oui mais voilà qu’au bout du boulevard Léopold II, un nuage de poussière monta. D’autres soldats arrivaient. Bientôt ils défilèrent. Ils étaient encore en jaune. Ils avaient encore leur figure de singe et ces semelles à clous sur lesquelles ils n’iraient pas loin. Mais quand on en eut vu mille, on en vit un autre mille, puis un nouveau mille. D’où sortaient-ils ? Il y en avait, il y en avait !

Comme les premiers, ils descendirent le boulevard Léopold II, remontèrent le boulevard Botanique, obliquèrent à droite vers la rue Royale. Mais la tête là-haut était déjà loin qu’on ne voyait pas la queue à l’autre bout. Et quand ce fut fini avec les soldats jaunes, cela reprit avec des soldats noirs. Puis des gris. Puis des verts. Tous bien tassés, six par rang, avec des fusils, des chevaux, des camions, leurs cuisines, leurs charrettes. Puis de nouveau des jaunes. Le défilé avait commencé à midi. À deux heures, il durait encore.

Quand Bruxelles s’endormit le soir, elle boucla ses portes avec des verrous qui pensaient à autre chose qu’à des voleurs… Et cela dura pendant quatre ans.

Alors voici ma première petite histoire.

Un jour, Ma Nounouche fit un gros achat de cannelle.

La cannelle, vous savez ce que c’est. Cela se présente sous forme de bâtonnets ou bien en fine poussière. On en détient quelques grammes, au fond d’une boîte, sur une étagère de sa cuisine. De temps en temps on en met un rien, à la pointe du couteau, en quelque crème ou quelque pâte et cela fait un plat à la cannelle. Bon, voilà pour elle.

Pour Ma Nounouche, on pourrait s’y méprendre. Ma Nounouche n’était pas une petite chienne, ni un gros chat. Ma Nounouche était ma femme, ma femme bien-aimée, très bonne, très douce, douce comme… une Nounouche. Seulement, elle vivait en dehors du traintrain de l’existence. Elle était pianiste. Elle faisait, de sa musique, un art.

Vous dites : « Une pianiste n’a pas grand’chose à voir avec des achats d’épices. » Et c’est bien vrai. Mais la guerre venait d’éclater. Dans le premier trouble, on avait bien le droit de perdre la tête et de mêler, à ses idées de piano, quelques idées de cannelle.

Je ne sais comment cela se passa dans les autres villes. À Bruxelles, ce fut comme un principe : lorsque la guerre éclate on fait des provisions. À cela, il y avait deux raisons. La première, c’est que les billets de banque deviendraient du jour au lendemain de la monnaie de singe. On le croyait. Mieux valait les réaliser en pièces sonnantes aux guichets de la banque ou, si le temps manquait, les refiler aux boutiquiers contre des marchandises plus réelles. La seconde, c’est que la guerre serait longue. Elle durerait quatre mois, cinq mois. Six, prétendaient les pessimistes. Alors il fallait s’assurer des provisions de bouche. Jamais on ne vit dans les magasins tant de clients à la fois. On commandait, on emballait, on enlevait. Riz, café, sucre, farine, tout ce qui, en fait de victuailles, s’entasse dans un grenier, se cache dans une cave, sans risquer d’y pourrir.

Quand Ma Nounouche sut que tout le monde faisait des provisions, elle ferma son piano et courut comme tout le monde aux provisions.

Nous n’étions pas très riches.

Elle entra chez un charcutier. Elle vit un jambon, un gros jambon. Elle dit :

— Je vous achète ce jambon.

Elle entra chez un marchand de conserves. Elle vit des boîtes de sardines — pas de petites boîtes — de grandes, avec beaucoup d’huile, où trempaient… je ne sais pas, moi ! peut-être deux cents sardines ! Elle dit :

— Je vous achète une de ces boîtes de sardines. Elle arriva chez l’épicier. Elle vit des gens qui commandaient cinq kilos de riz, cinq kilos de café, dix kilos de haricots. Elle commanda :

— Cinq kilos de riz ! Cinq kilos de café ! Dix kilos de haricots !

— Et avec cela, madame ? Avec cela ? Ma foi ! Ma Nounouche aimait, de temps en temps, dans certains plats, un léger goût de cannelle. Elle dit :

— Donnez-moi de la cannelle.

— Parfaitement, madame, combien ?

Puisqu’elle avait commandé tout par kilo :

— Deux kilos de cannelle, commanda Ma Nounouche.

Le brave homme ouvrit les yeux que peut ouvrir un épicier qui, pour la première fois, pèse, d’un seul coup, pour une cliente, deux kilos de cannelle :

— Voilà, madame.

Ma Nounouche rentra très chargée.

Je dois l’avouer : ses achats ne furent pas accueillis aussi bien qu’elle aurait pu l’espérer. Pour le riz, pour le café, bon, cela pouvait aller. Pour le jambon, je fis la grimace. Une fois entamé, cela nous représentait beaucoup de dîners au jambon ! Et pour les deux cents sardines, la boîte ouverte, hein ? pendant combien de jours serions-nous forcés de nous gorger de cette huile mélangée de sardines ?

Quand je vis la cannelle, je devins tout à fait furieux :

— Voyons, c’est idiot. Avec l’argent de la cannelle, tu aurais pu acheter d’autres haricots. On achète cent grammes de cannelle ; cent cinquante grammes de cannelle. Mais deux kilos ! Nous en aurons pour cent ans !

— Tu as raison, dit avec douceur Ma Nounouche. J’avais cru bien faire.

Pauvre Nounouche ! Elle était si naïve et si bonne ! Je finis par plaisanter.

Un peu plus tard, ce fut la guerre en plein. Quelquefois des amis venaient. On causait un peu. Comme on avait déjà tant de choses tristes à se dire, je leur racontais l’histoire de Ma Nounouche qui avait pris en provision deux kilos de cannelle. Cela les égayait un peu.

— Vraiment, deux kilos, madame ?

— Oui, je croyais bien faire…

Et l’on riait !

Le temps passa. Un mois, deux mois, sept mois. Cette guerre qui n’en devait durer que six, durait toujours. Au bout de la première année, nous eûmes consommé le jambon, mangé les sardines, avalé l’huile, entamé les haricots. Quant à la cannelle, « le petit fond qui se trouvait dans la boîte de la cuisine, avait suffi.

La seconde année :

— J’entame la cannelle, annonça Ma Nounouche.

— Bien, bien, Ma Nounouche.

La troisième année… Tout cela semble lointain, à présent. La troisième année, on n’eut presque plus de pain ; plus de viande ; plus de sucre ; plus de lait. Quant aux autres aliments, pour des bougres comme nous qui avaient faim, il fallait être voleur ou rusé pour en manger. On fit alors ce qu’en d’autres temps quelqu’un avait conseillé : « Pas de pain ? Mangez de la brioche. » On fit de la pâtisserie, et quelle pâtisserie ! On achetait des grains de seigle, on le broyait dans un moulin à café, on faisait cuire ces durs petits gruaux sous le nom de crêpes. Plus tard, les marchands inventèrent je ne sais quelle poussière, qu’on appelait farine de féveroles. Cette farine contenait certainement des féveroles. Mais on les avait sans doute rassemblées à coups de balai, car il y avait autant de sable que de féveroles. Le tout servait à faire des tartes. À défaut de viande et de pain, on mangeait beaucoup de tartes. C’était vert, c’était gluant ; plus ça cuisait, plus ça devenait mou. Sauf le sable qui restait dur. Et l’on s’efforçait d’avaler cela !

Comme les autres, Ma Nounouche broyait dans son moulin le seigle, pour le transformer en crêpes. Comme les autres, elle mélangeait avec de l’eau ses féveroles pour en faire des semblants de tartes. Mais au lieu de s’en tenir là, elle répandait sur le tout — un peu… beaucoup… passionnément… — de sa fameuse cannelle. Et ce plat qui, chez les autres, vous retournait le cœur, devenait chez nous quelque chose dont on ne pouvait pas dire absolument que ce fût mauvais, puisqu’on y trouvait un solide arôme de cannelle.

Chère Nounouche ! Elle aurait pu triompher :

— Hein ! mes deux kilos de cannelle, qu’en dites-vous maintenant ?

Elle était trop modeste. Elle se montrait fière quand même. Et je ne riais plus. Les amis qui venaient, ne riaient pas non plus. Eux qui devaient avaler ces tartes, ces crêpes — et sans cannelle !

Ils disaient :

— Vous avez de la chance, Madame. On ne trouve plus nulle part de cette cannelle. Ah ! si nous avions su !

Ma Nounouche n’était pas de ces gens qui, parce qu’ils détiennent un produit dont les autres n’ont pas, le conservent pour eux ou en font de l’argent :

— En voulez-vous un peu ? disait Ma Nounouche.

Elle en donnait un peu dans un cornet. La fois suivante, elle en donnait encore un peu dans un cornet. À d’autres qui venaient, elle en donnait aussi un peu, dans un cornet.

Si bien qu’un soir, je ne sais plus si la crêpe était au seigle, ou la tarte aux féveroles, je fis une terrible grimace :

— Pouah ! Quelle horreur !

— Oui, fit Ma Nounouche. Un Tel est venu : il ne restait qu’un petit fond de cannelle…

Dans le récit suivant, il pourrait être question de beurre ou de viande. La guerre engendre des paradoxes. Par exemple, on allait chez le boucher, en supposant, bien entendu, qu’on en eût le moyen. On ne disait pas :

— Dites donc, boucher, enlevez ce vilain coin de graisse.

On se montrait aimable ; on disait :

— Monsieur le boucher, enlevez ce coin de viande trop maigre. Pesez-moi plutôt un gentil petit bout de graisse.

C’est que le beurre manquant, la graisse était plus rare que la viande. Des industriels l’accaparaient d’ailleurs pour la transformer en savon, car Dieu sait pourquoi, le savon, en ce temps, tout le monde en fabriquait.

Mais il faut se restreindre. Je parlerai des pommes de terre. Celles-ci à présent n’ont plus beaucoup d’importance. Elles intéressent à peine les ménagères. Mais pendant la guerre !… Je me souviens d’un petit théâtre. On y jouait je ne sais quelle pièce. Au deuxième acte, un monsieur offrait à dîner à une dame et ce dîner, ma foi, c’était des pommes de terre. Bon Dieu ! ce dîner ! La ville entière en parlait. Le soir, la salle était comble. Que pendant ce dîner le monsieur arrivât à ses fins et embrassât la dame, la pièce n’était pas là. Mais ces pommes de terre fumantes, dont on devinait le parfum, qu’ils piquaient d’une fourchette négligente, qu’ils se mettaient pensez donc ! dans la bouche, étaient-ce de vraies ou de fausses pommes de terre ? Même de gros Allemands se payaient un fauteuil pour savoir.

Dame ! en deux ans, l’occupant avait fait de la « kartoffel » quelque chose de sérieux : un problème. On n’en voyait pas dans les magasins. Il fallait des ruses pour s’en procurer : les chercher au loin, chez les paysans les mendier à prix d’or ; quand on les avait bien dissimulées, prendre des sentiers détournés, se terrer dans les buissons, car si des patrouilleurs survenaient, elles étaient pour eux, vos pommes de terre. Bref, à moins d’être riche ou de posséder un champ, mieux valait ne plus y songer.

Pour ma part j’y avais renoncé. J’exerçais le métier de journaliste-chômeur. Être journaliste-chômeur, c’était avoir été par exemple secrétaire de rédaction, puis avoir déposé sa plume pour ne pas soumettre sa « copie » à la censure et vivre de l’air du temps. Ce métier était honorable. Des confrères ont été décorés pour cela. Mais il interdisait le luxe des pommes de terre. Et il faisait maigrir…

J’étais très maigre. Eve, ma petite fille, très maigre aussi. Un jour, nous flânions dans la banlieue. On voyait des maisons ouvrières, quelques champs :

— Qu’est-ce cela, papa ?

— Du futur blé, ma petite…

— Et là ?

— Des espoirs de carottes…

— Et cela ?… Oh ! mais regarde donc, papa, une pomme de terre !

— Où cela, petite ?

— Là ! Au milieu du chemin.

En effet, dans la poussière, au milieu du chemin elle était là, cette pomme de terre ! Bien ronde, bien grasse, bien appétissante dans sa peau dorée de tubercule encore jeune. Eve en ouvrait des yeux tout grands.

— Si je la ramassais, papa ?

Après tout, une pomme de terre sur la route n’appartient à personne : je la ramassai moi-même.

— Comment qu’on va la préparer, dis ?

— Ça ! ma petite, ce sera l’affaire de maman.

Puis je ne parlai plus. Je ne sais quelle suggestion me venait de cette boule qui pesait dans ma poche. Peut-être s’ennuyait-elle ? Ou bien pensai-je aux yeux de ma petite tantôt ? Ou bien ?… Le champ, où nous passions, multipliait à l’infini les plants du précieux légume. Je me décidai :

— Écoute, Eve, regarde bien autour de toi. Si tu vois arriver quelqu’un tu me le diras : moi pendant ce temps…

Qu’un père parlât ainsi à son enfant, cela n’était pas très moral. Cela n’était pas digne d’un journaliste-chômeur qui a mis faux-col et manchettes et mène au grand air sa fillette. Manchettes ou non, la faim est la faim.

Je fus, si j’ose dire, un voleur honnête. Je ne fis pas comme certains qui, pour un ou deux tubercules mûrs à point, arrachaient la plante entière, laissant bêtement pourrir le reste. Avec prudence, un peu comme on tâterait les œufs sous une poule qui couve, j’enfonçai ma main dans la terre. Je tâtai au hasard, sentis une très grosse, l’arrachai :

— Tu n’as vu personne ?

— Non, papa.

Je passai au plant suivant.

Au bout d’une demi-heure, j’eus, à ce qu’il me parut, une portion suffisante. Une poche pleine.

— Tu es sûre de n’avoir vu personne ?

— Non, non, papa.

— Alors vite en route.

Pour employer le mot juste : nous décampâmes. Ce n’aurait pas été la première fois que les paysans auraient assommé un maraudeur pour une poignée de leur bien.

Il faut avoir la conscience et la poche bien chargées pour distinguer des pas d’hommes qui courent à deux cents mètres derrière vous. Nous avions pris un chemin de traverse, quand j’entendis ce bruit. Aïe ! Fuir, j’y pensai ; mais comment faire avec une enfant ? Je n’eus du reste pas le temps. Lancés en pleine vitesse, deux grands gaillards me dépassèrent, firent volte-face, se plantèrent devant moi. Ils étaient pieds nus, coiffés de casquettes effrayantes.

— Halte !

En même temps, quelqu’un derrière moi m’attrapait par la manche. Un agent :

— Vous avez volé des pommes de terre.

— Moi ?

Il est difficile de savoir si l’on devient pâle ou rouge. J’eus tout à coup très chaud.

— Voyons, dis-je, remuant les bras pour qu’on vît le blanc de mes manchettes, vous vous trompez… Regardez-moi…

— Montrez plutôt vos poches, fit l’agent.

Je montrai celles de gauche qui ne contenaient rien :

— Les autres… insista l’agent.

Hélas ! elles y étaient. Pas besoin de fouiller. Cela faisait de grosses bosses.

— Je le savais bien ; allons ! venez au commissariat.

On rebroussa chemin, l’agent d’un côté, ma fillette de l’autre, les deux hommes derrière nous. Eve ne disait rien. Sans doute ne se rendait-elle pas compte. Ou peut-être trouvait-elle amusant qu’un agent mît son papa en pénitence, comme un méchant garçon. Elle avait un petit sourire. Quant à moi, je n’avais pas la moindre envie de sourire. Les gens, sur leur porte, savaient déjà qu’on avait pincé un voleur. Rien de plus crispant que d’être ce voleur, alors qu’en casquette et pieds nus, les vagabonds qui vous ont pincés tiendraient beaucoup mieux ce rôle.

C’étaient de braves garçons. Devant le commissaire, ils déclarèrent les choses telles qu’elles étaient. Ils avaient vu le monsieur s’agenouiller dans leur champ, enfoncer la main dans le sol, arracher des pommes de terre, les fourrer dans sa poche. Ils en convenaient d’ailleurs : il avait fait son possible pour ménager les plants.

— Tout cela est-il vrai ? me demanda le commissaire.

— Hélas, oui.

— Pourquoi avez-vous fait cela ?

— La faim, monsieur le Commissaire.

— Vous ne travaillez donc pas ?

— Je suis journaliste. À cause de la guerre, les journalistes…

— Oui, je sais. En tous cas, vous allez commencer par rendre les pommes de terre.

Il fallut bien. Un des hommes tendit sa casquette. Je restituai lentement :

— Une… deux… trois… quatre…

J’eus un regard navré pour ma fillette. J’attendis espérant que l’on dirait : « Cela va comme ça. »

On ne dit rien.

— Cinq… six… sept…

Je dus restituer tout, même la dernière et celle-là en toute justice me revenait, puisque je l’avais ramassée sur la route où elle n’appartenait à personne.

Et dans cette casquette, comme elles étaient belles ! La petite Eve ne souriait plus.

En se retirant, les deux hommes me saluèrent et même me dirent merci : une petite leçon que j’empochai à la place de ma dernière pomme de terre.

— Et maintenant, me dit le commissaire, vous pensez bien que je ne vais pas vous poursuivre pour cette peccadille. Attendez que les gens du dehors se soient dispersés. Ils vous écharperaient. Mais vous n’auriez pas dû… Les champs d’ici sont cultivés par des ouvriers réduits au chômage.

Des chômeurs ! Presque des confrères !

— Oh ! fis-je, Monsieur le commissaire, si j’avais su…

— Je m’en doute, fit le commissaire.

Et avec un sourire où je compris bien des choses :

— Et tenez, si vous avez réellement faim, heuh ! il y a un peu plus loin des champs de paysans qui ne sont pas des chômeurs.

— Ah bien ! monsieur le commissaire. Bien… Bien…

La troisième histoire est un peu répugnante. Elle l’est à tel point que je préfère la laisser pour compte à un autre : un monsieur assez élégant qui la racontait à son compagnon, en sirotant je ne sais quoi à la terrasse d’un café. La voici telle que je l’entendis, il n’y a pas bien longtemps :

— Non, mon cher ami, il ne faut pas, il ne faut jamais dire : « De ma vie, je ne ferai pas ceci, je ne ferrai pas cela. » Un métier est un métier. Répugnant ? Qu’en sais-tu ? Ainsi, ce brave homme qui ramasse des mégots… Cela te chiffonne ; tu fais la grimace ; tu es bien sûr que jamais tu ne fourreras dans ta bouche ce que d’autres ont rejeté de la leur. Il faut voir. C’est un peu comme pour l’eau de la fontaine : tu craches dedans, puis tu en bois.

Tiens écoute.

Il y avait un monsieur. Il est certain que, si ce monsieur avait trouvé six mois plus tôt, un cheveu dans sa soupe, il aurait crié très fort. Il n’aurait même pas dit : « Ma soupe » ; il aurait dit : « Mon potage. » Seulement voilà, c’était la guerre ; pas la guerre du front, ni de l’arrière : la guerre de l’autre côté, en pays occupé.

Pour ce monsieur, elle avait eu ce premier résultat qu’elle lui avait coupé toutes ressources. Exactement comme on coupe le gaz, quand on ferme le compteur. Alors tous les jours, vers l’heure de midi, cet ancien monsieur à potage se donnait un coup de brosse, glissait dans un panier une cruche, annonçait :

— Je vais à la soupe.

En pays occupé « aller à la soupe » signifiait marcher parfois pendant des kilomètres, arriver devant une certaine porte, prendre son rang dans la file, progresser lentement, puis tendre sa cruche à une grosse dame et recevoir trois louches d’une soupe où l’on était heureux de découvrir non pas un cheveu, mais gros comme un cheveu, de quelque chose qui rappelât le goût de la viande.

On recevait autant de louches qu’il y avait de membres dans la famille. Certains messieurs croyaient avoir trouvé le joint. Tout en progressant dans la file, ils regardaient la dame et lui faisaient les yeux doux. Ils espéraient l’attendrir et qu’au moment de compter ses louches, elle aurait l’air de se tromper et en verserait une ou deux de plus. Une aubaine !

Il y avait ainsi des centaines de personnes qui allaient à la soupe, toutes avec leur récipient. Le spectacle était curieux. Pots de fer, vases de grès, vieilles aiguières, belles potiches, on ne s’imagine pas tout ce qui peut servir à recevoir un peu de nourriture à des gens qui ont faim.

La soupe que cherchait le monsieur, ne se préparait pas sur place. Elle arrivait d’ailleurs. Comme il en fallait beaucoup, on l’amenait sur une charrette à bras, dans de grosses marmites. Quelquefois, elle avait du retard. Il aurait fallu voir alors l’inquiétude de ces bougres à l’idée que leur soupe avait eu un accident, puis leur joie, quand au bout de la rue, un roulement bien connu arrivait enfin.

Un jour, peut-être parce qu’elle était en retard, la charrette arriva à toute vitesse, voulut s’arrêter, tourna trop court et vlan, une des marmites oscilla, bascula, vomit sur le pavé son beau contenu de soupe. Je sais : une marmite qui perdrait sa soupe aujourd’hui, il y aurait cent badauds et deux cents mots d’esprit. Personne ici ne songea à rire et s’il y eut des mots, ce furent des oh ! des ah ! mon Dieu ! comme on en entend quand il s’est produit un fait irréparable après une catastrophe.

Et c’est ici que commence l’histoire du monsieur.

En se répandant, la partie liquide de la soupe s’était écoulée dans le ruisseau. Perdue. Mais le fond restait. Un gros tas avec un peu de vert qui représentait des légumes, beaucoup de blanc qui était du riz. Cela fumait et quelle tristesse de voir ce beau riz gâché comme ça, par terre.

Le monsieur ne fit pas comme les autres qui pensaient à cette tristesse. Il ne se demanda pas si ce qui traînait s’appelait « soupe » ou « potage », s’il ne s’y mêlait pas un peu de boue ou quelques cheveux. Il s’agenouilla près du tas, râcla des mains et, poignée par poignée, se mit à remplir sa cruche. Comme elle était grande, elle avala tout. Après, il eut une pudeur et crut utile de s’expliquer :

— C’est pour mon chien.

Mais des gens le connaissaient. Il n’avait pas de chien. D’ailleurs on ne pensait pas à cela. On pensait simplement :

— Nous avons été bêtes. Nous aurions dû faire comme lui. À la prochaine marmite qui verse…

Qu’en penses-tu mon ami ? Si, quelques mois plus tôt, on avait dit au monsieur :

— Certainement, vous en arriverez là.

Et même, si on l’avait dit aux autres !

Et tenez, tant que j’y suis, voici une deuxième histoire, avec un deuxième monsieur. Elle n’est pas très propre. Je ne m’aviserais pas de la raconter dans le monde. Pourtant si, je la raconterais volontiers et pour qu’on ne fasse à personne l’affront de croire qu’il s’agit de lui, je dirais en commençant :

— Parfaitement, chère madame, il s’agit de moi…

Moi aussi, j’allais à la soupe. Cela ne me gênait guère. Manger peu, manger bien, manger mal, Épicure l’a dit : simple question de différence. Seulement Épicure ne prévoyait pas le tabac. Manger mal et ne pouvoir se consoler :

— Il me reste quelques vides dans l’estomac. Bast ! je vais y mettre un peu de fumée.

Ça, c’était dur.

Certes, on trouvait du tabac. On trouvait même des cigarettes, et de bonnes. Seulement il aurait fallu les acheter. Alors voici comment je m’arrangeais. En ce temps, les musiciens se trouvaient aussi sans travail et ces braves gens, tout comme les autres, avaient besoin de vivre. Ils avaient créé un orchestre et donnaient des concerts. Grâce à un ami qui me donnait des cartes, je les suivais tous. Quoi qu’on dise : « Ventre affamé n’a pas d’oreilles », j’avais des oreilles. Je les ouvrais pendant la première partie, jusqu’à l’entr’acte. Mais après, les anges du Bon Dieu seraient descendus du ciel pour jouer leurs plus belles symphonies, que je n’aurais pas quitté le foyer. Dame ! Pendant cet entr’acte ceux qui avaient de quoi, venaient griller une cigarette. Ils ne la grillaient pas toujours jusqu’au bout…

Oh ! j’y mettais de la pudeur. Je n’y allais pas crânement comme ce ramasseur de mégots. Je marchais les mains dans le dos. Je plissais le front. Je fixais les yeux par terre. J’étais en somme le monsieur qui s’absorbe et pense au beau morceau de musique qu’il vient d’entendre. Mais tantôt mon gant tombait ; tantôt mon programme. Ou bien j’éprouvais le besoin d’essuyer un rien de poussière à la pointe de ma chaussure. Cela ne réussissait pas toujours. Un spectateur survenait ! La dame du buffet avait l’air de se demander :

— Qu’est-ce qu’il fiche, celui-là !

Que de belles cigarettes à peine entamées, je dus laisser là !

Quand même, je fis de belles récoltes. Une symphonie de Beethoven me rapporta une poche pleine ; un concerto de Schumann, une poche et demie. Il y eut aussi le grand air d’une célèbre cantatrice. Quel beau talent ! Un mois après, je fumais encore son tabac !

Oh ! je comprends, cher ami. Je vois ta moue. Ce que j’ai fait est répugnant. Mais dis-moi ? Beaucoup d’amis venaient me voir en ce temps. Ils s’étonnaient :

— Comment fais-tu ton compte ? Ton tabac est si bon !

N’étais-tu pas de ceux-là ?