Un Valet comme on n’en voit pas

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UN VALET

COMME ON N’EN VOIT PAS



C’était au petit lever d’un des princes de la critique, entre dix et onze heures du matin. On causait. Tout à coup, un nouveau personnage, célèbre à plus d’un titre parmi les artistes, entra bruyamment, donna au feuilletoniste une vigoureuse poignée de main, et se laissa tomber dans une moelleuse bergère, en murmurant son fameux ouf ! plus connu à Paris que le mon dieur-je ! d’un bouffon célèbre.

— Louis, s’écria le critique, du rhum, des cigares !

— Ah ! dit le nouveau-venu en admirant la noble candeur et l’impassibilité sérieuse avec laquelle Louis disposait sur un guéridon les jolis verres de Bohême, cet homme est heureux ! Quel directeur-général d’une compagnie de chemin de fer, quel ténor, quel prélat du Lutrin oserait se dire plus heureux que Louis ? Comme vous, il a vu familièrement dans ce petit salon mademoiselle Rachel, M. le comte Demidoff, M. Ballard du Vaudeville, et toutes les célébrités contemporaines ! Comme vous, il marche sur des tapis de la Savonnerie et prend son café dans une tasse de Saxe ! Il a été de moitié dans tous vos bonheurs et dans toutes vos joies. De votre vie il n’ignore qu’une chose, et quelle chose ! Il ne sait pas ce que c’est que de faire de la copie, l’heureux homme.

Ce fruit merveilleux de la gloire qui flotte devant vous comme le repas de Tantale, ce rocher du feuilleton que vous roulez incessamment comme Sisyphe, cette nue éclatante qui s’appelle la popularité, et que vous étreignez comme Ixion entre vos bras avides, il ne les connaît pas, si bien que ce fortuné gaillard passe comme vous depuis vingt ans à travers tous ces amours, toutes ces fêtes, tous ces événements gais ou tristes, toutes ces pantomimes et ces belles comédies racontées chaque matin, et qu’il n’a pas corrigé une seule épreuve ! Il ignore ce que c’est que le cicéro et le petit-romain ; et le plus bel Horace de Baskerville ne vaut pour lui que cinquante centimes, comme pour l’épicier du coin ! Que ne suis-je domestique !

— Tiens, s’écria un des assistants, vous avez dit cela comme : Que ne suis-je la fougère ?

— Ah ! messieurs, dit un peintre célèbre, ne rions pas. Après l’état de jolie femme, l’état de valet est bien le plus heureux que je sache. Vous savez que Gavarni a écrit si spirituellement : Quand on a dit qu’on a une femme, ça veut dire qu’une femme vous a ! C’est bien plutôt votre domestique qui vous a. Je vous jure ma parole d’honneur que le mien est parvenu, par ses intrigues, à me faire faire le portrait de sa maîtresse !

— Et le mien ! dit un jeune maestro, auteur d’une symphonie à succès, le mien joue de la clarinette chez moi, malgré moi, et je le souffre !

— Vous voulez dire que vous en souffrez, dit le peintre.

— Pourquoi le souffrez-vous ? hasarda timidement un petit astre encore non découvert, ce qu’on pourrait appeler un poëte lyrique de première année.

— Il le fââllait ! reprit le musicien en parodiant le grand Bilboquet.

Et la conversation continua sur ce ton, chacun se renvoyant le mot, si bien comparé par Balzac à la balle élastique des écoliers.

— Le mien, dit quelqu’un, apporte chez moi des opéras comiques !

— Comiques ! C’est inouï ! Vous cire-t-il vos bottes ?

— Quelquefois.

— Enfin ! pourvu qu’il ne vous fasse pas cirer les siennes !

— Cela s’est vu. Un de nos plus grands poëtes a écrit des feuilletons tout exprès pour raconter à l’Europe les étourderies de son nègre. Voilà un garçon qui savait se faire cirer ses bottes par son maître ! Quand les théâtres envoyaient des loges, ce charmant jeune homme, qu’on appelait Abdallah, faisait son choix dans le paquet de billets, et allait voir, en partie fine, un vaudeville selon son cœur.

— Faisait-il le feuilleton, au moins ?

— Allons donc ! Pour qui le prenez-vous ? Par exemple, quand son maître l’envoyait toucher de l’argent dans quelque boutique, il s’acquittait scrupuleusement de la commission.

— Bah ! il rapportait l’argent ?

— Au contraire. C’était lui qu’on rapportait, au bout de trois jours, et avec un mémoire de deux cents francs. Comme je viens de vous le dire, il touchait très-bien l’argent ; mais il avait l’habitude de le boire après.

— Et il buvait deux cents francs comme cela ?

— Non, il consommait le reste en carreaux. Son maître l’adorait.

— Je comprends ça. Après tout, un valet comme Abdallah, bon teint, c’est la poule aux œufs d’or, une source éternelle de copie.

— Mon Dieu, c’est selon la manière de voir. Il y a des maîtresses qui rapportent ça et qui coûtent moins cher.

— Oui, mais ça compromet.

— Tout compromet. C’est précisément pour ça qu’il faut avoir un valet qui vous empêche d’être compromis, et ça coûte cher, parce qu’il sait tous vos secrets. C’est une autre variété de nègre, l’ancien Frontin.

— Dans ce genre-là, dit le peintre, j’en ai connu autrefois un très-beau à Valentin, le caricaturiste du Charivari. On l’appelait M. Félix. Figurez-vous un beau garçon de cinq pieds trois pouces. Habits, cheveux à la dernière mode, bottes très-remarquables, tenue de dandy et les mains blanches. Eh bien, messieurs, il passait rue Le Peletier pour un sous-secrétaire d’ambassade, et il entretenait une marcheuse.

— Joli !

— Très-jolie. Par exemple, avec M. Félix, on n’entend jamais parler de créanciers, de parents, de maîtresses, ni de toutes ces espèces-là. Prix : dix mille francs par an !

— Ce n’est pas cher.

— Attendez donc. Dix mille francs par an, qu’il faut payer.

— Diable !

— M. Félix n’est pas breveté ?

— Si, il a inventé une eau Corinthienne qui fait pousser des cheveux.

— Où ça ?

— Dans le prospectus. Il écrit très-bien.

— Messieurs, dit le musicien, voilà bien ce qui prouve la faiblesse de notre esprit. Nous voilà tous convaincus que l’état de valet est le meilleur de tous, et cependant nous n’en voudrions pas. Arrangez cela ! D’ailleurs, qui servirions-nous ? Nos laquais ne voudraient jamais se faire maîtres. Il n’y a que nous qui soyons assez bêtes pour cela.

— Amis, s’écria le critique qui n’avait rien dit encore, ne calomniez pas l’humanité tout entière. J’ai connu un homme d’esprit qui avait le courage de… votre opinion !

— Vraiment ! fit l’ami pour lequel on avait apporté du rhum. Contez-nous cela, vous qui contez si bien !

Le critique s’arrangea et se pelotonna sur un divan, comme dut faire Énée avant de réciter six livres de L’Énéide et parla ainsi :

— Mon ami s’appelait, par un caprice du sort, Louis Jodelet. Je l’ai beaucoup aimé. C’était un charmant garçon. J’avais fait sa connaissance chez une demoiselle allemande avec laquelle j’aimais beaucoup à causer, parce qu’elle ne savait pas le français.

— Est-ce que vous savez l’allemand ?

— Non. Jodelet avait alors vingt-deux ou vingt-trois ans. C’était bien le plus singulier garçon qui eût jamais bayé aux grues de la place de l’Odéon au boulevart des Italiens ! Rêveur et folâtre, enthousiaste et résigné, hérissé de systèmes et d’utopies, il mettait le paradoxe, non pas dans sa conversation, comme le vulgaire, mais, à la façon des grands hommes, dans sa vie. Négligent comme un bohémien et paresseux comme un poëte, tout à coup on le voyait se faire faire quatre habits complets et écrire des volumes de roman ; et il laissait le tout dans ses tiroirs. Il faisait la cour aux femmes, tantôt avec la timidité de Chérubin, tantôt avec la hardiesse de don Juan, toujours avec la persistance de Lovelace ; mais il oubliait ordinairement d’aller chez ses maîtresses le jour où elles se proposaient de n’avoir plus rien à lui refuser.

À toutes ces originalités, Louis en joignait une plus grande encore, sous forme d’opinion philosophique. Il était persuadé que la responsabilité personnelle étant la source de tous les maux humains, il n’y a ici-bas que deux bons états, l’état de femme et l’état de domestique. Ne pouvant absolument devenir femme, il poursuivait le rêve de se faire valet.

— Ah ! mon cher Léon, me disait-il souvent, le bonheur est là. Quel jour endosserai-je enfin cette livrée, qui est la liberté, l’indépendance, l’oisiveté, la rêverie, l’oubli du bien et du mal !

J’étais tellement habitué à ces boutades, que je n’y faisais plus guère attention. Un matin, je vis Jodelet entrer chez moi transfiguré.

— Enfin, s’écria-t-il, j’en ai fini ! J’ai eu le courage d’être heureux ! Oui, mon cher, ma dernière pièce de cinq francs avait vécu, je suis allé dans un bureau de placement, et tu vois en moi le valet de chambre de M. Bischoffsheim, riche banquier, comme on dit au théâtre.

Sans vouloir rien écouter, j’emmenai Louis. Nous montâmes dans un cabriolet et nous courûmes au bureau de placement où je dégageai, malgré lui, la parole de ce fou. Je le reconduisis jusque chez lui, je l’installai de force dans son propre fauteuil et je lui mis à la main un volume de Hugo. Cela fait, je renversai les tiroirs sens dessus dessous. La première chose qui me tomba sous la main était un manuscrit intitulé : Véronique. Sur-le-champ je me mis à lire.

Dès la seconde page, j’étais consterné d’étonnement. Le livre de Jodelet était un chef-d’œuvre. Il y avait dans ces pages dédaignées par leur auteur toutes les grandes qualités des écoles modernes, les hautes conceptions, les larges vues morales et philosophiques, la hardiesse et l’élégance d’un style rompu à toutes les habiletés, et enfin cette lumière vive qui réchauffe la tranquille et puissante harmonie des compositions magistrales. Seulement, de loin en loin, je trouvais des développements parfaitement indiqués, mais que l’auteur avait négligé d’écrire, par dégoût ou par lassitude. Après avoir dévoré tout le manuscrit, je dis à Louis, qui, environné de fumée, semblait poursuivre son rêve favori :

— Écoute, Jodelet, je ne t’engage pas à compléter ton livre, je sais que ce serait inutile ! Si tu veux, je souderai le tout et j’irai trouver Ladvocat. Mais sache bien une chose, il y a six mille francs là dedans.

— Fais comme tu voudras, me répondit Louis d’un ton dolent, mais à quoi bon ! Un jour ou l’autre ne faudra-t-il pas finir par être domestique !

Je me levai furieux, et j’emportai le manuscrit. Huit jours après, Ladvocat au comble de la joie, m’envoyait les six billets de mille francs, dans un portefeuille enrichi d’une magnifique miniature d’Isabey. Il voulait absolument que le roman parût à quinze jours de là. Forcé par un douloureux événement de famille de faire un voyage à Tours, je suppliai Jodelet de revoir les épreuves avec soin. A mon retour, je trouvai une lettre de Ladvocat. Elle était courte, mais énergique. La voici dans toute sa simplicité :

« Mon cher Verdier,

»Vous m’avez fait boire un bouillon que je ne vous pardonnerai jamais. Votre roman, qui en manuscrit m’avait paru un chef-d’œuvre, est tout simplement une ignoble platitude. Venez recevoir à loisir toutes nos malédictions, en vidant avec nous quelques bouteilles de ce Château-Margaux que vous avez trouvé si bon.

» Je suis votre tout dévoué. »

Je courus chez mon complice Jodelet ! Le misérable avait disparu sans laisser le moindre indice qui pût mettre sur sa trace. Seulement, lui aussi avait laissé une lettre pour moi. Je brisai le cachet avec rage ; j’avais la fièvre :

« Mon cher Léon, tu as failli me perdre ! Si je t’avais laissé faire, notre Véronique se vendait à cinquante mille exemplaires et je devenais un littérateur célèbre ! Merci. Où aurais-je trouvé après cela le courage de me faire domestique ? »

Cette stupide raillerie m’avait exalté jusqu’au délire. Je ne sais comment j’arrivai chez Ladvocat. Sans le saluer, sans lui serrer la main, je me précipitai comme un fou sur un exemplaire de Véronique, et je lus !

Bonté divine ! non jamais professeur de danse écrivant un poëme didactique, jamais poëte d’opérettes et d’opéras comiques n’auraient pu trouver dans leurs mauvais jours un galimatias pareil ? Figurez-vous le chaos en délire, des figures ineptes, des accouplements d’images baroques et cruelles, pas d’idées, pas de style, la grammaire de Margot et l’orthographe de M. Marle ! Atterré, confondu, j’aurais voulu être à six mille lieues de là, et je priais la terre de s’entr’ouvrir.

— Mon ami, dis-je à Ladvocat (et j’avais des larmes dans les yeux), j’y périrai ou je vous rendrai vos six mille francs.

— Non pas, me répondit Ladvocat avec cet aimable sourire et ces belles manières qui faisaient de lui le seul libraire de ce temps, vous ne me rendrez rien, mais vous me donnerez quarante mille livres de rente !

C’est avec des mots comme celui-là que ce grand homme nous renvoyait au travail plus forts, plus jeunes et plus audacieux après une chute. Quinze jours après, j’avais oublié cette histoire, et quant à Jodelet, je ne le revis pas de trois mois.

— Et où le revîtes-vous ? demanda le peintre.

— Messieurs, c’est ici que l’histoire devient incroyable.

— Alors, dit le musicien, nous la croyons.

— C’était, reprit Verdier, au commencement de l’été, par une éclatante matinée de juin. Après avoir fait un très-bon déjeuner, je me promenais aux Champs-Elysées en songeant à une dame blonde, et en piétinant sur ces longs rubans d’asphalte que nous ont donnés des édiles prévoyants pour que nous puissions défier la fange et la poussière. L’air était pur, le ciel bleu, les nuages amusants ; le feuillage éclatait sur ma tête avec des tressaillements de lumière chatoyante et fleurie, je ne songeais pas à mon feuilleton, j’étais ce qu’on appelle un homme content de vivre. Tout à coup, un spectacle singulier frappa mes regards.

Un jeune homme beau et fort, mais vêtu de haillons sordides, traînait une voiture de pains d’épices, à laquelle il était attelé ! Une vieille, digne de Callot et de Goya, le suivait en criant d’une voix enrouée :

— Allons, hue ! allons, hue ! allons, hue !

Et parfois elle aiguillonnait, au moyen d’un méchant petit fouet, la paresse de ce coursier humain.

J’admirais cette scène comme le motif d’une jolie eau-forte, quand tout à coup l’attelage se jeta à mon cou sans quitter sa voiture et me dit d’un ton amical :

— Tiens, c’est Léon ! comment te portes-tu ?

— Malheureux ! m’écriai-je.

J’avais reconnu Jodelet.

Je le regardai d’un air indigné. Sa figure exprimait un ravissement complet. Il avait l’air d’un homme aimé pour lui-même ou d’un boursier qui revient d’un voyage dans le bleu.

— Ô mon ami, s’écria-t-il, j’ai enfin trouvé le bonheur ! je suis le domestique de madame ! Le matin, nous venons de la place Maubert, toute la journée je traîne la voiture d’un bout à l’autre des Champs-Élysées, et le soir, je la remonte place Maubert ! Madame me nourrit, me loge, m’habille, me donne six sous par jour ; je n’ai à m’occuper de rien ! C’est à présent seulement que je suis indépendant et libre ! C’est à moi l’air, l’espace, les eaux, les feuillages, la nature, la rêverie, la poésie ! C’est à moi et non pas à ceux qui ont à s’occuper de payer leurs loyers, leur nourriture et leur habillement, et surtout d’avoir de l’esprit !

Malgré tous ces beaux raisonnements, après avoir employé l’éloquence, la menace, la prière et tous les gestes nobles, je décidai enfin Jodelet à me suivre. En ôtant sa bride de son cou, il versa des larmes amères.

La vieille, restée sans domestique, nous suivit des yeux jusqu’à ce que nous fussions montés dans une voiture. Cette femme penchée avec désespoir sur sa charrette, semblait une Parque à qui l’on aurait enlevé le fil des destinées humaines.

— Ah ! Léon, me dit Jodelet en sanglotant, voilà la seconde fois que tu m’empêches d’être heureux ; tant que tu vivras, cela me sera bien difficile ! Tu sais cependant qu’à mon sens il n’y a qu’un bon état :

Celui de domestique !

Décidément, il eût fallu être fou pour en douter, Jodelet ne voulait pas écrire des chefs-d’œuvre.

Quoi tant de génie éteint, tant de jeunesse ensevelie ! Ce domestique d’un rêve, cet esclave d’une raillerie ironique, toutes les muses s’offraient à lui et se donnaient sans résistance, et il leur préférait, pour en faire sa maîtresse, une marchande de pains d’épices ! Ce poëte, il aurait pu sur les grandes ailes de l’ode élever nos âmes jusqu’au concert enivrant des sphères ; il aurait pu, comme Théocrite, nous faire suivre d’un sourire mouillé de pleurs, le chœur charmant des amours idylliques sur le penchant des collines verdoyantes, au frais murmure des fontaines ! S’il avait voulu nous raconter les tragédies de son âme, il aurait tordu la foule sous sa passion et sous sa colère. Esprit enthousiaste et hardi qui entrevoyait toujours le sourire des muses comiques à travers le terrible drame de la vie humaine, sans doute il aurait raillé comme Rabelais ou Henri Heine ; peut-être il eût pu écrire le Voyage Sentimental, et il aimait mieux remplacer un cheval !

Heurter de front sa manie, c’était envoyer Jodelet tout droit chez le docteur Blanche. Mais ici, la difficulté devenait inouïe. Où trouver, de la Tamise au fleuve Jaune, une position de valet qui fût une position honorable ? Il n’a guère jamais existé de lien bien sympathique entre les professions extrêmes. Si ce principe dut souffrir une exception, c’est seulement à propos des pairs de France et des marchands de peaux de lapins, et encore était-ce la toute-puissante fantaisie d’un humoriste qui avait rivé d’un trait de plume ces chaînes idéales ! Que faire de Jodelet ! Je m’y perdais.

Tout à coup j’eus une inspiration du ciel, un de ces éclairs qui, au moment des grandes batailles, illuminent d’une soudaine clarté le génie des capitaines.

J’avais trouvé mon affaire.

Messieurs, vous connaissez tous la marquise de T…, cette femme restée seule d’un grand siècle comme la figure vivante de la Courtoisie, cette grande dame qui fut aimée par un roi et par un poëte, et qui, presque centenaire, garde encore pour un historien à venir, les précieuses traditions de la politesse et des élégances françaises. Dès ce temps-là, la marquise m’honorait d’une amitié maternelle, et de tous les triomphes plus ou moins vides que j’ai dus à mon art, celui-là est le seul dont j’aie jamais été fier !

La dernière fois que je l’avais visitée dans son petit château de Bellevue, dans cette maison de briques roses peinte par Boucher, et où le grand Watteau lui-même a laissé tomber de sa palette radieuse quelques scènes attendrissantes et mélancoliques de son aventureuse élégie aux cent actes divers, j’avais trouvé la marquise très-triste. Les pieds sur ces tapis dont le moindre est un poëme comme L’Astrée, aux lueurs des torches voluptueuses, entourée de ces meubles contournés par les mains de la Grâce elle-même et sur lesquels les fleurs de marqueterie, déjà pâlissantes, se fanaient parmi les lacs d’amour, cette grande femme se sentait vaincue et désolée en voyant ainsi tomber autour d’elle tout ce qui avait été enfant au temps de sa jeunesse. Dans son parc dessiné par quelque noble élève de Lenôtre, dans ce lieu de délices où, reflétées par les eaux tranquilles, les naïades souriantes se mouraient sous le vert rideau des charmilles ; parmi ces calmes vestiges d’un monde évanoui, la marquise faiblissait en sentant le souvenir l’abandonner, et enfin elle avait peur de ne pas mourir debout, une rose fleurie à la main, comme il convient à une femme de sa beauté et de sa race.

— Léon, m’avait-elle dit, vous pouvez me rendre un grand service, et je sais que vous êtes heureux d’obliger, comme nous l’étions autrefois. Vous le savez, je ne puis guère causer avec les livres ; vos livres sont trop difficiles à vivre ! De mon temps, les romans étaient pour nous des amis avec lesquels nous faisions de l’esprit et de l’amour comme avec nos autres amis ; mais les vôtres, pour y trouver du plaisir, hélas ! il faut d’abord les supplier de se laisser lire ! Et puis, avouez, mon enfant, que vos poëmes n’ont rien compris à cette grande époque qui eut horreur de la laideur et de la mort, comme la Grèce d’autrefois.

— Ah ! madame la marquise, répondis-je en tremblant, n’attendez pas de moi un livre qui vous rende ces joies du printemps et de la jeunesse ! Tout au plus, au milieu de notre vie agitée à tous les vents, je pourrais raconter, dans quelque rhapsodie écrite au hasard, les faiblesses et les révoltes de nos âmes maladives qui ont soif de la joie et qui ne savent la chercher décidément ni sur la terre ni dans le ciel ! Je pourrais faire agoniser devant vous une victime pâle et glacée, levant encore sur un lâche amant ses regards que voilent déjà les ténèbres de la mort ! Mais un livre calme et spirituel, à lire les pieds sur les chenets, n’attendez pas cela de nous, madame, qui avons trop souffert et aussi trop espéré.

— Cher enfant, me dit la marquise, je ne vous demande pas un chef-d’œuvre, hélas ! C’est à peine si on en écrivait pour moi, du temps que Lancret peignait ce portrait où j’étais représentée en Diane demi-nue, avec mes lévriers couleur de rose ! Ce que je vous demande, c’est une double bonne action à faire, quelque jeune homme savant et pauvre à sauver de la misère. Peut-être existe-t-il (et s’il existe, vous devez le connaître), un jeune poëte, grand et modeste, vaincu par l’envie ou par la misère, et qui consentirait à être le secrétaire d’une vieille femme qui n’a pas de lettres à écrire ! En un mot, mon enfant, voilà ma dernière folie, je voudrais un secrétaire, assez instruit pour me parler de mes poëtes et de mes grandes dames comme s’il les avait connus. Je suis encore très-riche, et peut-être, pardonnez-moi cette dernière ambition, peut-être les ombrages et les fontaines de ce parc abandonné pourraient-ils encore donner à la France un poëte, auquel, moi, j’aurais donné d’abord cette médiocrité dorée que vous aimez, avec le calme, l’indépendance et la charmante oisiveté des retraites silencieuses.

Chercher la pierre philosophale aurait été plus court que de trouver ce jeune homme savant et modeste, et toutefois j’avais promis à la marquise de soulever, comme Asmodée, les toits de toutes les mansardes pour lui trouver ce livre vivant.

Peine inutile, comme vous pensez bien ! mais une fois, en voiture avec Jodelet, je songeai à ces promesses, et comme je vous le disais, ce fut un éclair de génie. Lui seul peutêtre était assez savant pour sauver la marquise et pour jouer auprès d’elle ce beau rôle de sœur de charité littéraire.

— Connais-tu ton dix-huitième siècle ? lui demandai-je.

— Je crois que oui, me dit-il négligemment ; et il se mit à me parler de la cour de Louis XV comme s’il y avait vécu toute sa vie.

Chose étrange ! dans son insouciante existence de vingt-deux ans, Jodelet avait tout lu, et peut-être était-il arrivé au dégoût à force de science.

Le lendemain, quand je le présentai à la marquise, sous les ombrages de Bellevue, Jodelet, qui est né pour jouer tous les rôles, s’était mis en train d’avoir de grandes manières. Ses cheveux blonds, tourmentés par la bise, avaient l’air de la chevelure poudrée d’un marquis ; mon habit noir lui allait comme s’il eût été taillé pour lui par le tailleur de Richelieu ; il prenait du tabac à la rose et chiffonnait avec des airs de prince le jabot d’une de mes quatre chemises à jabot, seul héritage de mon grand-père !

Explique cela qui voudra ! Jodelet fut grand seigneur comme la marquise fut grande dame. Moi-même, en écoutant sa conversation, ébloui, fasciné, je me trouvai transporté dans ce monde de scepticisme et d’élégance, avec les chevaliers, les paillettes, les épées en verrouil, les femmes en poudre, en paniers, en taille mince bariolée de soie et de dentelles, avec les bichons, les abbés, les rondeaux redoublés et les vers à mettre en chant ! Parfois, dans cette causerie folle, étincelante, vague et poétique comme un rêve, je voyais bleuir autour de moi les forêts où le grand Watteau égare dans une lumière incertaine et divine son peuple de héros d’amour, frappés au cœur, mais cachant sous les livrées de la joie le désir inextinguible qui les dévore. J’y voyais sourire les Cidalises et les Florices enamourées, les Dorilas frappées de langueurs mortelles, tout ce troupeau fuyant vers Cythère sur une galère confiée aux flots infidèles !

À vrai dire, je vécus comme en songe jusqu’à l’heure où, repartant pour Paris, je laissai Jodelet installé chez la marquise avec six mille francs d’appointements et un pavillon où M. de Buffon aurait pu écrire en manchettes, le tout à la charge de lire la Gazette de France à la marquise et de causer avec elle du dix-huitième siècle.

Je vous l’avouerai très-naïvement, j’étais fier de mon ouvrage, j’avais résolu un problème qui eût fait reculer d’effroi M. de Humboldt lui-même. Enfin, pour parler comme Flambeau dans une charge devenue célèbre, Jodelet était domestique et il n’était pas domestique ; il était domestique si l’on veut et il ne l’était pas si l’on ne veut pas ; il était peut-être valet pour lui et il ne l’était pas pour les autres !

Ainsi je me berçais dans la gloire de mon triomphe, et considérez, mes amis, à quel point l’amour-propre d’auteur nous égare, tous tant que nous sommes ! Mais je veux laisser parler la marquise, car je n’oublierai jamais avec quelle verve d’indignation cette excellente femme me raconta les nouvelles espiègleries de Jodelet.

— D’abord, me dit-elle, je fis prier votre ami de vouloir bien venir dîner avec moi, il me répondit qu’il mangerait à l’office, comme c’était le devoir de sa condition. Le lendemain, il me demanda quand sa livrée serait prête, et il me supplia de lui donner ma femme de chambre en mariage. Que vous dirai-je ? En votre faveur, mon cher Léon, je m’étais imposé de prendre tout cela pour d’excellentes plaisanteries de chevalier en vacances, bien qu’elles me parussent un peu jeunes, adressées à une femme de mon âge. Malgré tout, j’aurais gardé mon secrétaire, car j’y tenais comme on tient à sa dernière fantaisie, mais jugez vous-même si cela m’a été possible !

— Bon, m’écriai-je, je gage qu’il vous aura brisé quelque meuble précieux ou quelque vase de vieux Sèvres, pour pasticher Jocrisse.

— Ah ! si ce n’était que cela ! s’écria la marquise. Votre ami, mon cher Léon, annoncé ici comme le fantôme de M. de Lauzun, me disait qu’il était fantaisiste ! et mettait des gilets de cachemire écarlate. Il a absolument refusé d’ouvrir La Gazette, et il me lisait malgré moi un journal qui s’appelle Le Charivari. Enfin, sous prétexte qu’il était mon secrétaire, il prétendait que j’étais obligée d’écouter ses ouvrages, et il m’a forcée à entendre tout un livre qui avait pour titre : De l’inutilité de l’Amour, des Arts et de la Littérature !

En me racontant toutes ces folies, la pauvre marquise avait un sourire triste et semblait désespérer décidément d’un monde où les hommes de vingt ans trouvent l’amour inutile !

Je n’ai pas besoin de vous dire si je me confondis en excuses, et je crois que pour consoler ma vieille amie, je retrouvai dans ma mémoire au moins trois madrigaux inédits de Dorat et de Boufflers !

Mais, une fois sur la grande route, c’est alors que je laissai éclater ma colère et que je fis des serments terribles ! Je jurai que, dussé-je retrouver Jodelet vêtu d’écarlate et de galons, je ne ferais plus rien pour le guérir de sa folie, et que je lui clouerais plutôt moi-même sa livrée sur le corps !

— En effet, dit le peintre à Verdier, il est fâcheux, pour l’intérêt de votre histoire, que vous n’ayez pas à la fin rencontré votre ami habillé en Scapin, en Pasquin ou en Basque. Ce serait plus complet.

— Je l’ai pardieu bien vu ainsi, reprit Verdier, et dans quelle circonstance, grands dieux ! Je travaillais depuis six mois seulement au journal qui me fait l’honneur de me compter depuis vingt ans au nombre de ses collaborateurs. Le rédacteur en chef, M. B…, l’honnête et grand journaliste que vous savez, donnait un dîner auquel avaient été conviées toutes les illustrations des sciences et des arts. Bien entendu, je me bornais à écouter, et, ce jour-là, je devinai tout de suite combien de choses j’avais à apprendre ! Seul, parmi tous les convives, l’Amphitryon où l’on dînait me parut être resté un peu au-dessous de sa renommée.

Malgré cette parfaite courtoisie que vous lui connaissez, M. B…, passionné avant tout pour son journal, ne pouvait dissimuler une excessive impatience. Une heure avant le repas, il avait appris qu’une maladie grave retenait au lit le grand écrivain dont les articles Variétés étaient alors l’événement en vogue dans tout le monde lettré. Il fallait laisser passer les nouvelles publications sans donner à un public, très-attentif dans ce temps-là, la suite des admirables travaux critiques qu’il attendait avec une réelle impatience.

Comme je songeais, à part moi, à cette insurmontable difficulté, mon attention fut tout à coup attirée par un des laquais qui servaient à table : ce valet, rose et blond, coiffé en Nicodème avec une queue et une cadenette, portait une culotte à agrafes et un habit rouge trop court, qui visait évidemment à rappeler la petite souquenille de Brunet.

Affairé ; haletant, agile comme le clown le plus excentrique des théâtres de Londres, ce singulier domestique brisait des assiettes sur la tête des valets, enlevait les plats avant qu’on n’y eût touché, versait à boire coup sur coup à des personnages graves, et exécutait des tours de prestidigitation avec la serviette qu’il portait sous le bras, comme un marmiton dansant de Molière. Il se gardait bien de sortir de la salle sans faire le grand écart, et prenait des poses gracieuses.

Ma stupéfaction était au comble, quand le bizarre Jocrisse que j’avais sous les yeux ouvrit lui-même de gros yeux hébétés, étendit comme un danseur la jambe droite en avant, en roidissant la jambe gauche, et, levant les bras au ciel avec un entrain enthousiaste pareil à celui des paillasses de la foire, laissa tomber sur le parquet une énorme pile d’assiettes qui se brisa avec un fracas terrible.

— Tiens, dit Jodelet avec une excessive tranquillité, car bien entendu c’était Jodelet ! c’est toi, Léon, comment te portes-tu ?

— Malheureux, m’écriai-je avec une fureur étouffée, pas un mot !

Cependant j’avais beau vouloir me cacher, M. B… avait tout vu. Il n’y avait pas à tergiverser ; il fallait à l’instant même prendre un parti.

Dès qu’on eut quitté la table, j’emmenai M. B… au fond du jardin.

— Monsieur, lui dis-je, par une de ces incroyables aventures que sans doute nous ne pourrons jamais expliquer, je viens de voir chez vous, caché sous la défroque d’un valet, le seul homme qui puisse vous tirer d’embarras. M. Jodelet est un des plus grands écrivains de notre époque. Seul peut-être, il a vu d’assez haut les questions économiques pour pouvoir vous donner, du jour au lendemain, l’article qui vous manque.

Vous riez, messieurs ; le lendemain, Jodelet, traité par M. B… comme un prince de la science, donnait au journal un travail qui occupa pendant un an les revues anglaises et allemandes, et qui fut l’origine d’une polémique où furent dépensés des prodiges de patience et de génie.

— Alors, dit le musicien, Jodelet devint décidément, cette fois-là, un littérateur célèbre.

— Bon ! reprit Verdier, vous ne le connaissez pas encore ! il avait eu soin d’effacer sa signature sur les épreuves. Quand on le chercha pour l’accabler de remerciements, il avait irrévocablement disparu.

— Alors, il doit y avoir une dernière rencontre !

— Il y en a une, dit sentencieusement le critique, et celle-là, c’est précisément mon chapitre à effet, celui qui vaut seul un long poëme !

Il va sans dire, qu’à ce moment-là, on s’écria comme dans les comédies :

— Écoutons ! écoutons !

— Encore par un jour de soleil, dit Verdier, je me trouvai arrêté sur le Pont-Neuf par un embarras de voitures.

L’une de ces voitures était une carriole normande attelée d’un bidet. Dans cette carriole, il y avait deux hommes. L’un maigre, bilieux, impatient, faisait claquer son fouet et se donnait un mal inouï pour dégager la carriole ; l’autre, calme, digne, obèse comme un vieux chinois, frais comme un champ de roses et de lys, était majestueusement appuyé au fond de la voiture et semblait attendre les événements, avec l’impassibilité du juste chanté par Horace.

Celui-là, c’était Jodelet.

— Mon ami, me dit-il d’une voix grave, j’ai enfin trouvé exactement l’état que je voulais. Monsieur est propriétaire d’une délicieuse métairie normande entourée de pommiers ; en avril, on vit là sous une voûte de neige odoriférante et fleurie. Monsieur me trouve extrêmement spirituel ; je suis son domestique, il me sert à table et me cire mes bottes. Nous sommes venus ici toucher de l’argent que je compte dépenser à embellir la maison de Monsieur. Embrasse-moi pour la dernière fois.

Ce fut fini, je ne vis plus Jodelet.

— Messieurs, s’écria le musicien, je demande la parole pour proposer quelque chose d’extrêmement sensé. Si nous reparlons de cette aventure, nous tirerons des conclusions et nous gâterons l’histoire. C’est comme cela que La Fontaine a nui à ses fables. Ainsi donc, n’imitons pas Naucratès, et passons immédiatement à un autre ordre d’idées.

— Parbleu, dit le peintre, voilà le premier mot spirituel de la matinée.