La Vie est quotidienne (Baillon)/13

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Les Éditions Rieder (p. 193-201).

DEUX PETITS SOLDATS


Ces histoires ne casseront rien. Je me demande même si ce sont des histoires. Mais enfin, quand on raconte…

Il s’agit d’un petit soldat, un pauvre bougre de petit soldat, un piotte, comme on disait à Bruxelles. Sa figure ? Ma foi, en ce temps, on n’était pas encore des poilus. Sa figure était fraîche, des joues roses de paysan, une ombre de moustaches, en somme la figure qu’ils ont tous, la première année, quand ils arrivent de leur village et ne sont guère plus que des gosses. Avec sa figure et son flingot, il passait dans une belle rue de Bruxelles et, dans cette rue, beaucoup de monde se bousculait, ce jour-là. Cela arrive ; mais pour le petit soldat, il y avait ceci de particulier : qu’on était aux premiers jours de la guerre ; que toute l’armée venait de foutre le camp, qu’il ne savait pas où, qu’ainsi il se trouvait seul de soldat dans la ville et que nom de nom ! les Boches allaient venir !… C’était même pour voir venir ces Boches, que tant de monde se pressait dans la rue.

Alors, vous comprenez, lui tout seul dans son uniforme, sans le sergent qui vous guide : « Va par là », sans le copain qui vous parle : « Courage, mon vieux », rien qu’avec son fusil qui est un machin pour se battre, il n’était pas à l’aise, le petit soldat. Son régiment où c’qu’il marchait ? Comment courir après ? Et puis ces Boches !…

Quand on est un bougre de petit soldat, qu’on porte encore sa frimousse de gosse, on ne sait pas grand chose de toutes ces lois de la guerre. Alors les Boches, ceux qu’on appelle l’ennemi, ceux qu’on tue ou qui vous tuent, que feraient-ils quand ils le verraient ? Serait-ce avec leur mitrailleuse ? Serait-ce à coups de baïonnette ? Ils auraient pour le moins, leurs pattes pour l’attraper et l’envoyer prisonnier en Allemagne.

« Sacré ! Sacré !… » Oh ! non, il n’était pas à l’aise le petit soldat. Il montrait cela à sa manière. Dans cette rue où il y avait tant de monde, il pleurait ; il tournait comme un perdu ; il implorait un monsieur, il implorait une dame, peut-être parce que ce monsieur, ou mieux encore cette dame, aurait pu lui dire : « Viens par ici, mon petit, j’ai chez moi un vieux costume ; tu leur glisseras entre les pattes. »

Ah ! bien ouitche !

Je ne dis pas qu’en agissant comme on agit, on fit mal. Plus tard c’est certain, on fit mieux. Pauvre petit soldat. Il tournait là dans sa tunique, serrant son flingot qui sert à se battre. Hier peut-être, hier bien sûr on aurait acclamé : « Vive le petit soldat ! » Aux fenêtres, claquaient encore les drapeaux qui affirmaient que, de cœur du moins, on était avec ceux qui portaient des flingots. On leur avait donné du pain, du chocolat, des cigarettes, du fromage. On était fier de montrer à son côté un petit soldat. Mais aujourd’hui ! Ces Allemands qui approchaient ! Ce que l’on savait de ces gens-là ! Plus encore, ce que l’on n’en savait pas ! Vraiment avec le rouge de sa culotte, avec le bleu de sa tunique, il tirait par trop l’œil, le petit soldat. On s’en garait, on se donnait l’air de ne pas le voir.

Tout de même, il se trouva quelqu’un pour dire :

— Moi, à sa place, je m’arrangerais… Il y a des ambulances, n’est-ce pas ?

Ce qui prouve que l’on peut avoir la frousse et être pourtant un brave homme.

Ma seconde histoire date d’un an ou deux plus tard. Qu’était devenu le piotte ? On eût fouillé toute la ville, on n’en eût pas trouvé un seul. On ne voyait plus que des Boches ; comme on disait on n’en voyait que trop.

Quand on en rencontrait, il fallait faire mine de ne pas les apercevoir. On regardait devant soi ; on se tenait très raide ; on montrait en somme qu’ils n’existaient pas, qu’à cent mille ils n’eussent pas existé davantage. Dame ! on était irréductible et c’était crâne, surtout quand on se trouvait nez à nez avec le général von Machin ou l’oberleutenant von Autremachin.

Celui dont il s’agit n’était rien de tout cela. Il venait d’arriver. Il attendait son tramway. Une grosse capote, le fusil en travers, un sac sur l’épaule, un sac sur le flanc, c’était bien un soldat. Mais on eût dit plutôt un colis mal agencé pour le voyage.

Pour les autres, Bruxelles était peut-être ein scheune stad. Mais pour lui, ce flingot, ces paquets, ces gens qui le regardaient de travers, il eût aimé tout autant se trouver au pays, près des siens.

Quand son tramway se fut arrêté, il ne monta pas tout de suite. Il s’effaça pour laisser monter une dame. Puis ce fut au tour d’un monsieur… Le receveur eut ainsi le temps de s’assurer que les voyageurs étaient montés. Il ne restait que le Boche. Il sonna pour qu’on partît sans l’attendre. Le bougre en s’accrochant eut de la chance s’il ne se cassa pas la figure.

— Dommage, minauda la dame.

— On n’en tuera jamais assez, grinça le monsieur.

Le Boche sans doute ne comprit pas, ou préféra ne pas comprendre.

Ach ! il y était quand même. Il eut autour de lui ce petit regard des gens qui sont malheureux et voudraient bien qu’on leur donne un sourire. Puis il dut pousser un peu, parce qu’au bout de la plateforme, il voyait une bonne place et qu’au lieu de sourire, les autres s’arrangeaient pour ne pas le laisser passer.

Avec un peu de patience, on arrive à bout de tout. Il déposa son fusil, jeta là ses ballots, commença son petit manège de soldat qui a une minute de répit : soulever son casque, s’aérer le front, penser aux siens, pousser un soupir, au bout du compte s’offrir un cigare qui console.

Ach ! où avait-il mis ses allumettes ?

Il fouilla les deux poches qu’il avait dans son pantalon, une à droite, une à gauche. Puis celle qui se trouvait sur le derrière… puis les quatre qu’il avait dans sa tunique… puis les six cousues un peu partout, à l’intérieur et l’extérieur de sa capote.

Ach ! quand on est soldat, comme on a beaucoup de poches !

Après, il se courba parce qu’il avait encore des poches dans sa seconde tunique roulée par terre dans le sac. Les voyageurs s’amusaient. Pensez donc ! Un Boche dans l’embarras !

Ach ! même dans ce sac, il ne trouva pas les allumettes. Sans doute, les avait-il oubliées. Il eut de nouveau son petit sourire : « Oh ! je sais, c’est parfaitement ridicule », puis un regard parce que ces messieurs fumaient et qu’après tout quand on fume, il est naturel qu’on prête de son feu.

Du feu à un Boche ! Ceux-ci regardaient à droite, ceux-là regardaient à gauche, un autre indigné cracha son cigare qui coûtait bien trois francs et mit le pied dessus pour être sûr.

Je fus, qu’on me pardonne, un mauvais patriote. Ma pipe n’était pas longue, elle ne brûlait pas fort. Je la tendis au Boche. Il fallut, un moment, que nos mains se touchassent :

Danke schön.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je descendis un peu plus loin. J’eus de la chance, à mon tour, si je ne me cassai pas la figure.

— Un sale… commença la dame.

Si le Boche entendit, il sait l’espèce de sale que j’étais.