La Vie extravagante de Balthazar/Chapitre III

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III

La prédiction de la somnambule


Coloquinte laissa tomber sa lourde serviette qui s’ouvrit et livra passage à une brosse de chiendent et à une timbale en aluminium. Balthazar secoua un peu la tête sous cette avalanche de titres et de noms sonores, et saisit son chapeau comme prêt à s’en coiffer : dans le désordre de ses pensées il ne retenait guère que son privilège de grand d’Espagne à demeurer couvert.

Mais le notaire La Bordette n’avait pas de temps à perdre. Si, par faiblesse humaine, il se fût dépouillé de son armature d’impassibilité, son père et son grand-père n’avaient aucune raison pour participer à l’émotion du professeur et de sa dactylographe. Il continua donc son discours :

— Attaché depuis plus d’un siècle à la famille de Coucy-Vendôme, nous fûmes mandés, il y a quelques mois, en son hôtel du faubourg Saint-Germain par le comte Théodore, dernier du nom, puisque feu Mme  la comtesse ne lui a laissé que quatre filles. Le comte Théodore atteint déjà d’une maladie qui ne pardonne pas, nous confia l’existence d’un fils qu’il avait eu, étant jeune homme, de ses relations avec la demoiselle Ernestine Henrioux. Le comte, poussé par des scrupules qui l’honorent, désirait réparer cette faute de jeunesse et transmettre, grâce à une reconnaissance en règle, son nom et une partie de sa fortune à son fils Godefroi qui vivait quelque part, il ignorait où, sous le nom de Balthazar.

» Le comte nous donna les indications nécessaires, telles que l’inscription des trois lettres M. T. P. sur la poitrine du sieur Balthazar, et que l’empreinte de son pouce gauche. En outre, il nous montra, dans une armoire secrète, un portefeuille où se trouvaient seize cent mille francs en billets et titres au porteur. Il devait enfin nous fournir d’autres renseignements sur la mère de l’enfant, sur la personne à qui l’on avait confié celui-ci, et sur l’endroit où il vivait actuellement. Par malheur…

— Par malheur ?

— Le drame terrifiant que vous avez lu dans les journaux mit fin aux jours de notre client, et cela avant que nous l’eussions revu.

Balthazar qui ne connaissait rien de ce drame terrifiant, mais qui ne voulait pas l’avouer, chuchota :

— Oui… oui… j’ai lu… je me rappelle… Le mois dernier, n’est-ce pas ?

— Mais non, monsieur, rectifia vivement Me La Bordette, cela remonte plus haut. Le 10 septembre exactement, donc il y a sept mois, le comte Théodore qui chassait dans ses terres de Seine-et-Oise fut assassiné.

— Assassiné ! répéta Balthazar.

— Oui, monsieur, et vous vous souvenez de quelle horrible manière ! la hache qui frappa la victime avec une violence inouïe lui détacha presque entièrement la tête.

Une seconde fois la serviette de Coloquinte glissa de ses genoux. Le cou de Balthazar s’allongea au-dessus de son faux col. Il était blême.

— Je le savais… je le savais… un homme sans tête… la somnambule…

— La somnambule ?

— Oui… oui… j’ai consulté… balbutia le professeur en mots étouffés que Me La Bordette ne saisit pas… Tu te rappelles, Coloquinte… hier… ce qu’on m’a prédit ?…

Me La Bordette et ses deux conseillers furent d’avis qu’il fallait passer outre à cet accès de trouble bien excusable, et le discours des trois notaires s’acheva rapidement.

— Les suites de cette affaire, qui fit tant de bruit, vous les connaissez, et il serait oiseux de s’y attarder. Vous n’ignorez pas non plus qu’après des mois d’investigations, nous avons eu l’heureuse idée de recourir à l’agence X. Y. Z. Il ne nous reste donc qu’à préparer les voies et moyens qui vous permettront de porter l’affaire devant le Conseil d’État, de revendiquer votre droit au nom de Coucy-Vendôme, et de réclamer votre part d’héritage.

Peut-être la figure morne du notaire esquissa-t-elle un léger sourire d’ironie ainsi qu’il est naturel quand on annonce une nouvelle désagréable :

— J’oubliais de vous dire à propos, monsieur, que notre premier soin fut de procéder à l’ouverture de l’armoire secrète. Nous avons eu alors la profonde surprise de constater qu’elle était vide. Le comte Théodore avait-il emporté avec lui le portefeuille et avait-il choisi, durant la période des chasses, quelque armoire du château ?…

— Je pourrais sans doute vous renseigner, murmura Balthazar, j’ai reçu directement une lettre qui me fournit des indications…

Un regard suppliant de Coloquinte le réduisit au silence. À quoi bon en effet divulguer un tel secret ? D’ailleurs Me La Bordette ne s’arrêtait jamais en cours d’une période, et il continuait :

— Les recherches jusqu’ici — recherches discrètes puisque les dispositions du comte à votre égard sont provisoirement confidentielles — n’ont amené aucun résultat. Il vous sera loisible de les poursuivre publiquement et avec plus d’activité en tant que fils reconnu. Je m’occupe dès maintenant d’établir les actes que vous aurez à signer.

L’audience prenait fin, et lorsque Me La Bordette avait dit ce qu’il considérait comme son dernier mot, il n’aurait pas accordé la grâce du plus léger délai. Approuvé par son père et son grand-père, il ouvrait la porte et congédiait l’intrus avec une vigueur qui coupait court à toute idée de retour offensif.

Balthazar n’avait guère envie d’affronter un si rude jouteur. Il sortait de l’engagement un peu fourbu et le cerveau tumultueux. Coloquinte lui offrit son bras, comme elle le faisait en certaines occasions, sous prétexte de former contrepoids à sa serviette.

Ils remontèrent les rues qui conduisent à la butte Montmartre, et, au bout d’un moment, elle lui dit, non sans inquiétude, et comme un disciple qui interroge son maître :

— Ce n’est pas des aventures, toutes ces histoires, n’est-ce pas, monsieur Balthazar ?

— Comment peux-tu le demander ? répliqua-t-il. Que mon père ait été la victime d’un assassinat, c’est douloureux. Est-ce anormal ?

— Mais cette prédiction ?… la tête ?…

— Coïncidence !

— Et cette armoire vide ? Cette cachette dont vous êtes averti directement ?… Cette lettre qui vous donne des indications si précises sur la forêt de Marly et sur le portefeuille ?…

Balthazar déclara d’un ton péremptoire :

— Toutes ces combinaisons révèlent un homme dont les idées ne sont plus très nettes. Je suppose que mon père était un amateur de ce qu’on appelle le roman policier, et qu’il aura machiné son plan selon la technique enfantine de ces romans. J’en ai lu. C’est absolument idiot…

— Alors nous n’irons pas là-bas ?…

— Si, dit-il, puisque mon père, le comte de Coucy-Vendôme, l’exige. Mais quant au trésor…


Le train les conduisit, quelques jours plus tard, à la station de Marly. La forêt était proche, légère encore avec ses frondaisons toutes neuves qui luisaient au soleil. Des souffles tièdes couraient sur la campagne et enveloppaient Balthazar de bien-être et de joie. Il marchait allégrement, soutenu par une conscience sereine. L’expédition lui semblait inoffensive autant que celle d’un pêcheur à ligne qui connaît un creux où foisonnent les goujons. Coloquinte se sentait si heureuse que le poids de sa serviette ne la déformait pas.

— Je ne cesserai de te le répéter, Coloquinte, la vie est composée de petits faits insignifiants. C’est comme une tapisserie, qui forme, n’est-ce pas ? de grandes scènes très compliquées, et qui n’est au fond qu’un assemblage de petits bouts de laine noués au canevas le plus monotone.

Non loin d’eux se déployait l’éventail d’un carrefour. Ils virent déboucher d’une des routes un individu coiffé d’un béret basque, et qui sauta de sa bicyclette. Il regarda autour de lui, ne les aperçut point, et se courba quelques secondes au-dessus d’une borne kilométrique. Puis il repartit et descendit de nouveau pour entrer dans une auberge située à la lisière même de la forêt.

En traversant le carrefour, ils examinèrent la borne. Une inscription à la craie, avec une flèche marquant la direction prise par l’individu, offrait ces trois lettres majuscules : « M. T. P. »

— Ah ! murmura Coloquinte… M. T. P. ! les trois lettres inscrites sur votre poitrine, monsieur Balthazar.

Il prit un air détaché.

— Tiens, oui, en effet !… Drôle de corrélation !

Vraiment il n’y avait pas là, de quoi s’ébahir. Un promeneur se divertit à tracer sur une borne trois lettres dont on a la poitrine tatoué… Détail insignifiant… Petit bout de laine de tapisserie…

Et il continua d’avancer d’un pas guilleret en fauchant avec sa canne des têtes de pissenlit et de moutarde sauvage.

Ils passèrent devant l’auberge où ils revirent, par une fenêtre ouverte, l’homme assis et qui buvait une consommation.

— Peut-être, nota Coloquinte, est-ce le même motif que nous qui l’attire. Il a donné rendez-vous à un camarade, et ils vont chercher le trésor.

Balthazar déplia le plan topographique établi par son père. En vingt minutes, ils arrivèrent au rond-point « dont un orme touffu occupe le centre ».

Selon les instructions qui accompagnaient le plan, ils marchèrent à reculons, en suivant une certaine ligne. Balthazar, les mains sur les épaules de Coloquinte, l’entraînait avec la gravité croissante d’un monsieur qui poursuit une expérience de suggestion à l’état de veille. Des racines et des souches les faisaient trébucher. Deux fois ils tombèrent. Et soudain, Balthazar qui, pour rien au monde, n’eût consenti à tourner la tête, heurta du dos le tronc d’un arbre.

— Parfait, dit-il ému. Le programme s’exécute.

Ils pivotèrent sur eux-mêmes comme des automates et filèrent à droite. Quatre cents pas plus loin, il devait y avoir un chêne creux, protégé par une plaque de zinc sous laquelle le trésor était caché.

Ils comptèrent quatre cents pas. Il n’y avait point de chêne.

Du coup ils lâchèrent pied. Balthazar proclama qu’il n’entendait rien à toutes ces idioties de roman policier et qu’il s’en félicitait.

— Cependant… observa Coloquinte.

— Flûte ! Le trésor serait à deux pas de moi, que je ne bougerais pas.

Il se coucha sur un tapis de mousse, et il se disposait à allumer sa pipe, lorsque Coloquinte lui saisit le bras vivement. Un bruit de paroles venait du rond-point. Ils s’aplatirent sous les feuillages, et ils avisèrent deux hommes qui marchaient à reculons, les mains de l’un sur les épaules de l’autre, exactement comme ils l’avaient fait eux-mêmes. L’un d’eux était l’homme au béret basque.

Celui-là, comme Balthazar, se cogna le dos au tronc d’un arbre. Mais, contrairement à Balthazar, il vira tout de suite sur la gauche ainsi que son camarade.

Cinq minutes plus tard, on entendait le bruit d’un marteau qui frappe une plaque de zinc.

— Il fallait tourner à gauche, dit la jeune fille. Ils vont s’emparer du portefeuille.

Aucune puissance au monde n’eût induit Balthazar à s’y opposer. Mais les circonstances lui furent propices. Deux chevaux avançaient par une route qui traversait les bois à quelque distance. Des gendarmes apparurent. Le bruit du marteau avait cessé. Coloquinte se leva prudemment, puis appela Balthazar.

Dérangés dans leur besogne, les deux individus s’éloignaient sur la route à cent pas en avant des gendarmes.

— Dépêchons-nous, dit-elle, dans dix minutes ils seront de retour.

Elle courut et atteignit un chêne dont le tronc se divisait à hauteur d’homme, en trois branches maîtresses. Le creux ainsi formé était recouvert d’une plaque de zinc qui empêchait les eaux de croupir. Coloquinte se haussa comme elle put, en choisissant, d’après les empreintes des pas, le côté où les deux individus avaient travaillé. Elle trouva la brèche pratiquée dans la fermeture, y passa le bras, tâtonna et enfin saisit un objet qu’elle extirpa de la cuve.

C’était un petit portefeuille, ou plutôt une pochette de cuir, ficelée et cachetée.

— Voici, dit-elle en tendant l’objet à Balthazar.

Elle fut stupéfaite de sa pâleur. Il tremblait sur ses jambes, et elle dut le secourir pour qu’il ne s’affaissât point contre le pied de l’arbre.

— Sauvons-nous, ordonna-t-elle. Ils vont revenir.

Elle eut la présence d’esprit d’éviter la gare voisine, et, malgré la défaillance du professeur, de diriger leur fuite jusqu’à la station de Louveciennes.

Un train sifflait. Elle fit monter Balthazar dans un compartiment vide où elle lui donna un flacon de vulnéraire tiré de la serviette. Quand il fut remis d’aplomb, il examina le portefeuille, et vit un nom sur une carte épinglée à même le cuir. Pour mon fils, Balthazar, ce qui le rejeta dans une telle agitation qu’il dit à Coloquinte :

— Ouvre.

Elle obéit, coupa les ficelles et répandit sur la banquette le contenu du portefeuille, billets de mille francs, titres, coupons détachés…

— Non, non, dit-il, ne perds pas ton temps à classer toutes ces paperasses. L’argent, je m’en moque. Ce que je voudrais c’est quelque renseignement sur mon passé… sur ma mère… une lettre ?… une enveloppe ?…

Lui-même fouillait fiévreusement. On eût dit que toute sa vie dépendait de ce qu’il allait trouver. Et soudain, il s’écria :

— Oh ! voilà… tiens… regarde… une photographie…

Un vieux portrait usé par le temps, mais encore distinct, représentait une femme toute jeune, de visage charmant, et qui souriait d’un air heureux.

Derrière, ces mots :

Ernestine Henrioux.

Ernestine Henrioux !… le nom même que le comte de Coucy-Vendôme avait confié à Me La Bordette ! Le nom de la jeune fille qu’il avait séduite et qui était devenue mère de Balthazar ! Ainsi le comte léguait à son fils, outre une fortune, le portrait de la fiancée trahie, et lui commandait par là même de la retrouver et de l’aimer.

Il tenait entre ses mains et contemplait la pâle image. Elle lui souriait avec gentillesse. Il répondait par une grimace pleine d’affection. Coloquinte souriait aussi à cette jolie figure et ressentait toute la joie que l’on éprouve à retrouver une mère.

Elle recueillit les titres et les billets de banque, et réussit à les caser au fond de sa serviette, qui ajouta à ses autres fonctions celle de coffre-fort. Puis elle se rapprocha de Balthazar, et, tout en observant son front où la coiffe du chapeau laissait une barre de rouge, la végétation clairsemée de son crâne, les poils de sa barbe soyeuse, toutes choses qui lui semblaient si douces à considérer, elle pensait :

« Quelle chance que ce ne soit pas une de ces aventures où l’on ne trouve que chagrins et déceptions ! »

L’émoi de M.  Balthazar est si grand qu’il serait tombé malade si ce n’étaient là des faits de la vie quotidienne !