La Vie et la Mort de Minette

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LA VIE

ET

LA MORT DE MINETTE



Sous la restauration florissaient encore sur les théâtres du boulevart le mélodrame à spectacle et le mélodrame-féerie, genres tout à fait perdus aujourd’hui, et dont il est difficile de se faire une idée, même en se reportant aux chefs-d’œuvre de cet ordre les plus connus ; car Guilbert de Pixérécourt, que nous nous figurons à distance comme le héros de cette littérature pompeuse, n’en fut au fond que le Malherbe. Il s’en empara pour la civiliser, et par conséquent pour y déposer les premiers germes de destruction. En ce temps peu éloigné encore, il est vrai, mais déjà séparé de nous par tant de faits, le théâtre populaire se proposait un but radicalement opposé à celui qu’il poursuit aujourd’hui : au lieu de chercher à émouvoir l’ouvrier des faubourgs par le spectacle de sa propre vie, au lieu de lui représenter ses poignantes misères de chaque jour, il était la fantaisie qui les lui faisait oublier par des fictions où le merveilleux abondait comme dans les contes de fées et les récits des Mille et une Nuits.

Autant les auteurs cherchent aujourd’hui à atteindre une réalité d’où puissent découler des enseignements, autant alors, se bornant au rôle modeste d’étourdir et de distraire au lieu d’instruire, ils employaient tous leurs efforts à faire vivre le spectateur au milieu des plus étincelantes poésies du rêve. Aussi le côté moral n’était-il représenté dans leur œuvre que par le triomphe complet de la vertu au dénoûment, conclusion aussi éminemment consolante qu’elle est fausse au point de vue humain et religieux, car tout terminer ici-bas, n’est-ce pas démontrer l’inutilité d’une autre vie ?

— Qu’on me pardonne ces quelques lignes d’avant-propos, sans lesquelles on se figurerait involontairement tel qu’il est aujourd’hui le théâtre de la Gaîté, où s’est passée tout entière l’existence poétique et singulière que je veux essayer de retracer. Pour l’imaginer tel qu’il était alors, il faut rêver une sorte de compromis entre les théâtres où l’on joue l’opéra et les petits spectacles où nous voyons représenter des pantomimes. Décors à effet montrant les cieux, les enfers, et, comme paysages purement terrestres, les sites de montagnes les plus échevelés, avec les torrents, les cascades et les pins croulants sur des abîmes ; machines compliquées, trucs, illusions, vols aériens, feux de Bengale ; armées de danseuses, de comparses et de personnages amalgamant dans leurs riches et prétentieux costumes toutes les mythologies et toutes les époques chevaleresques, tel était l’effet général d’un théâtre de boulevart, à cette époque où le spectacle était encore la seule pâture donnée aux instincts artistiques du peuple.

Les habitants du Marais, pour qui la représentation d’un mélodrame était une si grande affaire que pendant quinze jours au moins ils en critiquaient jusqu’à la partition avec le sérieux réservé aujourd’hui aux discussions politiques ; les amateurs de la vieille roche qui nomment avec tout le respect du souvenir Tautain, Frénoy, Ménier père et mademoiselle Lévesque, se rappellent, encore une actrice, nommée Adolphina, qui remplissait habituellement les rôles de fées ou de génies, et qui jouissait d’une incomparable célébrité pour l’adresse qu’elle apportait dans l’exercice vulgairement nommé : combat au sabre et à la hache.

En 1813, une année avant la naissance de sa fille Minette, qui a laissé, elle, une véritable réputation, Adolphina était une femme de seize ans à peu près, mais à qui tout le monde en aurait donné vingt-deux, tant sa tête était flétrie et déflorée par les habitudes les plus grossières. Magnifiquement proportionnée, mais d’une taille colossale, dont les statues de villes posées sur la place de la Concorde peuvent donner une idée avec leurs muscles de taureau et leurs membres athlétiques, cette amazone de bas étage eût été belle, si l’idée de beauté pouvait s’allier avec le manque complet d’intelligence et d’idéal. En effet, ses traits admirablement réguliers effrayaient et éloignaient pourtant le regard par tous les signes qui indiquent l’âme absente. Son front étroit, sur lequel empiétait encore une forêt touffue et inextricable de cheveux d’un blond fauve, l’expression hébétée et féroce de ses yeux d’un gris verdâtre, sa bouche charnue, exprimant tous les appétits sensuels, et meublée de dents blanches comme celles d’un nègre ou d’un animal carnassier, ses oreilles trop petites et d’une merveilleuse structure, enfin les taches de rousseur répandues à profusion sur sa peau où se brouillaient inégalement le blanc et le rose et l’or du hâle, tout en elle accusait ces races éternellement indomptées qui en pleine France vivent de la vie sauvage.

À sept ans, Adolphina s’était enfuie de chez ses parents, pauvres ouvriers de Châlon-sur-Saône, pour suivre des saltimbanques, dont elle avait depuis lors exercé le métier, fourrant sa tête dans la gueule des lions, faisant des armes avec des sergents-majors, enlevant avec ses dents des poids de cinq cents livres et se faisant fracasser des pavés sur le ventre. Remarquée à la foire de Saint-Cloud par un directeur qui l’avait trouvée superbe l’épée en main, elle avait été engagée au théâtre de la Gaîté. Peu de temps après, on y voyait entrer à sa suite l’homme à qui obéissait cette étrange créature, moitié femme moitié bête fauve.

Qui ne l’a observé ? Le besoin de s’agenouiller devant un maître follement aimé existe chez ces natures sauvages au même degré que chez les âmes d’élite. Adolphina avait trouvé son vainqueur dans un clown, nommé Capitaine, qui, grâce à sa protection, avait quitté les baraques de la foire pour représenter dans les mélodrames-féeries les crapauds, les tortues et tous les monstres infernaux qui disparaissent par une trappe anglaise, au commandement de la sorcière. Il est inutile de dire que la sauteuse, en qui tout était vice, et qui passait son existence noire de coups et ivre d’eau-de-vie, ne pouvait se donner qu’au Vice ; seulement, elle avait su en trouver une expression plus honteuse et plus basse que ce qu’elle était elle-même, car elle représentait du moins la Force aveugle et intrépide !

Au contraire, quoique lui aussi fût doué d’une vigueur qui le rendait redoutable, Capitaine était lâche. Haut de quatre pieds dix pouces à peu près, il avait tout à fait l’aspect d’un nain à côté de la géante qu’il tyrannisait et qu’il battait sans rien perdre de son prestige. Sa figure était exiguë et ignoble. Ses yeux noirs, humides, enfouis sous des sourcils épais, avaient l’air d’avoir été percés avec une vrille. Son nez grotesque, sa bouche démeublée et capricieusement fendue, son menton trop court exprimaient la cruauté stupide. Surmonté de cheveux rares, toujours trop bien frisés, ce visage était envahi tout entier par une barbe qui, même rasée avec soin, le laissait tout entier d’un bleu foncé. L’incroyable toilette de Capitaine ne contribuait pas peu à compléter cet ensemble. En tout temps, il portait sous un col rabattu une cravate de soie couleur de rose ; son corps maigre flottait dans une redingote garnie de velours, et une énorme chaîne en chrysocale émaillé balançait sur son gilet de velours bleu de ciel. Ajoutez un pantalon de fantaisie collant, des chaussures toujours percées et toujours vernies, des mains courtes et maigres chargées de bagues et de pierreries, et une de ces pipes courtes et noires dites brûle-gueule, dont toute la personne du clown exhalait le parfum mêlé, à celui de l’alcool, vous aurez à peu près cette figure de mime, si ignoble qu’elle en devenait presque effrayante.

Tel était à peu près le couple que, même dans un monde trop exempt de préjugés, personne ne voyait sans terreur, après plusieurs mois de rapports quotidiens. Aussi, quand, le spectacle fini, Adolphina traversait les couloirs, appuyée sur le bras du monstre qu’elle appelait son homme, tout le monde s’écartait par un mouvement involontaire. Plusieurs fois, dans des guets-apens, Capitaine, qui était d’une habileté prodigieuse à tous les exercices du corps, avait laissé ses adversaires sur le carreau avec des dents brisées et des côtes enfoncées ; d’ailleurs, on le savait capable de tout. Il inspirait un effroi mortel jusque dans la maison qu’il habitait avec Adolphina, rue de la Tour. Chaque soir on les voyait rentrer, portant l’un ou l’autre avec le paquet de hardes une bouteille de litre pleine d’eau-de-vie, et lorsqu’une demi-heure après commençaient les cris, les bruits de lutte et de vaisselle brisée, personne ne songeait à aller s’entremettre dans ces querelles de ménage, comme aussi personne ne s’avisait jamais de questionner Adolphina sur les coups de couteau dont elle portait les traces, ou sur les coups de bâton à la suite desquels elle se montrait avec le crâne fendu et sanglant.

Tous les voisins s’attendaient à voir le clown sortir seul quelque matin, et à trouver sa compagne assassinée. Pourtant les deux saltimbanques continuaient au contraire à s’adorer de cet amour mêlé de haine qui était le fond de leur vie, et c’est là surtout qu’il n’eût pas fait bon de venir mettre le doigt entre l’arbre et l’écorce. Si la curiosité des voisins ne fut pas entièrement déçue, du moins ne se trouva-t-elle pas satisfaite par le dénouement qu’elle attendait ; un jour, ils s’aperçurent que l’actrice était enceinte.

Dans quel étrange dessein la Providence pouvait-elle vouloir donner un enfant à cette créature qui, non-seulement n’avait rien d’une mère, mais qui n’avait rien d’une femme ? Adolphina ne se souvenait pas d’avoir jamais été embrassée par sa mère, et les enfants lui faisaient horreur. À travers ses voyages de saltimbanque, quand par hasard elle avait vu une de ses compagnes allaiter un de ces petits anges dont la vue désarme même les cœurs les plus cruels, ce spectacle n’avait excité chez elle que du dégoût et de l’impatience. Du jour où elle sut qu’elle aussi allait être comme ces femmes qu’elle avait raillées, ses querelles avec son amant devinrent encore plus violentes et plus furieuses que par le passé. L’ivresse seule, cette ivresse de plomb qui succède à d’effroyables excès, pouvait mettre un terme à leurs combats toujours sanglants, et cependant Adolphina résistait à tout cela, grâce à son corps de fer. On croyait bien que le clown aurait tué vingt fois son enfant avant qu’il ne vînt au monde ; mais personne n’osa aller le dénoncer aux magistrats. Enfin, le jour de la délivrance arriva sans que Capitaine eût cessé ses brutalités envers sa maîtresse, sans que celle-ci eût éprouvé un sentiment humain tandis que tressaillaient ses entrailles. Dans ce grand moment qui dompte les courages les plus fiers, ce ne furent pas des cris de douleur qu’elle poussa, mais des cris de rage.

Une fois qu’elle fut mère, il y eut un point sur lequel les deux amants s’entendirent à merveille : ce fut pour reporter sur l’enfant, mais cent fois plus vive, cent fois plus acharnée, cent fois plus implacable, la haine qu’ils avaient l’un pour l’autre.

Maintenant, quel enfant pouvait être né de parents semblables ? Un collectionneur qui laissera une bibliothèque dramatique aussi complète que celle de M. de Soleinne et une remarquable galerie de tableaux représentant tous des acteurs, conserve deux beaux portraits de la jeune fille qui fut célèbre au théâtre sous le nom de Minette.

Le premier, daté de 1822, la représente à l’âge de sept ans, l’autre à celui de quatorze ans, où elle mourut à la suite d’un accident tragique dont le souvenir existe encore au boulevart.

Le lecteur voudrait sans doute un nom plus poétique, et je n’aurais pas manqué de le choisir tel, s’il m’eût été permis d’inventer. Mais celui-là a été consacré par les journaux du temps et par les pièces de théâtre imprimées, aussi dois-je le conserver. D’ailleurs, comme il arrive toutes les fois qu’on s’est habitué à attacher à un nom tout un ensemble de souvenirs, pour moi le nom étrange de Minette représente merveilleusement la douce et pâle figure de cette enfant morte si jeune.

Dans le premier portrait déjà, la pâleur nacrée et transparente de la tête sur laquelle flotte une indicible mélancolie, le nez et la bouche d’une finesse excessive, et pour ainsi dire exagérée, de grands yeux bleus d’un bleu céleste de myosotis, qui boivent tout le ciel, et des cheveux blonds comme ceux des saintes, qui se confondent avec l’auréole, séparés au milieu de la tête et aplatis tout droits au-dessus d’une oreille d’une délicatesse infinie, jettent l’âme dans un attendrissement profond, car on aperçoit sur cette image tous les signes dont sont marqués les êtres qui ne doivent pas vivre. Par un heureux caprice, l’artiste a eu le bon goût de ne rien changer à l’habillement de la petite Minette. Elle grelotte sous un fichu bleu troué, dont les plis fatigués et flasques ne peuvent pas du tout dissimuler une maigreur dont la vue fait peine.

Quant à l’autre portrait, je dirais qu’il est tout à fait celui d’une sainte, ravie en extase, si je ne craignais de blasphémer en parlant ainsi d’une pauvre fille qui mourut sans avoir été lavée par l’eau du baptême. Dans ce tableau, fait comme le premier par un artiste qui, sans connaître la petite Minette, avait admiré sa beauté angélique dans les coulisses de la Gaîté, le regard est tout à fait perdu dans l’infini, la bouche pâle et triste est éclairée par un sourire qui ne la quittera plus, même au delà de cette vie, les cheveux trop fins volent au souffle de la brise comme des fils de la Vierge, les mains amaigries et transparentes semblent vouloir saisir les palmes vertes du paradis.

Est-il besoin de dire quelle inguérissable tristesse s’empara de cette enfant délicate et frêle, glacée d’effroi dès que ses yeux s’ouvrirent, dès qu’elle commença à entendre et à comprendre, car elle n’entendit que des cris et des menaces et ne vit que des scènes de violence. Abandonnée sur un méchant berceau garni de haillons indescriptibles, elle s’était tout de suite habituée à serrer contre son corps ses pauvres petits membres quand le froid la saisissait, car elle avait bien vite compris que personne ne viendrait la couvrir ; quand elle avait faim, elle se taisait, car elle savait qu’en le disant elle exciterait la colère de son père et de sa mère, et ferait redoubler ces cris qui la faisaient frémir. Pendant les six heures à peu près que durait le spectacle, la petite Minette restait sans lumière, toujours couchée dans son berceau défait, et frissonnant sous sa chemise de grosse toile qui lui déchirait la peau. Alors, une fois qu’elle avait entendu le double grincement de la clef qui l’enfermait, déchirée par le froid et la faim, enveloppée par la nuit noire, l’enfant se sentait élevée par les ailes du rêve, car c’est une grâce que Dieu ne refuse jamais aux créatures complètement malheureuses, de leur ouvrir la porte d’or qui mène aux paradis invisibles. Elle voyait des choses dont rien n’avait pu lui donner l’idée dans le triste galetas dont elle n’était pas sortie, des feuilles, des fontaines, de grands paysages pleins de fleurs, où passaient des figures de femmes en robes bleues semées d’étoiles.

Puis elle était réveillée par le retour de ses parents déjà à demi ivres, qui rentraient avec colère en renversant les meubles et en s’injuriant. Adolphina se délaçait en jurant et s’enveloppait de quelques méchantes jupes ; Capitaine allumait son brûle-gueule et endossait une souquenille rouge pareille à celle que portent les forçats ; puis assis chacun d’un côté à une table de bois blanc qu’éclairait une chandelle fumeuse, les deux mimes commençaient à boire de l’eau-de-vie en criant, en se disputant et en hurlant des chansons que l’enfant ne comprenait pas, mais qui la jetaient dans une profonde terreur. Enfin, l’ivresse allait croissant, et les coups se mettaient de la partie. La lutte s’engageait pour durer jusqu’à ce que les deux combattants tombassent ivres-morts sur le lit ou sur le carreau ; et la chandelle dont la longue mèche rouge faisait flamboyer les ténèbres à l’entour, ne s’éteignait que lorsqu’elle était tout à fait consumée après avoir répandu sur le chandelier, sur la table et sur les verres des torrents de suif noirâtre.

Alors c’était de nouveau la nuit, l’ombre et le silence affreux, au milieu duquel les ronflements du clown et de sa maîtresse épouvantaient l’enfant presque autant que l’avaient fait leurs vociférations. Minette, les yeux tout grands ouverts, les mains pendantes hors de son petit lit, essayait de ressaisir les belles visions qui l’avaient bercée en l’absence de ses parents, et parfois elle parvenait à s’endormir parmi ces jolis rêves. Aussi tressaillait-elle de tout son corps au bruit horrible que faisait en se levant Capitaine, qui allumait sa pipe et vernissait ses bottes trouées en hurlant à tue-tête sa chanson favorite : Il était un grenadier du régiment de Flan-an-dre.

C’est ainsi que la pauvre petite fille atteignit l’âge de six ans, n’ayant jamais été embrassée et n’ayant jamais entendu un mot qui ne fût une injure. Alors ses parents songèrent à l’utiliser en lui faisant jouer des rôles d’enfant dans les mélodrames-féeries, et il fut décidé que Capitaine lui apprendrait à lire. Jusque-là, elle n’avait été que rudoyée ; de ce jour elle commença à être battue. Mais de ce jour-là aussi s’ouvrit pour elle tout un monde de consolations, car son père avait choisi pour lui enseigner la lecture un exemplaire des Contes des Fées de madame d’Aulnoy, imprimé sur papier gris, et qu’il avait acheté quatre sous sur le boulevard, à l’étalage d’un bouquiniste. Si elle tremblait comme la feuille en entendant son père l’appeler des noms les plus abominables, si elle devinait, à lui voir froncer les sourcils, qu’il allait encore lui briser ses pauvres petits doigts avec la tringle d’acier qu’il ne quittait pas pendant tout le temps que durait la leçon, si elle toussait à rendre l’âme, étouffée par les bouffées de fumée que le clown lui envoyait en plein visage, du moins elle put vivre en idée loin de la hideuse réalité qui la tuait.

Pour elle qui n’avait rien vu, qui ne savait rien, le monde enchanté de madame d’Aulnoy, avec ses féeries, ses princesses captives, ses palais magiques, ses combats, ses épreuves, ses triomphes, ses costumes splendides, fut le monde réel. En apprenant par ces poëmes si bien faits à l’image de la vie, qu’ici-bas toute félicité devait être achetée par des travaux et des souffrances, elle s’imagina qu’elle aussi respirerait un jour l’air pur, débarrassée de ses haillons et de l’enfer qui l’entourait, et elle sentait son front rafraîchi par le souffle de quelque bonne fée. Dans ses extases, elle traversa les airs sur des chariots célestes ; accoudée sur une conque de nacre, elle glissa sur les eaux, aux chants des nymphes couronnées de fleurs. Quand elle avait marché toute une nuit au milieu d’une campagne aride où les ronces et les cailloux déchiraient ses pieds, alors, guidée par quelque lumineuse étoile, elle arrivait à un palais dont les portes de diamant s’ouvraient d’elles-mêmes, et où de belles servantes l’attendaient pour la laver dans les eaux de senteur, et pour lui passer, avec le linge blanc comme la neige, les colliers, les diamants, les saphirs, les robes couleur de soleil et couleur de lune. Debout, près de la table chargée d’aiguières d’or, un beau chevalier appuyé sur sa grande épée encore souillée du sang des monstres, l’attendait pour s’agenouiller devant elle et pour lui offrir le talisman qui fait obéir les génies. Ainsi elle vivait, désolée, meurtrie, mais donnant toute sa pensée à l’existence idéale dans laquelle elle se voyait transfigurée et heureuse.

Comme son père lui apprenait à lire, sa mère lui apprit à coudre, afin de l’employer à mettre en état les robes de ville et les oripeaux de théâtre. Adolphina maltraita sa fille plus cruellement encore que ne le faisait le clown ; mais Minette, qui était née pour ainsi dire avec les suaves douceurs d’une âme résignée, était devenue la résignation même depuis que son esprit d’enfant avait trouvé une fenêtre ouverte pour s’envoler dans le ciel. En songeant aux jeunes filles des contes renfermées dans quelque grotte obscure, ou condamnées à de pénibles travaux par la méchanceté des enchanteurs, elle se sentait presque heureuse de ravauder les chiffons de sa mère et de tendre ses jolis doigts à la tringle d’acier de Capitaine. Maintenant qu’elle savait assez de couture pour faire adroitement ce que lui ordonnait Adolphina, on lui laissait de la chandelle pour passer la soirée, mais en lui infligeant un travail au-dessus de ses forces. De plus, elle devait préparer le souper de ses parents avec les provisions qu’on lui laissait, et se remettre ensuite à l’ouvrage. Mais elle avait bien vite expédié toute cette besogne avec ses doigts de fée, et elle pouvait revenir à son cher livre, qui lui racontait les aventures merveilleuses.

Elle lisait déjà si couramment et si bien que Capitaine avait arrêté là ses leçons, seule éducation que dût jamais recevoir Minette. Un jour, pour la première fois depuis longtemps, sa mère la lava et la peigna avec soin, lui mit du linge blanc, une petite robe neuve et un fichu de laine bleue qu’elle avait apportés du dehors, et ayant fait elle-même une toilette aussi soignée que le lui permettaient ses habitudes de désordre, dit à Minette :

— Prends ton livre, tu vas venir avec moi.

L’enfant ne savait que penser, mais suivit aussitôt Adolphina avec son obéissance accoutumée. Comme elle n’avait jamais passé la rue de la Tour, où ses plus longues courses consistaient à aller chez le boulanger, chez le charbonnier ou chez la fruitière, elle se sentit toute joyeuse en respirant l’air dans la rue des Fossés-du-Temple, où le boulevard envoyait quelques parfums de fleurs et de printemps, car on était en juin. Pendant la route, qui dura trois ou quatre minutes à peine, elle se demandait où la conduisait sa mère, lorsque celle-ci s’arrêta devant un grand bâtiment percé de nombreuses fenêtres et d’une petite porte au-dessus de laquelle on lisait en grosses lettres : Entrée des artistes. C’était le théâtre de la Gaîté.

— Entrons, dit Adolphina, c’est ici.

Puis, entraînant toujours l’enfant après elle, elle monta l’escalier, traversa les couloirs, la scène obscure, d’autres couloirs encore, arriva enfin à une antichambre meublée de quelques mauvaises banquettes et dit à une espèce d’huissier :

— Il m’attend, dis-lui que c’est moi.

— Dans un instant, répondit le domestique ; madame Paul est avec lui ; ils n’en ont pas pour cinq minutes.

En effet, moins de cinq minutes après, Minette ouvrit de grands yeux en voyant passer devant elle une femme élégamment parée qui lui représenta les fées et les princesses dont elle lisait tous les jours l’histoire ; puis sa mère et elle furent introduites dans le cabinet du directeur.

— Ah ! dit celui-ci à Adolphina, tu ne m’as pas trompé, l’enfant est très-jolie ! Ah çà, comment diable as-tu fait pour être la mère d’un bijou pareil ? Tu dis qu’elle sait lire ?

— Comme toi et moi.

— Eh bien ! dis-lui qu’elle me lise quelques lignes, à haute voix, et bien lentement.

L’enfant, tout interdite, ne bougeait pas.

— Tu n’entends donc pas, petite mendiante, petite misérable ! lui cria sa mère en la frappant violemment sur l’épaule.

— Oh ! fit le directeur, je vois qu’elle a été bien élevée.

Minette ouvrit son livre et se mit à lire le conte de Gracieuse et Percinet, mais avec tant d’âme et d’intelligence, car ce beau récit était pour elle une histoire vraie, avec une voix si délicieusement sympathique et suave, que le directeur charmé prêtait l’oreille comme à une musique ! Sans doute il n’eût pas songé de longtemps à interrompre la petite fille dont il contemplait la tête blonde et mélancolique avec le plaisir qu’on éprouve à laisser se prolonger un rêve agréable ; mais le domestique entra.

— Monsieur… dit-il.

— Va-t’en au diable ! s’écria le directeur avec une voix si bourrue que le valet s’enfuit épouvanté.

Puis, se retournant vers Adolphina :

— Cela me va parfaitement, dit-il, aux conditions que tu sais. Demain on répète la féerie au théâtre ; amène-la dès demain, et tâche qu’elle sache son petit rôle par cœur. Surtout ne bats plus ce pauvre petit ange, tu la tuerais !

— Bon, répondit Adolphina en emmenant sa fille, j’en ai reçu bien d’autres, et ça ne m’a pas empêché de grandir.

Tels furent les simples événements à la suite desquels Minette se trouva remplir un petit rôle de génie pendant les nombreuses répétitions d’un mélodrame fantastique, sans savoir ce que c’était que le théâtre, dont elle n’avait jamais entendu parler d’une manière qui fût compréhensible pour elle. Habituée qu’elle était par ses rêveries et par son livre à se figurer que toute existence humaine avait deux côtés bien distincts, l’un hideux comme ce qu’elle voyait chez sa mère, l’autre merveilleux comme les aventures qui occupaient toute sa pensée, elle ne s’étonna pas du tout d’entendre des hommes et des femmes en habit de ville s’appeler entre eux prince et princesse, ni de voir des nymphes des fontaines en manches à gigots et des génies du feu en polonaise verte. De même elle trouva tout naturel d’entendre parler de forêts magiques, de palais célestes et de torrents enchantés parmi de vieux châssis poudreux couverts de toile peinte ; car elle se doutait bien qu’un jour la lumière inonderait ce monde enfoui dans l’obscurité et dans la poussière, et en ferait un monde de réelles féeries et de splendeurs éblouissantes. Elle devinait qu’alors sous les rayons qui perceraient toute cette ombre, les fleuves rouleraient des flots pleins de fraîcheurs et de murmures, que les feuillages se balanceraient sous le vent, que les fleurs s’épanouiraient éclatantes et parfumées, et que les palais découperaient sur l’azur du ciel leurs délicates sculptures.

Et, elle le sentait aussi, tout le peuple merveilleux qui devait habiter ces salles, ces clairières, ces paysages, ces maisons de diamant incendiées par le soleil, ces campagnes penchées sur des ondes endormies au clair de lune, toute cette foule passionnée, ivre d’amour, reprendrait ses riches habits, ses pierreries, sa dorure, et aussi la noblesse des traits et du geste. Vieillards à la chevelure de neige couronnés d’un cercle d’or ; fées voltigeant sur un lis ; chevaliers agitant leur épée flamboyante ; jeunes femmes aux robes lamées, éperdues sous les menaces des divinités ennemies ; génies et anges traversant le ciel comme des sillons de lumière ; tous ces personnages de sa comédie laisseraient là leurs grossières enveloppes, et apparaîtraient tels que les lui avait montrés madame d’Aulnoy, éclairés par toutes les flammes que secoue sur ses créations la main mystérieuse de la Poésie.

Aussi dois-je le dire hardiment, au risque de paraître avancer une chose incroyable, le jour venu, la représentation, les décors, les costumes, les machines, les feux de la rampe et du lustre, la salle, les parures, les toilettes, la foule curieuse et palpitante n’excitèrent chez Minette aucune surprise. Les seuls étonnements qu’elle devait connaître de sa vie, elle les avait éprouvés chez sa mère, dans son berceau et dans son lit d’enfant, en ne comprenant pas que la vie pût être ce qu’elle voyait, ce taudis infect, cette chandelle rouge et fumeuse, ces chansons d’orgie, ces ivresses et ces combats horribles. Du moment où une révélation inattendue était venue lui dire : la vie n’est pas cela ! elle y avait cru avidement ; ces contes qu’elle avait lus étaient devenus pour elle l’histoire du monde. Aussi ne devait-elle jamais comprendre que le théâtre fût une fiction ; pour elle, ces féeries dans lesquelles elle jouait un rôle devaient toujours être des drames réels. Jusqu’au jour où elle mourrait, son cœur devait se serrer quand l’héroïne se débattait contre des monstres qui, pour elle, sortaient en effet de l’enfer ; et ce fut avec une émotion bien réelle, avec une croyance bien profonde, que, soutenue par un fil de fer auquel elle croyait moins qu’à ses petites ailes, elle s’arrêta au milieu des airs pour dire à son camarade Couturier : « Rassure-toi, prince Charmant, les puissances infernales se lasseront bientôt de te persécuter, et cette radieuse étoile dissipera les ténèbres qui te cachent la retraite d’Aventurine ! » La pauvre petite, en étendant la main pour montrer son étoile en strass tenue par une queue de laiton, croyait bien vraiment porter dans ses mains un astre du ciel ; illusion qui n’était pas même ébranlée lorsque le chef d’accessoires lui reprenait des mains cette verroterie.

Les critiques me demanderont sans doute comment ces rêveries ne s’enfuyaient pas au moment où tombait le rideau de manœuvre, et comment Minette continuait à y croire une fois que le décor était défait, les quinquets éteints, et lorsque les chevaliers vainqueurs avaient quitté la cotte de maille pour la houppelande sous laquelle ils daignaient se laisser admirer au café Achille. D’abord je répondrais que j’essaye de raconter et non pas d’expliquer cette douce et poétique folie ; mais n’y aurait-il pas là le sujet d’une remarquable étude psychologique ? Une fois notre éducation faite, nous ne nous rappelons pas assez les peines qu’on s’est données pour séparer dans notre esprit le merveilleux du réel ; nous oublions tout ce qu’il a fallu d’études, de raisonnements et d’expériences pour détruire en nous cette confusion qui enivre les âmes naïves. De même que nous ne naissons pas avec le sentiment des distances, et que l’expérience, la comparaison et le secours des sens nous apprennent seuls que tous les objets que nous pouvons apercevoir ne sont pas à la portée de notre main ; de même aussi il nous faut tout un enseignement pour apprendre où finit l’ordre matériel des choses et où commence la vie surnaturelle ; et encore les âmes et les hommes de génie ne le savent-ils jamais bien.

Pour la petite Minette, à qui rien n’avait été appris, elle voyait bien chaque jour s’arrêter à la même heure ce qui lui semblait être l’existence vraie, mais elle n’y croyait pas moins pour cela ; même dépouillés de leur costume, les personnages de la féerie gardèrent toujours pour elle leur puissance, et, même vus dans leur réalité hideuse, les machines, les trappes, les cordages furent toujours pour elle les éléments d’enchantements formidables. Il y avait alors au théâtre de la Gaîté un machiniste nommé Simon, très-brave homme tout chargé de famille, exact à remplir ses devoirs, à qui la nature s’était plu à donner, par un jeu singulier, le physique rébarbatif des diables qui sortent des boîtes à surprise. Malgré tous les éloges que la petite Minette avait entendu faire de ce père excellent, et quoiqu’il lui témoignât une profonde douceur, elle le regardait comme un démon venu de l’enfer, et rien ne put la rassurer à ce sujet. En voyant le visage rouge de l’honnête Simon, ses yeux sanguinolents, ses sourcils terribles, et la crinière en broussailles qui lui servait de chevelure, elle reconnaissait un suppôt de Satan et de Proserpine, la dame au diadème de paillon rouge, à qui les mythologues du boulevard le mariaient si cavalièrement, sans respect pour les théogonies. Jamais elle ne montait sans tressaillir sur une machine ou dans une gloire dont le maniement était confié à Simon ; et s’il fallait qu’elle passât à côté de lui dans un couloir, elle se reculait toute tremblante et se serrait contre le mur en se faisant si petite qu’on ne la voyait plus. Alors le bonhomme souriait tristement, et Minette tremblait plus fort, croyant voir le sourire d’un bourreau attendri d’avance sur la victime qu’il sera forcé d’égorger.

En revanche Minette avait une adoration pour une belle personne, pleine de douceur, madame Paul, qui jouait les bonnes fées, les princesses vertueuses, et en général tous les rôles sympathiques. Le fait est que c’était une jeune femme bienveillante et aimable, blanche et timide comme une colombe, et peu faite pour vivre au milieu des triomphants Almanzors qui composaient la troupe de la Gaîté. Madame Paul adorait la petite Minette : lorsqu’elle la voyait au foyer, elle la prenait sur ses genoux, l’embrassait, et lui donnait des bonbons qui faisaient moins de plaisir que les baisers à cette enfant toujours privée de caresses. Une fois que Minette regardait avec une convoitise involontaire un petit sachet turc brodé de soie et de paillettes, que madame Paul portait au cou, et qui dans la pièce représentait un talisman, celle-ci le lui donna après le spectacle. Une autre fois, un artiste avait apporté à madame Paul, dans les coulisses, plusieurs exemplaires d’une lithographie coloriée qui la représentait dans un costume de Fée des Eaux. Les dessins lithographiés, d’une invention encore toute récente alors, étaient un objet de grande curiosité ; tout le monde s’empressait autour de la comédienne pour admirer ce portrait et pour tâcher d’en obtenir une épreuve. Minette qui, bien entendu, n’osait rien demander, mais qui ouvrait tout grands ses beaux yeux bleus, fut la première favorisée et faillit devenir folle de joie.

Le sachet qu’elle portait à son cou pour ne jamais le quitter, fut pour elle un véritable talisman. De même que dans les féeries elle voyait madame Paul, armée de sa baguette de diamant et couronnée de resplendissantes étoiles, terrasser les démons, rapporter la lumière au milieu des nuits funèbres et changer les voûtes infernales en paysages du paradis ; de même elle s’imagina que cette bonne fée la sauverait de tous les périls, et ferait briller enfin d’une clarté pure sa vie maintenant voilée par tant de ténèbres. Elle avait attaché avec des épingles, sur le papier de la pauvre chambre qu’elle habitait avec son père et sa mère, le portrait dont elle faisait une idole ; et quand par hasard on lui donnait quelques fleurs, elle en parait cette chère image. C’est devant elle qu’elle élevait son âme dans les rêveries qui étaient pour elle la prière, puisqu’elle ne savait aucune prière. C’est aussi devant cette image qu’elle passait de longues heures à broder, entre les répétitions et le spectacle.

En effet, Adolphina et Capitaine avaient bien vite pensé que cette enfant de leur haine ne leur rapportait pas encore assez d’argent, et qu’il fallait lui faire apprendre un métier. D’abord elle ne jouait pas dans toutes les pièces ; puis sa mémoire lui permettait de dépenser très-peu de temps à étudier ses rôles. Justement, il y avait dans la maison une madame Lefèvre, entrepreneuse de broderies, dont le mari, monteur en bronze, avait pris Minette en amitié pour sa gentillesse. On fit marché avec cette femme, et on lui confia Minette, dont l’intelligence miraculeuse dévora là encore les difficultés avec une incroyable ardeur. En moins d’une année, elle était devenue une ouvrière de première force, et dès lors sa mère la reprit avec elle. Tous les trois ou quatre jours, elle allait chez les marchands, et apportait à Minette une tâche qui eût découragé les filleules des fées. Lorsque, en rentrant à l’heure du dîner, elle ne trouvait pas la tâche faite, elle battait sans pitié la pauvre enfant qui ne répliquait pas un mot, et pleurait sans rien dire. Pourtant, elle faisait des merveilles de prestesse et d’habileté. Sous ses doigts agiles, les fleurs, les fleurettes, les festons, les guirlandes, les arabesques ; les feuillages naissaient par enchantement. Lorsque ses petits doigts n’en pouvaient plus, elle regardait le portrait de sa belle fée chérie et se mettait à travailler de plus belle, faisant jouer son aiguille et ses fins ciseaux, comme s’ils eussent été vivants.

À douze ans qu’elle avait alors, Minette, qui ne devait jamais connaître ni le nom du roi, ni l’existence de la cour, brodait déjà des chefs-d’œuvre, qui, vendus pour rien à une célèbre marchande de la rue de la Paix, excitaient l’admiration à la cour de Charles X. Mais tant de fatigues l’avaient tuée. Ses traits, naturellement très-fins, étaient devenus d’une ténuité extrême ; son nez aminci, ses lèvres pâlies, et les taches roses qui coloraient ses pommettes, indiquaient, sans que le doute fût possible, une maladie de poitrine qui allait devenir mortelle. Parfois, au foyer, quand madame Paul la mettait sur ses genoux, à la voir si souffrante et si frêle, elle pleurait en se rappelant une fille qu’elle avait perdue et qui aurait eu l’âge de Minette. Rafraîchie par ces larmes qui coulaient sur son front comme une douce rosée, l’enfant prenait dans ses petites mains la tête de son amie et la couvrait de baisers ardents. En termes assez mesurés pour ne pas fâcher Adolphina, madame Paul la suppliait de ménager sa fille.

— Vous la tuerez, disait-elle.

— Bah ! répliquait la funambule en jouant avec son sabre de la pantomime, la mauvaise herbe croît toujours !

Plus Minette, en grandissant, avait montré d’intelligence, de soumission et de douceur, plus la haine de ses parents s’était accrue, sans que rien pût expliquer ce sentiment étrange. Au milieu de leur ivresse quotidienne, une seule pensée survivait en eux bien distincte et jamais endormie : celle de tourmenter et de désespérer leur enfant. Ces deux êtres violents, qui se craignaient et s’exécraient sans pouvoir se passer l’un de l’autre, voyaient-ils chacun dans la petite fille un portrait de l’être qu’ils haïssaient ? Ou bien cet ange tendrement résigné leur semblait-il être un reproche vivant de leurs vices, de leurs débauches et de leur vie irréparablement souillée ? Peut-être encore, en la voyant si délicate, si pareille en sa beauté aristocratique à ces enfants riches que leurs bonnes promènent aux Tuileries, sentaient-ils redoubler leur rage contre la vie honnête dont ils étaient à jamais exclus ? Car, malgré leurs talents, et malgré tout le parti qu’ils tiraient de Minette, leur inconduite les condamnait forcément à la misère.

Sans doute, en regardant cette créature poétique, qui, toute maltraitée et abandonnée qu’elle était, ressemblait aux enfants nés pour le luxe, ils songeaient à ces maisons commodes et bien rangées, égayées par une élégance simple et éclairées par un feu souriant, que le soleil visite avec joie ! Chacun d’eux, en regardant son sauvage compagnon, se disait à part soi : J’aurais tout cela si j’étais seul ! Et alors leurs regards se tournaient féroces et impitoyables contre le pauvre être dont la naissance avait encore resserré une chaîne détestée. Du moins, ils le croyaient ainsi ; car quelle femme assez robuste pour boire sans sourciller des litres d’eau-de-vie, et pour recevoir sans en être ébranlée des coups qui auraient terrassé un lutteur, pouvait remplacer pour Capitaine l’athlétique Adolphina ; et, quant à elle, quel homme lui eût fait oublier son charmant clown à cravate rose ?

Déjà Minette avait cette petite toux sèche, si effrayante quand on l’a déjà entendue, et qui retentit dans le cœur de ceux qui l’écoutent. Souvent, dans le foyer, les jambes et le col nus, vêtue en ange ou en amour, elle avait des quintes si terribles qu’elle semblait prête à rendre l’âme. Le sang affluait à son visage, ses yeux se fermaient, et elle pouvait à peine se soutenir. Alors sa mère lui criait :

— Veux-tu te taire, méchante drôlesse !

Elle la prenait par la main, la faisait sortir du foyer en la bousculant, et l’emmenait dans sa loge. Dès qu’elles étaient sorties, on frissonnait en entendant dans le couloir les menaces d’Adolphina et les pleurs étouffés de l’enfant. Capitaine, costumé en diable ou en grenouille, avec sa tête sous les bras, ne faisait aucune attention à cet épisode et continuait à fredonner quelque romance sentimentale. Si quelqu’un de ses camarades lui faisait remarquer les cruautés d’Adolphina : — Bah ! disait-il, ce sont leurs affaires ! Je n’entends rien aux questions de pot-au-feu, je suis un artiste !

Pourtant les souffrances de Minette, ce martyre de toutes les heures infligé à une enfant qu’on voyait déjà couronnée par les roses blanches de la mort, avaient attendri quelques honnêtes cœurs, et on fit des efforts pour intéresser le directeur à cette histoire fatale. Madame Paul, qui était entourée au théâtre de ce respect que savent imposer dans tous les mondes les caractères dignes, le supplia d’interposer son autorité.

— Hélas ! madame, lui répondit le directeur, je souffre comme vous de voir assassiner, sous mes yeux, cette créature angélique ; sa toux me bouleverse l’âme. Je donnerais tout au monde pour la sauver, mais j’y perdrais mes peines ! Vous me demandez de moraliser ces familles de comédiens ; mais j’ai déjà assez de peine à concilier leurs amours-propres et à obtenir qu’ils sachent leurs rôles ! À ce que je vous dis là, vous devez croire que je n’ai pas de cœur. Le seul être que j’aie aimé sur la terre, ma propre fille, une enfant de quinze ans, belle comme une sainte, s’est enfuie de ma maison pour suivre un ténor sans voix, qui portait des cols en papier et des gants verts ! Elle a subi toutes les horreurs de la pauvreté et de la faim, et elle est morte désespérée, sans soins et sans secours, avant que j’aie pu savoir ce qu’elle était devenue ! Madame, ma pauvre Marie, pour qui j’aurais donné, une à une, toutes les gouttes de mon sang, elle a été battue ! Elle a rendu le dernier soupir dans des draps déchirés et sales ! Tenez, nous vivons du théâtre, sachons vivre au théâtre tel qu’il est, et que Dieu prenne pitié de la petite Minette !

Dieu prit pitié d’elle en effet, car il lui envoya ce qui est le dernier espoir des malheureux et des désespérés, la seule illusion qui puisse faire vivre encore les âmes profondément blessées et saignantes d’une plaie mortelle, l’amour ! Quoi, direz-vous, à treize ans ! Hélas ! c’est la destinée de ces existences de hasard, que les âges mêmes soient déplacés pour elles, et que leur plus charmante promesse soit moissonnée en sa fleur ! N’oubliez pas que nous sommes au théâtre de la Gaîté en 1828, c’est-à-dire que deux révolutions et tout un monde d’idées ont passé sur ces événements obscurs.

J’ai nommé Couturier, qui jouait le prince Charmant ! Quelques années auparavant, tout le boulevard du Temple avait beaucoup parlé de Couturier, qui était le Lauzun d’un monde impossible. La vie de cet acteur, pour qui avaient soupiré les plus célèbres courtisanes du temps, et dont le nom mis en vedette sur l’affiche avait encore une influence directe sur la recette des avant-scènes, avait commencé de la manière la moins romanesque. À douze ans, il faisait partie de ces cohortes de gamins, nés dans le ruisseau de la rue, qui ramassent des bouts de cigares, ouvrent les portières des fiacres, vendent des contre-marques et se livrent en outre à tous les commerces non reconnus par le code de commerce. Couturier n’annonçait aucune des dispositions qui caractérisent l’enfance des hommes destinés à devenir illustres, si ce n’est qu’il avait une prédilection particulière pour la musique des régiments. Quand il avait suivi pendant une heure les soldats le long des boulevards et à travers les rues, il entrait avec eux dans la caserne et se faisait donner quelques sous, soit en faisant la roue suivant les traditions les plus pures, soit en chantant des chansons obscènes dont il savait un répertoire inépuisable. Dans ses fréquents rapports avec l’armée, le petit Couturier apprit à imiter d’une manière assez grotesque différents types de conscrits et de grognards, et de plus, acquit pour battre la caisse un talent dont se fût montré jaloux plus tard le héros du divin poëte Henri Heine.

C’est grâce à cette double spécialité de tambour et de chanteur qu’il fut engagé en qualité de tambour sauvage au café des Aveugles et du Sauvage, sous les galeries du Palais-Royal. Coiffé de plumes, vêtu d’un maillot couleur de chair sur lequel s’étalait une amulette de velours noir brodé d’argent, et affublé d’une barbe d’un noir terrible, Couturier tapait sur trois ou quatre timbales à la grande joie des vieillards qui viennent passer là deux ou trois heures devant une corbeille d’échaudés et une bouteille de bière. De là il se trouva tout naturellement amené à prendre un rôle dans les comédies à trois personnages qui remplissent les intervalles du concert, car le personnel du café des Aveugles n’était pas assez important pour permettre à Couturier de se borner à exercer exclusivement la profession de sauvage. Quoiqu’il fût petit et trapu, et que son front disparût presque entièrement sous une chevelure ondoyante et crespelée qui semblait vouloir manger sa figure, ce jeune homme pouvait passer alors pour beau. Ses traits, pour ainsi dire prétentieusement réguliers, offraient une vulgaire copie de ceux que la statuaire prête à l’Apollon antique, et il représentait assez bien un dieu grec devenu marchand de chaînes de sûreté. Il joua donc les amoureux, moyen infaillible pour faire des conquêtes, à Paris surtout, où les femmes voient toujours dans le comédien le héros qu’il représente. Aussi ne tarda-t-il pas à exciter une grande passion chez une femme à la mode, que protégeait ostensiblement un des plus hauts fonctionnaires du royaume. Dès lors on vit Couturier venir à sa cave en gants blancs, en chemise de batiste, et couvert de plus de rubis, de saphirs et d’émeraudes que n’en étale une madone italienne. Il fit fureur dans le monde des impures, et chaque jour, à cinq heures du soir, le café était encombré de bouquets à son adresse. Fleurs, bonnes fortunes et femmes élégantes, tout le suivit au théâtre Lazary, où il débuta peu de temps après par le rôle de Roméo dans « Roméo et Juliette, drame-vaudeville en deux actes, imité de l’anglais. »

Bien qu’il affichât cinq ou six maîtresses, depuis une riche marchande du quartier Saint-Martin jusqu’à la bouquetière en renom qui lui attachait à la boutonnière de délicieuses roses du Bengale, la femme qui avait mis en lumière cette perle enfouie continua ses folies pour Couturier au théâtre Lazary. Elle y avait loué à l’année deux loges d’avant-scène, dont les cloisons avaient été abattues de façon à ménager une petite antichambre, et qui, richement tendues d’étoffes de soie à crépines d’argent par le tapissier de la cour, faisaient à peu près l’effet d’un joyau de duchesse oublié sur la table d’un cabaret borgne. Par l’ostentation d’un bizarre caprice, la courtisane recevait les visites de ses familiers dans sa loge, où l’on savait la rencontrer de huit à dix heures du soir. Elle n’eut pas une amie intime qui ne tînt à honneur de rendre infidèle l’amant si complétement adoré, et Couturier ne fut plus appelé que le beau Couturier, nom sous lequel on le désigne encore au théâtre, en dépit de ses cinquante-trois ans.

Le directeur de la Gaîté, qui était, comme nous l’avons vu, un philosophe, ne voulut pas laisser aux petits théâtres une si éclatante réputation, et engagea le comédien « pour les avant-scènes », disait-il. Grâce à l’auréole dont l’entourait sa renommée, Couturier fut accepté sans conteste par les auteurs, par ses camarades et par le public, pour tous les rôles qui demandaient de la jeunesse, du charme et de l’élégance, quoique son talent fût absolument nul et sa distinction on ne peut plus contestable. À l’époque où nous le rencontrons au théâtre de la Gaîté, il avait eu la petite vérole, était devenu presque chauve, et, à vingt-sept ans, ne montrait plus que des ruines. Depuis longtemps, les fameuses émeraudes du café des Aveugles avaient été remplacées par des verroteries ; Couturier, à force d’artifices, tâchait de persuader à ses camarades qu’il était toujours l’homme à bonnes fortunes d’autrefois ; mais il sentait avec une profonde humiliation que personne ne croyait plus à ce mensonge, et que bientôt on ne ferait même plus semblant d’y croire. Il était complétement découragé, et se l’avouait enfin ! D’abord, il avait espéré de jour en jour que quelque éclatante passion excitée chez une femme brillante lui rendrait tout son luxe et sa gloire ancienne ; mais il était désabusé et ne comptait plus sur rien. Un seul rêve lui restait, habituel à ces natures lâches : il cherchait une femme à tourmenter, et voulait immoler à sa célébrité perdue une dernière victime. Sa dernière consolation, c’était l’idée qu’il ferait payer à quelque douce créature toutes les déconvenues dont il était abreuvé, et il tressaillait de joie en songeant qu’il pourrait encore sentir une proie vivante saigner sous ses griffes à demi arrachées. Ce fut le beau Couturier que Minette aima secrètement jusqu’à l’adoration, et sans espoir !

Pour cette âme enfantine qui flottait irrésolue dans les limbes célestes de l’idéal, pour cette vierge enthousiaste qui vivait dans un poëme et croyait aux féeries, Couturier était beau et brave, les princesses l’aimaient, les divinités assises sur des nuages roses venaient lui parler à l’oreille : il avait emporté l’eau de beauté de la grotte des Sirènes, il était le prince Percinet, il était le prince Charmant ! Elle passait de longues heures à le regarder d’une coulisse agitant son épée au bruit des musiques triomphales ; elle le voyait s’agenouiller devant de belles personnes toutes tremblantes, et elle l’écoutait, désolée et ravie, murmurer d’une voix persuasive les plus belles phrases de l’amour. Elle fixait sur lui ses yeux bleus, puis elle versait des torrents de larmes, car il lui semblait impossible qu’elle devînt jamais une de ces glorieuses filles de roi qu’elle saluait au sortir d’un bosquet de roses, ou pour lesquelles, pauvre petit génie, elle agitait au haut des airs les rameaux verdoyants et les étoiles enchantées.

Or elle se disait qu’à moins de se voir ainsi la couronne en tête, et suivie par de jeunes pages portant la queue de sa robe tissée de rayons, elle n’attirerait jamais les yeux de ce héros qui triomphait des géants et des enchanteurs. Alors elle se sauvait au foyer, elle se jetait dans les bras de madame Paul, et elle pleurait encore, jusqu’à ce que la cruelle Adolphina l’eût rappelée au sentiment de ses misères réelles par quelque parole dure et brutale.

Pourtant la pauvre Minette eût été trop heureuse si cet amour fût resté ignoré de celui qui l’inspirait, et il n’entrait pas dans sa destinée qu’elle évitât aucune souffrance. Elle devait être une de ces martyres qui, toutes brisées et meurtries par les coins et les chevalets des tortures humaines, s’envolent purifiées et une palme à la main à l’heure ou s’exhale leur dernier souffle. Un soir, au moment où Couturier, ses derniers cheveux au vent, récitait en scène un monologue de désespoir et se tournait vers la coulisse de gauche en s’écriant : « Et vous que j’invoque à votre tour, ne pourrez-vous rien non plus pour moi, puissances infernales, divinités de l’abîme ! » à la lueur des flammes qui sortaient du parquet pour répondre à cet audacieux blasphème, il aperçut entre deux portants Minette, qui, les bras pendants, le col tendu, le regardait fixement, avec une expression à laquelle ne pouvait pas se tromper un homme déjà vieux dans la débauche. En même temps, il entendit la toux déchirante de l’enfant, et vit distinctement une grosse larme couler sur sa joue aux transparences de nacre.

Tout rompu aux planches qu’il était, Couturier oublia son rôle pendant deux secondes, et ne put retenir un mouvement de joie. Oh ! se dit-il, cette enfant me sauve. Et il savoura d’avance les jouissances d’orgueil qu’il aurait à effeuiller la pâle couronne de cette blanche fiancée et à s’enivrer des adorations de cette mourante qui ne devait aimer personne après lui. Mais il était trop habile en ces matières pour ne pas se figurer qu’il devait employer les précautions les plus minutieuses, tant pour ne pas effrayer l’innocence de Minette que pour ne pas éveiller les soupçons d’Adolphina et de Capitaine. D’ailleurs, comme tous les hommes qui n’éprouvent absolument rien, il était admirablement apte à jouer le rôle d’un amoureux platonique et à s’accouder dans des poses à effet. Il pouvait d’autant mieux « contenir les élans de son cœur » que, tout déchu qu’il était, il avait encore su conserver deux ou trois maîtresses.

Jamais jeune homme de seize ans, amoureux de sa cousine, ne ramassa mieux les fleurs fanées et ne tressaillit en frôlant une robe de soie plus naturellement que ne le faisait Couturier, et ces plates comédies rendaient Minette folle de joie, car pour elle c’était l’amour même. Comme tous les roués, le comédien ignorait une seule chose : la passion vraie, et par conséquent il n’aurait pas pu se douter qu’il se donnait des peines inutiles.

Dès le premier moment, Minette s’était donnée à lui corps et âme en pensée ; elle l’aurait suivi au bout du monde sans lui demander seulement : M’aimez-vous ? et si Couturier lui avait dit : Je veux te tuer, elle n’aurait senti que du bonheur en tendant sa gorge au couteau. Il aurait pu la prendre dans ses bras, échevelée, et l’emporter où il aurait voulu, elle ne se serait pas détournée pour regarder derrière elle ! Les gens vicieux ne croient jamais à ces amours-là, et c’est leur punition. Couturier se contentait de serrer à la dérobée la main de Minette, et il ne s’apercevait pas qu’elle recevait cette caresse banale comme une faveur inespérée. Une fois pourtant il la rencontra seule au théâtre dans une pièce peu éclairée, et elle le regarda avec un abandon si passionné, que Couturier la prit dans ses bras et posa sur sa bouche un long baiser. Toute renversée en arrière, Minette sentit son cœur battre un grand coup ; tout son sang s’agita : elle crut mourir. Quelqu’un venait : Couturier, qui entendit du bruit, se sauva précipitamment, et Minette s’en alla avec le ciel dans son cœur.

À présent Minette avait trouvé ses vertes Florides ; elle y marchait parmi les fleurs en écoutant chanter les oiseaux et murmurer les fontaines ! Libre et joyeuse, elle allait, appuyée sur le bras du bien-aimé, livrant ses mains aux baisers, sa chevelure aux folles brises. Elle s’enivrait de parfums ; elle s’arrêtait sous les berceaux de jasmins, pour y regarder passer les beaux papillons et les scarabées au corsage d’or. Elle se délassait au murmure des flots argentés ; elle guérissait sa tête brûlante dans la fraîcheur des nuits d’étoiles. Quant à sa vie réelle, qu’était-ce auprès de ces rêves ? Ses souffrances ? Est-ce qu’elle les sentait seulement ? Aimée, tout lui semblait doux, et son pénible travail de couturière et de brodeuse, et la servitude affreuse du ménage. Battue, meurtrie, prisonnière dans le bouge où sa mère buvait l’eau-de-vie, et où Capitaine fumait son brûle-gueule en chantant ses chansons infâmes, elle se trouvait heureuse, car l’espérance lui faisait un paradis, même de cette chambre, soudainement peuplée de visions riantes ! Elle ne sentait plus sa poitrine déchirée, elle ne s’affligeait pas de sa toux opiniâtre, elle ne songeait qu’au bonheur de vivre ! Le clown pouvait fredonner, dans les intervalles de ses colères, le Grenadier du régiment de Flandre ; elle n’entendait que les hymnes des fées et les harpes de sainte Cécile !

Mais, hélas ! il lui fallut bien sortir de cette extase pour entendre les cris qui éclataient dans son enfer, car de nouveaux événements y étaient survenus et rendaient sa vie tout à fait impossible. Depuis quelque temps Adolphina, devenue coquette, se parait d’une manière inusitée et ne rentrait presque plus à la maison. Les courts instants où elle y paraissait se passaient en querelles et en batailles abominables avec Capitaine. Le clown comprit qu’il était trompé, et s’abandonna à des fureurs insensées. La nouvelle passion d’Adolphina n’était déjà plus un secret pour personne ; mais, comme toujours, Capitaine fut le dernier à apprendre qu’elle s’était follement éprise d’un jeune homme de dix-sept ans, écuyer au Cirque, et beau comme un enfant trouvé qu’il était. Au dire de la sauteuse, ce diable à quatre passait à travers les ronds de papier de soie avec une grâce qui devait faire rêver une femme ! Toujours est-il qu’elle n’avait pas trop mal choisi, car son amant s’engagea dans l’armée quelques mois plus tard, et mourut en Afrique, officier de hussards et aide de camp d’un général. Capitaine battait et déchirait sa maîtresse sans obtenir un aveu ; et Adolphina, que rien n’engageait plus à ménager son tyran, ne se faisait pas faute de lui rendre coups pour coups. Minette avait beau se jeter entre eux et tendre ses mains suppliantes, son père ou sa mère la foulait aux pieds sans plus s’inquiéter d’elle que si elle n’avait pas existé, et, leurs visages saignants, leurs cheveux arrachés, continuaient leurs luttes de bêtes fauves. Le plus souvent Minette, évanouie d’effroi et d’horreur, se trouvait seule quand elle revenait à elle.

Éperdue, elle se levait en versant des torrents de larmes, et sentait mille pointes aiguës déchirer sa poitrine. Elle s’épongeait le visage avec de l’eau froide, rajustait sa pauvre toilette fripée, et moitié folle, courait au théâtre, où elle retrouvait pour quelques heures sa vie d’enchantements, la musique, les lumières, et les poëmes animés, dont le héros était toujours celui dont la seule vue la faisait trembler de bonheur, et madame Paul son bon génie ! Mais ces alternatives de terreur et de plaisir la laissaient brisée, sans souvenirs et sans force. L’harmonieuse pâleur d’une mort prochaine glaçait ses joues amaigries, ses prunelles s’éclairaient d’une flamme intérieure, et, comme une auréole, ses fins cheveux blonds frissonnaient dans une transparente lumière. Tout le monde le voyait, une année plus tard, cette douce enfant aurait fini de souffrir, et croisant ses mains délicates sur sa poitrine enfin apaisée, dormirait d’un calme sommeil.

Mais les cruels événements de sa vie n’étaient pas finis là. Voici le terrible drame auquel assistèrent un matin les locataires qui habitaient la rue de la Tour.

Après un tumulte épouvantable qui dura une demiheure, et dans lequel se confondaient les cris de rage, les hurlements de douleur, les imprécations, le craquement des meubles qu’on brise et le bruit des vaisselles cassées, on entendit les vitres d’une fenêtre voler en éclats. Cette fenêtre était celle du logement où demeurait le clown. Les fragments des vitres tombèrent avec fracas sur les pavés et s’y émiettèrent ; en une seconde tout le monde était dans la cour. On vit le châssis s’agiter comme si une personne faisait des tentatives désespérées pour l’ouvrir, et comme si une autre personne l’en empêchait avec violence. Enfin la fenêtre fut ouverte.

Adolphina parut, sanglante, percée de coups de couteau, les lèvres écumantes, terrible encore de l’effort affreux qu’elle venait de faire. Elle ouvrit la bouche comme pour parler, mais le sang l’étouffa ; elle tournoya sur elle-même et retomba, cadavre inerte, contre l’appui de la fenêtre, sur lequel pendirent ses cheveux. Elle était morte. Alors seulement, on aperçut Capitaine dressé tout roide sur ses pieds, fou de fureur, les yeux sortis de leurs orbites, les cheveux hérissés. Ses manches de chemise étaient relevées sur ses bras tatoués de cœurs enflammés et de lacs d’amour ; il tenait encore à la main le couteau avec lequel il venait d’assassiner sa maîtresse.

En voyant la cour pleine de monde, en entendant les cris qui le menaçaient, le clown bondit en arrière et se mit à tourner autour de la chambre comme un tigre forcé par les chasseurs. Avec sa force d’athlète, il traîna tous les meubles vers la porte, les entassa les uns sur les autres, et en fit une solide barricade. Il était temps. Déjà les crosses des fusils sonnaient sur le carreau dans le corridor. Alors, par un saut effrayant et qu’un clown seul pouvait tenter, car le logement était situé au troisième étage, Capitaine s’élança par la fenêtre. Il espérait tomber à terre sain et sauf, et s’enfuir, grâce à l’étonnement que causerait sa chute. Cette pensée avait traversé son esprit, et il l’avait exécutée en moins de temps que ne dure un éclair. Malheureusement pour lui, sa chemise s’accrocha à un gros clou enfoncé au deuxième étage, et le tint ainsi suspendu. Il entendait toujours crier ; il sentait à quelques pieds au-dessous de lui la foule menaçante, il perdit complétement la tête et se débattit avec rage. La chemise céda, et vainement de ses mains étendues Capitaine chercha un point d’appui. Il tomba sur le pavé, mais non pas mort. Il avait le crâne ouvert, les deux jambes et une épaule brisées.

Au même instant Minette rentrait de la répétition. Elle se glissa dans la foule. D’un coup d’œil elle vit sa mère morte, dont la tête échevelée pendait à la fenêtre, et son père gisant à ses pieds. Elle se dressa en arrière, étendit les mains et tomba sur le pavé inanimée, blanche elle aussi comme un cadavre, à côté du corps de Capitaine.

Ce fut seulement huit jours après que Minette, couchée dans un lit blanc à l’hôpital Saint-Louis, s’éveilla de son délire. Une bonne religieuse, la sœur Sainte-Thérèse, assise à son chevet, semblait épier ce moment, et se pencha vers elle avec sollicitude. Minette sentit en même temps une soif ardente et une horrible douleur dans sa tête, qu’assiégeaient à la fois tous ses souvenirs. Elle considérait avec étonnement la grande salle où elle était couchée, ce parquet ciré, ces nombreux lits aux rideaux blancs, ces bassins de cuivre, ces hautes fenêtres, ces infirmières allant et venant. La religieuse prit une mesure d’étain placée sur la table de nuit, remplit de tisane un gobelet et le tendit à Minette, qui but avidement.

— Ah ! s’écria-t-elle, où est ma mère ?

Tout le sang qu’elle avait vu le jour du fatal événement passa devant ses yeux, et avant que sœur Sainte-Thérèse eût eu le temps de lui répondre, la fièvre et le délire l’avaient reprise. Elle fut encore pendant quinze jours entre la vie et la mort. Le médecin en chef la soignait avec un zèle extrême, quoiqu’il se fût aperçu dès le premier moment que, si la fièvre pardonnait, la maladie de poitrine ne pardonnerait pas. Enfin le mal céda, et on put enlever la glace que Minette avait sur la tête, jour et nuit. Peu à peu le sentiment lui revint ; mais elle était si pâle qu’elle faisait peine à voir, si faible qu’elle pouvait à peine articuler une parole, et elle toussait sans relâche. On était alors en février, et après l’avoir sauvée de la maladie aiguë, le médecin déclarait qu’en supposant les chances les plus heureuses, Minette ne vivrait plus six mois plus tard. Aussi la bonne sœur qu’elle avait intéressée voyait-elle surtout non pas un corps à sauver, mais une âme. Toutes les paroles échappées au délire de Minette, l’avaient non-seulement étonnée, mais alarmée. En effet, la jeune fille priait les fées de sauver son père et sa mère ; elle se plaignait des sortiléges qui passaient sur eux et qui les rendaient méchants ; elle embrassait son talisman en invoquant Couturier et madame Paul ! Sœur Sainte-Thérèse pensa d’abord que c’étaient là des paroles incohérentes, produites seulement par une folie passagère ; mais en remarquant chez sa petite malade la persistance avec laquelle revenaient les mêmes idées exprimées de la même façon, elle se prit à craindre que Minette n’eût reçu aucune éducation religieuse, et se promit d’amener à Dieu, si elle pouvait, cette pauvre brebis égarée.

Minette approchait assez de son rétablissement pour pouvoir supporter une émotion ; mais le médecin avait recommandé avec une extrême sévérité de ne lui jamais faire savoir comment sa mère était morte, insistant sur ce point qu’une révélation pareille la tuerait à l’instant. La première fois qu’elle fit sa question habituelle, en demandant où étaient ses parents, la sœur la regarda avec une commisération profonde.

— Hélas, mon enfant, dit-elle, vous ne devez plus les revoir qu’au ciel !

— Au ciel ! murmura Minette. Mais pourquoi ma mère était-elle ainsi étendue contre la fenêtre, les cheveux dénoués ? Pourquoi mon père était-il couché dans la cour au milieu du verglas ? Pourquoi cette foule criait-elle ? Et qui les a conduits au ciel ; pourquoi y sont-ils montés sans moi ?

— Mon enfant, répondit la religieuse stupéfaite, Dieu nous y rappelle quand il lui plaît, et nous ne pouvons que nous soumettre à ses décrets.

— Dieu ! répéta Minette avec étonnement. Puis elle ajouta : Ah ! sans doute quelque mauvais sort les tourmente, mais si je pouvais voir ma chère fée Paul, elle les délivrerait, allez ! et s’ils sont vraiment dans le ciel, elle m’y mènerait avec elle ! Oui, voyez-vous, quand même il faudrait traverser les forêts pleines de démons ! elle étendrait sa baguette, et elle rallumerait la lumière des étoiles ! Et lui, lui, madame, il la défendrait bien contre les enchanteurs ! Et puis, tenez, j’ai un talisman !

Et Minette, écartant sa chemise, montrait l’amulette qu’elle avait au cou. Puis, apercevant le chapelet de sœur Sainte-Thérèse, auquel pendait un crucifix de cuivre.

— Ah ! dit-elle, est-ce aussi un talisman que vous avez là ?

— Eh quoi, s’écria la sœur tout effrayée, ne connaissez-vous pas l’image du Sauveur, de celui qui est mort sur la croix pour racheter les péchés des hommes ?

Sœur Sainte-Thérèse, avec une piété fervente, sut apitoyer sur le sort de la jeune fille qu’on avait déshéritée du pain de l’âme le vénérable aumônier de l’hôpital Saint-Louis. Il voulut parler à Minette qui se levait déjà et commençait à pouvoir marcher hors de la salle. En quelques conversations d’une simplicité et d’une élévation angéliques, il essaya de lui faire entrevoir les mystères de la religion. Minette écoutait avec enthousiasme tous les récits de ce digne homme qui se sentait surpris de trouver dans une enfant idolâtre une âme toute chrétienne et pleine de vertus. Elle s’attendrissait partout avec le prêtre, son cœur agonisait au jardin des Olives, et elle pleurait avec les saintes femmes sur les pieds sanglants du Christ ; mais, hélas ! jamais elle ne put concevoir la vérité des histoires divines, et cesser de les confondre avec les fictions de la poésie. La lumière avait pénétré dans son esprit sans en chasser les folles visions ; aussi celui qui voulait être son père spirituel attendait-il que ces ténèbres se furent dissipées pour verser sur le front de Minette l’eau sainte du baptême. La jeune fille était devenue chère aux religieuses par son inaltérable douceur. Elle avait demandé les objets nécessaires pour broder, et pendant les deux mois qu’elle passa encore à l’hospice, elle acheva une nappe d’autel qui excitait l’admiration de ces pieuses filles.

Si leurs vœux et ceux de l’aumônier avaient pu être exaucés, Minette serait entrée dans une maison religieuse pour y passer le temps nécessaire à son éducation chrétienne. Mais comme Capitaine n’avait survécu que quelques heures à sa chute, le sort de Minette avait dû être immédiatement fixé. Le directeur de la Gaîté avait obtenu qu’elle restât au théâtre en vertu de l’engagement signé pour elle par sa mère ; et, à défaut de tous parents, on lui avait donné pour tuteur M. Lefèvre, le mari de la brodeuse qui demeurait dans la maison rue de la Tour. Lui et sa femme vinrent plusieurs fois voir Minette en lui apportant des friandises et des fleurs, et enfin, comme elle était tout à fait guérie de sa fièvre, M. Lefèvre, après avoir pris l’avis du médecin, se décida à emmener sa pupille. Sœur Sainte-Thérèse voulut expliquer à l’artisan qu’il ferait une œuvre méritoire en facilitant à la jeune fille les moyens de continuer à s’instruire des vérités religieuses, et de recevoir les sacrements. Mais aux premiers mots que lui répondit Lefèvre, elle comprit qu’elle devait renoncer à l’espoir de convaincre ce brave homme, profondément voltairien. Minette aurait ressenti un cuisant chagrin en disant adieu aux bonnes sœurs, et en quittant la triste et grande maison où, pour la première fois de sa vie, elle avait trouvé le calme, si elle avait pu croire à la mort de ses parents, mais rien ne l’avait persuadée. Avant le jour où elle s’était évanouie sur le corps de son père, elle n’avait jamais vu la mort, et ce mot affreux n’avait aucune signification pour elle. Comme le seul livre qu’elle avait lu, comme les féeries dans lesquelles elle vivait au théâtre, les paroles du prêtre, qu’elle n’avait que vaguement comprises, lui avaient enseigné que toutes les épreuves sont passagères. Rien ne pouvait lui ôter de l’idée qu’elle reverrait ses parents, non pas tels qu’elle les avait laissés, mais redevenus bons et aimants, pareils enfin à ces personnages des drames qui dépouillent tout à coup les haillons du vice et de la misère, pour apparaître souriants, étincelants de beauté et de jeunesse, et le cœur plein de joie.

— Mais, disait-elle au prêtre, ne m’assuriez-vous pas que ceux qui sont morts se relèveront pour goûter d’éternelles délices ? Eh bien ! si quelque bon génie a eu pitié d’eux, peut-être m’attendent-ils maintenant pour me faire partager leur bonheur ?

N’ayant pu comprendre ni la mort ni la vie future, elle appliquait à notre vie terrestre toutes les diverses espérances de résurrection et d’existence purifiée qui nous donnent la force de supporter tous les maux. De même, elle prenait dans un sens purement matériel les saintes paroles qui nous montrent l’humilité et la résignation comme les plus puissantes de toutes les armes ; aussi avait-elle hâte de revoir madame Paul, de qui sa superstition faisait un véritable ange du ciel. Elle ne savait pas que, pour porter le glaive à la main et la flamme au front, les âmes angéliques doivent avoir laissé à la terre leur dépouille mortelle. Elle croyait que sa bonne fée calmerait le feu qui lui brûlait la poitrine, puis, qu’elle la prendrait dans ses bras et la porterait jusqu’au pays inconnu où l’attendaient les baisers de sa mère. Les nuages et les flots obéiraient, les rochers s’entr’ouvriraient pour laisser passer la belle enchanteresse. Et puis Minette rêvait aussi de le retrouver, lui à qui elle s’était donnée, en tout ce qu’elle connaissait d’elle-même, lui aux pieds de qui elle aurait voulu verser en une fois, comme le parfum d’un vase, tout le trésor de sa délicate jeunesse.

Sœur Sainte-Thérèse craignait beaucoup pour elle l’impression que lui ferait la vue des vêtements de deuil, modestes, mais très-convenables, qu’on lui avait apportés. Elle n’avait voulu les lui montrer qu’au dernier moment, mais, ce moment venu, il fallait bien que Minette les mit pour sortir. Quoi que la bonne sœur eût supposé, les paroles de l’enfant furent bien autrement navrantes.

— Oh ! la belle robe ! c’est pour moi ? s’écria-t-elle avec admiration. La pauvre petite ne savait pas ce que c’est que de porter le deuil ; jusqu’alors on l’avait affublée de si misérables haillons, que la vue d’une robe de mérinos noir, d’un col et d’un bonnet en crêpe noir ne l’attristait pas ! Elle ne s’était pas figuré qu’elle ne posséderait jamais, en dehors du théâtre, bien entendu, une aussi riche toilette ! Elle embrassa mille fois sœur Sainte-Thérèse en lui disant adieu, et celle-ci lui donna un petit crucifix de cuivre pareil à celui qu’elle portait elle-même à son chapelet.

— Ô ma chère fille, lui dit-elle en la serrant dans ses bras et en lui tendant l’image du Christ ; voilà le véritable talisman, le seul qui guérisse toutes les angoisses !

Une dernière fois encore, Minette tendit son front à la bonne sœur, et elle partit avec M. Lefèvre. Une demi-heure après, elle était de retour dans la maison où s’était écoulée sa triste enfance. Elle eut un serrement de cœur devant la porte du logement qu’elle avait habité avec ses parents, et demanda à M. Lefèvre la permission d’y entrer pour revoir les objets au milieu desquels elle avait vécu.

— Ma pauvre enfant, lui dit l’ouvrier, j’y consentirais bien volontiers, mais aucun de ces objets-là n’existe plus, pour toi du moins. À la mort de tes parents, il a fallu vendre leurs meubles pour payer les dettes qu’ils avaient laissées.

— Ah ! dit Minette avec l’accent d’un vif regret.

— Ma foi oui, continua Lefèvre, on a mis un écriteau, et le logement a été loué tout de suite : tiens, à un acteur de ton théâtre, je crois, un chauve, pas jeune !

Certes, lors même qu’une fatalité invincible ne l’eût pas poussée à suivre sa destinée, Minette n’aurait pas reconnu à ce portrait, exact pourtant, le beau Couturier, l’idole de sa secrète passion.

— Ainsi, reprit-elle avec un air de doute, c’est bien vrai, mes parents sont morts ? C’est-à-dire, n’est-ce pas, que je ne les reverrai jamais ?

— Hélas ! dit Lefèvre, tu n’as plus d’autre famille que nous, ni d’autre maison que la nôtre. Mais viens, ma femme t’attend.

Ils montèrent les quelques marches et entrèrent. Madame Lefèvre vint au-devant de Minette, qui fondit en pleurs, car, en voyant sa maîtresse d’apprentissage, elle retrouva mille souvenirs de son enfance et de sa mère. La brodeuse fit à Minette un excellent accueil, et lui montra toute la bienveillance possible. Son mari avait tellement insisté auprès d’elle et auprès des ouvrières sur les recommandations du médecin, qu’il ne fut fait de près ni de loin aucune allusion à l’événement tragique par lequel avait péri Adolphina. Madame Lefèvre était d’ailleurs une très-bonne femme, n’ayant qu’un seul défaut, celui d’aimer l’argent avec idolâtrie ; et encore cette passion était-elle excusable chez elle, car elle avait deux fils, pour lesquels elle rêvait un bel avenir ; aussi comprenait-on la rapacité avec laquelle elle essayait d’entasser un trésor sou à sou.

— Ma petite, dit-elle à Minette, ici tu ne rouleras pas sur l’or, mais du moins tu ne seras ni injuriée ni battue. Tu auras pour te nipper tes petits appointements du théâtre, dont tu disposeras à ta guise. En attendant, voici un peu d’argent qui te revient sur la vente. Tu es si habile ouvrière, que ton travail chez nous suffira à ton entretien et à ta nourriture ; mais, dame ! il faudra piocher ferme.

Le logement, situé au quatrième étage, était trop exigu pour qu’il fût possible d’y coucher une personne de plus. Lefèvre avait donc loué au-dessus, au cinquième, une toute petite mansarde dans laquelle il avait mis un lit de fer et une petite commode antique. Madame Lefèvre prit Minette par la main, et la mena voir cette chambre qui devait être la sienne, puis elle lui donna la liberté d’aller au théâtre. C’était justement l’heure de la répétition. Minette entra au foyer, où on s’empressa autour d’elle avec tout le respect inspiré par son malheur. Son premier regard tomba sur Couturier, un nuage passa devant ses yeux, et elle s’évanouit presque. Madame Paul la prit sur ses genoux, et la réchauffa à force de baisers.

— Ah ! chère Paul, dit la jeune fille, n’est-ce pas que je reverrai ma mère ? N’est-ce pas que tu me conduiras vers elle ?

— Oui, oui, mon enfant, répondit l’actrice.

— Bientôt, n’est-ce pas, tu me le promets ?

— Oui, bientôt, je te le jure.

En prononçant ces derniers mots, madame Paul pouvait à peine cacher l’émotion qui faisait trembler sa voix. Car elle venait de regarder Minette, si pâle et de nouveau si amaigrie, et elle se disait que bientôt, en effet, la pauvre enfant serait près de sa mère.

Le directeur vint aussi parler affectueusement à Minette.

— Ma chère petite, lui dit-il, tu auras au moins quinze jours de liberté, et je suis heureux que tu puisses les consacrer à ta douleur. Soigne-toi et repose-toi bien pendant ce peu de temps-là ! J’aurais voulu t’en laisser davantage, mais c’est impossible. Je donne une grande pièce pour laquelle tu m’es indispensable, et où tu joueras pour la première fois le rôle de jeune fille. Je veux que tu y sois charmante, et ta bonne amie que voilà m’a promis de t’aider de ses conseils. — Tout en rougissant, Minette remercia de son mieux, et madame Paul, qui n’avait plus affaire au théâtre, voulut la reconduire elle-même. Elles sortirent donc sans que Couturier pût adresser un mot à Minette, mais il avait vu l’évanouissement de la jeune fille causé par sa seule présence ; il étouffait de joie et d’orgueil. Il se mit à marcher avec agitation dans le foyer, en passant fiévreusement ses mains dans ses rares cheveux.

— Tiens, lui dit un de ses camarades, qu’as-tu donc, le beau Couturier ! Est-ce que tu médites un crime ?

— Oh ? dit l’amoureux en souriant avec l’adorable fatuité qui avait fait sa gloire, je médite toujours un crime !

Il faisait un beau soleil, quoique l’air fût encore froid ; on était au milieu d’avril. Madame Paul monta dans un fiacre avec Minette, et la conduisit au cimetière. Elle savait, elle, comme il fallait parler à cet enfant pour ne pas heurter les illusions qui la consolaient. Elle fit ce que le prêtre n’avait pas pu faire ; elle fit comprendre à Minette, autant que cela était possible, l’idée de la mort et l’idée de l’âme. Elles étaient arrivées devant la croix de bois qui indiquait la tombe d’Adolphina.

— Ainsi, dit Minette, en répondant à madame Paul et en montrant la terre à ses pieds avec un geste d’effroi, ma mère n’est pas là, n’est-ce pas ?

— Non, dit l’actrice ; mais puisque tu sais maintenant des prières, c’est ici que tu prieras pour elle. Mais, jamais seule ! Nous y viendrons ensemble !

— Oui, répondit Minette.

Madame Paul bénit alors les circonstances qui avaient laissé cette jeune âme s’égarer dans un monde tout idéal, car, grâce à cette ignorance de tout, Minette, qui avait si peu de temps à vivre, ne saurait jamais qu’elle était la fille d’un criminel. Elle s’agenouilla sur la terre humide, et fit une courte prière. Minette l’imita. Puis elles partirent, et, après avoir cordialement embrassé sa protégée, madame Paul la quitta seulement à la porte de madame Lefèvre.

— Cher trésor, dit-elle, puisque tu m’appelles ta bonne fée, ne m’oublie jamais quand tu auras du chagrin.

— Oh ! murmura Minette, jamais ! Quand je souffrirai trop, je me mettrai à genoux, et je t’appellerai. Je suis bien sûre que tu sauras toujours venir à mon secours !

Et elle entra dans la maison, tandis que madame Paul lui envoyait pour dernière consolation son charmant sourire.

Et maintenant, avant d’écrire les dernières lignes de cette histoire (car le dénoûment en fut trop horrible pour ne pas devoir être raconté en quelques mots), j’ai besoin de rappeler au lecteur que c’est la réalité elle-même qui nous montre certaines existences vouées tout entières à une infortune imméritée et implacable. N’est-ce pas là l’irréfutable argument que Dieu nous donne pour prouver que tout ne finit pas à la tombe ! Ce qu’avait souffert jusqu’alors la jeune fille que je tâche de faire revivre n’était rien auprès de ce qui lui restait à endurer, car elle devait mourir comme elle avait vécu, martyre.

Encore toute tremblante pour ainsi dire du coup qui avait failli la briser, troublée par les souvenirs qui abondaient dans sa tête brûlante, agitée par les mille idées confuses qui s’y pressaient au milieu des rêves et voulaient ouvrir leurs ailes encore captives, affaiblie par le mal qui la tuait, exaltée par l’amour tyrannique qui s’était emparé de tout son être, Minette s’était remise à sa vie laborieuse, et travaillait avec un acharnement qui aurait satisfait une maîtresse plus exigeante encore que madame Lefèvre. Pendant tout le jour, elle brodait avec cette activité fébrile qui endort la pensée, et, ne voulant songer à rien, elle s’absorbait dans cette tâche, qui, heureusement, demandait assez d’application et d’attention délicate pour endormir son âme. Elle avait beau s’apercevoir que sa force la trahissait, car, à peine levée, elle sentait ses membres engourdis par la fatigue et luttait contre de dévorantes envies de sommeil, elle avait beau retirer de ses lèvres son mouchoir, taché par de légers filets de sang, elle persistait, s’enivrant de la fatigue elle-même, jusqu’à ce que les feuillages et les fleurs de sa broderie arrivassent à l’affoler et à lui faire perdre le sentiment des choses extérieures. Ravie de cette application effrénée, madame Lefèvre se montrait très-bonne envers l’orpheline, car, les intérêts d’argent sauvegardés, elle était au demeurant, comme je l’ai dit, la meilleure femme du monde. Pendant les repas, tout le monde était affectueux pour Minette, et le soir, on lui laissait la meilleure place près de la lampe. La journée finie, elle montait à sa petite mansarde, engourdie par la lassitude, s’agenouillait devant son crucifix de cuivre en récitant les prières que l’aumônier de Saint-Louis lui avait apprises, et s’endormait de ce sommeil des malades que peuplent des songes accablants. C’est alors que tous les prestiges de féerie apparaissaient devant elle en se mêlant d’une façon douloureuse à sa propre histoire, et chaque nuit le même rêve venait la jeter dans l’épouvante. Après avoir traversé mille embûches, avoir échappé à la dent des lions et aux maléfices des génies cachés dans les noires forêts, après avoir atteint le rivage sauveur malgré la fureur des flots battus par la tempête, après être sortie vivante des flammes débordées, elle arrivait enfin dans une clairière sauvage où la pluie tombait à torrents et où flamboyaient les éclairs. Là, son père était couché, comme elle l’avait vu, sans mouvement. À côté de lui Adolphina, le visage sanglant, les cheveux épars, tournait vers Minette ses yeux éteints. Des monstres aux gueules enflammées, aux dents menaçantes, allaient s’élancer vers eux pour les déchirer. En vain Couturier, couvert d’une armure d’or, agitait son épée pour les mettre en fuite ; en vain madame Paul, accourue dans les airs sur une nuée étincelante, étendait sa main protectrice ; les parents de Minette ne pouvaient être sauvés que par elle, car elle seule possédait le talisman qui pouvait mettre en fuite les visions infernales.

Ce talisman, c’était l’amulette que lui avait donnée madame Paul.

Mais au moment où elle voulait y porter la main, une femme que Minette revoyait chaque nuit avec les mêmes traits, se dressait devant elle, et, la glaçant de frayeur, la forçait à rester immobile. Alors elle s’éveillait, les yeux rouges, le gosier brûlant, et comme étouffée. Même après qu’elle avait ouvert sa fenêtre, il se passait cinq ou six minutes avant qu’elle pût respirer avec liberté, et alors elle toussait si longtemps que parfois elle tombait inanimée sur le bord de sa couchette. La femme que Minette voyait ainsi était belle, mais de cette beauté cruelle et funèbre que nous attribuons aux divinités farouches. Sa haute taille, sa pâleur, ses yeux et ses cheveux noirs comme la nuit, ses lèvres menaçantes, ses mains et ses bras blancs comme un linge, la faisaient ressembler à ces magiciennes qui composent leurs philtres aux mouvantes clartés de la lune.

Quand Minette n’était pas obsédée par ce rêve, alors c’en étaient d’autres encore plus sinistres, dans lesquels cette ennemie inconnue la poursuivait toujours. Tantôt elle enfonçait un couteau dans la poitrine de la jeune fille, qui sentait le froid de l’acier ; tantôt elle laissait échapper de sa main un serpent qui se glissait dans le sein de Minette et lui mordait le cœur. Minette torturait sa mémoire pour se rappeler quelle était la personne dont le spectre la tourmentait ainsi, et ses efforts restaient toujours inutiles, car en effet elle n’avait jamais vu cette femme. Mais quand le drame de leur vie se presse vers son dénouement, les âmes exaltées reçoivent presque toujours le don de voir dans un avenir prochain, soudainement éclairé par des pressentiments funestes. Voici comment ceux de Minette se réalisèrent.

Elle quittait ses hôtes et remontait chez elle vers dix heures. Un soir d’orage, que le vent soufflait avec force, elle eut tellement peur dans sa chambre qu’elle eut envie de redescendre chez madame Lefèvre ; mais elle recula à l’idée de l’éveiller. N’osant pas non plus se coucher, elle se mit à travailler à une broderie commencée, sans faire un mouvement et sans lever les yeux. Plus le temps s’écoulait, plus son malaise augmentait, car ses songes étaient devenus cette fois des hallucinations qui la tourmentaient même dans la veille. Aussi s’aperçut-elle avec un véritable désespoir que sa bougie finissait et qu’elle allait rester plongée dans l’obscurité. Elle résolut alors de descendre dans la rue, quoiqu’il fût près de minuit, pour acheter elle-même d’autres bougies, et elle y courut avec le courage fiévreux que donne pour un instant l’excessive frayeur. Comme elle remontait l’escalier, en passant sur le carré du troisième étage, une habitude invincible lui fit tourner les yeux vers la porte du logement qu’elle avait habité avec ses parents. Il y avait de la lumière dans ce logement, dont la porte était entr’ouverte, et Minette aperçut à l’entrée de la première pièce, Couturier, qui l’appelait par un geste silencieux. Sans plus réfléchir que l’oiseau fasciné, elle courut vers son amant. La lumière était déjà éteinte. La porte se referma, Minette, enlacée par les bras de Couturier, retrouva l’impression poignante que lui avait causée au théâtre le premier baiser qu’elle avait reçu, et dont elle avait failli mourir.

Elle s’était donnée comme se donne une vierge amoureuse, sans calcul, sans regret, sans lutte possible. Pendant les premiers jours de cette liaison, il lui semblait qu’elle venait de naître, tant elle était heureuse ! Quelques instants avant l’heure où Couturier rentrait du théâtre, elle descendait chez lui en retenant son souffle. Les minutes lui semblaient des siècles ; elle se jetait au cou de son amant comme s’il lui eût apporté la vie, et il lui jouait si bien la comédie de la passion qu’elle se croyait adorée. Mais, qui ne le devine ? bientôt Minette subit le sort des pauvres créatures liées à des hommes sans cœur ; elle ne fut plus qu’une victime et un objet dédaigné. Elle retrouva avec horreur l’image de son père dans le misérable toujours ivre et furieux qu’elle ne pouvait s’empêcher d’aimer. Presque toujours, elle remontait chez elle le matin glacée et mourante, les yeux perdus, après avoir attendu inutilement toute la nuit Couturier, qui n’était pas rentré. Il ne la voyait plus que pendant quelques instants, à de rares intervalles, pour la brutaliser et lui voler le peu d’argent qu’elle possédait. Il lui avoua même cyniquement qu’il avait un autre amour, et poussa la cruauté jusqu’à se faire parer par Minette elle-même, quand il allait voir la femme pour qui il l’avait abandonnée. Madame Lefèvre ne tarda pas à s’apercevoir de l’intelligence de sa pupille avec Couturier ; mais poussée par son avarice, qui l’engageait à ne pas perdre sa meilleure ouvrière, elle ne dit rien. Seulement, elle manifesta dès lors à Minette autant de haine qu’elle lui avait jusque-là montré d’amitié, et l’accabla de travail sans vouloir remarquer l’épuisement de ses forces. Arrivée à la suprême sérénité du désespoir, Minette qui crachait le sang et sentait son courage s’évanouir tout à fait, s’élançait en idée vers la région où elle devait retrouver sa mère, et ne vivait plus que par ses aspirations ardentes.

C’est alors qu’elle reçut, avec un petit mot aimable du directeur de la Gaîté, un bulletin de répétition pour la pièce nouvelle. L’ouvrage était prêt, car il avait été monté et mis en scène pendant que Minette était à l’hôpital. On devait reprendre les répétitions pendant une huitaine de jours seulement, tant pour elle que pour une actrice nouvellement engagée, nommée Bambinelli. Cette Italienne arrivait de Marseille, précédée d’une grande réputation à plus d’un titre, car elle s’était enfuie de Milan quelques années plus tôt, sous l’accusation d’avoir empoisonné un officier autrichien. Lorsqu’en la voyant, Minette reconnut la menaçante beauté qui avait si cruellement désolé ses rêves, elle comprit qu’il allait se passer quelque chose de terrible, car la Bambinelli était la nouvelle maîtresse de Couturier. Aux regards pleins de haine que cette femme lui jeta d’abord, la jeune fille se sentit perdue. Elle jouait le rôle de l’héroïne dont la destinée se débattait entre la bonne et la mauvaise fée, madame Paul et la Bambinelli ! Celle-ci, qui savait avoir eu Minette pour rivale, car Couturier avait habilement fait valoir son prétendu sacrifice, la traitait avec le dédain le plus insultant, et semblait réellement lui adresser les menaces et les injures que contenait son rôle. Parfois ses regards et ses gestes causaient à Minette un tel malaise qu’elle fondait en larmes, et se jetait dans les bras de son amie, qui seule avait le don de la consoler.

Il y avait dans la nouvelle féerie un vol assez dangereux ; on imposait alors aux actrices des petits théâtres ces exercices périlleux que les danseuses et les mimes exécutent seuls aujourd’hui. Cette fois encore, Minette devait traverser le théâtre à une très-grande hauteur, suspendue par des fils de fer. Chaque fois que cela fut essayé, elle ressentit malgré elle un effroi inconnu, car il lui semblait que les yeux de son ennemie l’attiraient en bas, et devaient la précipiter. Mais la présence de madame Paul la rassurait. Pourtant le soir de la première représentation arrivé (après une belle journée de mai), le cœur lui manqua à ce moment. Elle ne put trouver madame Paul qui était malheureusement occupée à un changement de costume et se vit dédaigneusement toisée par Couturier qui passait dans les coulisses. Elle alla à lui.

— Je t’en supplie, embrasse-moi, lui dit-elle en lui prenant la main dans ses petites mains, et avec une expression qui eût fait pleurer les anges.

Comme le machiniste Simon venait accrocher les fils de fer à la ceinture de cuir cachée sous sa robe, Minette crut voir un regard affreux échangé entre lui et la Bambinelli. Involontairement, elle ferma les yeux en entendant la réplique qui précédait son apparition aérienne. Il se fit un bruit épouvantable, et il sembla à tous les spectateurs que pendant une seconde il avait fait nuit dans la salle. Les anciens habitués du boulevard se rappellent encore ce sinistre événement arrivé en 1829 et l’horreur qu’il excita. Les fils de fer s’étaient rompus ; Minette était brisée, morte sur les planches. Le sort de cette Psyché inconnue ne fut-il pas celui de la Poésie ignorante d’elle-même, toujours assassinée par les violences brutales de la vie ?