La Vie extravagante de Balthazar/Chapitre IV

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IV

Les événements revêtent quelquefois les apparences du plus mauvais roman d’aventures


À proprement dire, Balthazar ne tomba pas malade, mais il profita d’un répit dans ses occupations pour faire de la chaise longue devant son tonneau.

Il avait d’ailleurs un peu de fièvre, que Coloquinte combattait avec des infusions de plantes séchées par elle. Elle lui tâtait le pouls, lui lavait le visage à l’eau tiède, lui posait sur le front des compresses auxquelles il préférait la main fraîche et apaisante de la jeune fille, et souvent le berçait de paroles chuchotées qui prouvaient à quel point elle connaissait la nature de son maître et profitait de son enseignement.

— Dans quel état vous mettent les émotions trop fortes, monsieur Balthazar ! disait-elle d’une voix qui défaillait de tendresse, et en le regardant avec extase. Votre fièvre me désespère, et j’ai bien envie de pleurer. Soyez calme, je vous en supplie. Contrôlez les élans de votre cœur. Il faut attacher le moins d’importance possible aux buts que l’on poursuit, afin que la réussite ou l’insuccès ne vous ébranlent pas trop profondément.

Elle employait les expressions du professeur, et il semblait à Balthazar que c’était lui-même qui se donnait des conseils et dessinait les limites au-delà desquelles il n’y a qu’aventures et dangers pour les impressionnables de son espèce.

— Tu as raison, disait-il, tout en examinant avec elle le gracieux visage d’Ernestine Henrioux.

Du portefeuille et des titres, pas un mot. Ils n’y songeaient point, et n’avaient même pas la curiosité d’en établir le compte exact. Une fois remisé dans les profondeurs de la serviette, derrière les brosses et les boîtes de cirage, cela ne représentait plus pour Balthazar que la principale des conditions imposées par M.  Charles Rondot. Le jour où l’on se reverrait, de quel poids pèserait un tel argument !

— Mais croyez-vous que Mlle  Yolande vous rendra heureux ? disait Coloquinte en tremblant. Saura-t-elle ranger vos affaires, vous préparer votre café, et vous protéger contre un tas de petits tracas qui vous agacent et vous troublent ? Je souffrirais à en mourir si elle n’était pas digne de vous.

Les termes dont elle usait n’allaient pas au-delà de ses sentiments profonds. Mais tout semblait naturel à Balthazar de ce que Coloquinte pouvait lui offrir. Au juste, il n’y prêtait pas attention.

— Yolande est digne de moi, affirma-t-il naïvement. C’est une noble créature, comme on en voit dans les pièces de théâtre.

Un matin, il reçut de Mlle  Rondot ce message téléphonique :

« Venez sans perdre une minute. Je serai dans mon boudoir. Votre fiancée. »

Il montra le message. Coloquinte ne dit pas un mot et tira du papier de soie qui l’enveloppait la redingote de cérémonie. Le haut-de-forme fut extrait de son carton, ainsi que le gant jaune beurre.

Trois fois elle rajusta la cravate blanche de Balthazar, puis elle le contempla des pieds à la tête. Un jeune dieu de la mythologie ne lui eût pas semblé plus beau ni plus élégant de tournure. Comment Mlle  Yolande ne l’eût-elle pas aimé !

Ils s’en allèrent. Au square des Batignolles, il installa Coloquinte et sa serviette sur un banc.

— Reste ici. Je suppose bien que Yolande a remporté la victoire, puisqu’elle s’intitule ma fiancée. Mais, tout de même, je ne peux pas arriver avec l’argent. Je viendrai le chercher.

Il ne doutait pas d’ailleurs, M.  Rondot s’absentant chaque matin, que l’entretien ne fût d’abord tout intime, et il dit à la domestique qui accourut à son coup de sonnette :

— Mademoiselle est dans son boudoir, n’est-ce pas ?

— Je suppose, monsieur.

Il connaissait bien la pièce, pour y avoir donné à Yolande des leçons de philosophie quotidienne. On devait passer par la salle à manger. Il entra vivement et s’arrêta court. M.  Rondot, rentré plus tôt qu’à l’ordinaire, déjeunait.

La stupeur de Charles Rondot fut telle qu’il resta la fourchette en l’air, la figure soudain violette et les lèvres agitées d’un bégaiement.

— Vous ! vous ! Je vous ai défendu… Vous n’êtes qu’un…

Balthazar refusa de savoir ce qu’il était. Il allongea le bras en souriant, comme s’il voulait dire :

— Attendez… Pas de gros mots… vous regretteriez.

— Vous n’êtes qu’un…

Le bras de Balthazar insista :

— Un peu de patience… vous allez être satisfait…

Mais, comprenant soudain qu’il y avait eu méprise et qu’il ne pouvait montrer la dépêche de Yolande, il s’écria tout de go :

— Mon père est retrouvé !… J’ai un nom !… de l’argent !…

Charles Rondot avait enfin réussi à se détacher de sa chaise et avançait à petits pas élastiques, comme une bête fauve qui va s’élancer. Balthazar se hâta de dresser des obstacles.

— Beaucoup d’argent !… beaucoup… et puis un grand nom… le droit de rester couvert…

M.  Rondot atteignait enfin le but. Son poing crispé chatouillait le menton de Balthazar, et il rugit, comme s’il avait enfin trouvé l’invective qu’il cherchait :

— Vous êtes un chenapan de la plus belle eau !

Balthazar chancela. M.  Rondot avait une manière toute spéciale de le désarçonner par des expressions inattendues.

— Que signifie, monsieur ?…

— Un chenapan de la plus belle eau, je le répète. Un individu qui traînait la savate il y a huit jours, et qui se vante d’avoir beaucoup d’argent, est un chenapan de la plus belle eau.

— Je puis vous affirmer que mon père… commença Balthazar.

— Je me fiche de votre père.

— Le nom que je porte…

— Je me fiche de votre nom. Pour moi, vous êtes le chenapan Balthazar et, comme tel, recherché par la police…

Le professeur sursauta :

— Hein ? Qu’osez-vous dire ?

— Recherché par la police ! vociféra Charles Rondot. Deux inspecteurs sont venus ce matin me demander des renseignements sur vous, monsieur ! et je leur ai donné votre adresse, monsieur ! Villa des Danaïdes ! On va vous cueillir comme un chenapan !…

Balthazar s’effondrait un peu plus à chaque insulte. Sous la poussée frénétique de l’ennemi, il reculait vers la porte du fond, comme s’il eût encore préféré les menottes de la police à la colère de Charles Rondot.

— Je te prie, papa, de ne pas toucher à un seul des cheveux de mon fiancé.

La porte s’était ouverte et Yolande apparaissait, calme et majestueuse. Balthazar, ne doutant plus que le courroux de Charles Rondot ne se précipitât tout entier sur l’intruse, éprouva un grand soulagement. Pas un seul de ses cheveux ne serait touché. Quelle sécurité ! Mais il apprit, une fois de plus, que les choses se passaient à l’envers de ses prévisions. Charles Rondot, désemparé subitement et hors de combat, baissa le nez, ainsi qu’un enfant pris en faute, et Yolande, dont l’assiduité à la Comédie-Française anoblissait encore les manières distinguées, tendit à son fiancé une main qu’il agrippa comme on s’accroche à une branche.

— Balthassar, dit-elle, avec la magnifique sonorité qu’elle donnait aux trois syllabes, Balthassar, j’ignorais que mon père fût là, et je viens d’apprendre le bruit de la discussion. Excusez-moi et ne m’en veuillez pas. Mais tenez compte, je vous en prie, de l’avertissement qu’il vous a donné. Vous êtes sous le coup d’une arrestation imminente.

— Mais c’est impossible, mademoiselle ! gémit-il éperdu.

— Balthassar, ce matin, mon père a communiqué votre adresse — et c’est ainsi que je l’ai connue — à deux inspecteurs qui l’interrogeaient sur vous. Or, des fenêtres de ma chambre, on les voit tous deux dans la rue. Ils vous ont suivi.

— Mais pourquoi ?

— J’ai cru comprendre, Balthassar, qu’il s’agissait de vos accointances avec l’assassin Gourneuve et avec la bande des Mastropieds et qu’ils ont pour mission de vous conduire à la Préfecture de police.

Il fut abasourdi et frissonna :

— Gourneuve… Les Mastropieds… la Préfecture de police… Ah ! je suis perdu…

— Vous êtes sauvé ! s’écria-t-elle, du ton victorieux dont elle eût annoncé à Hernani qu’il était libre. Les magasins ont une sortie particulière sur la rue voisine. Suivez-moi, Balthassar.

Sous les yeux de Charles Rondot, lequel n’avait pas risqué un murmure de protestation, ils s’en allèrent comme des amants de théâtre qui, enlacés et marchant au pas, s’éloignent vers la toile de fond. Ainsi furent franchis la salle à manger, puis le vestibule, puis des couloirs éclairés au gaz où leurs ombres touchaient de la tête au plafond. Une porte de service les arrêta.

— Ton front, Balthassar.

Balthazar ôta son chapeau. Une grêle de baisers s’abattit sur son crâne.

Ensuite, d’un geste large, Yolande tira le verrou.

— Va.

Le mot et le mouvement qui l’accompagna étaient empreints d’une telle solennité que toutes paroles et déclarations eussent amoindri la grandeur de l’adieu. Balthazar ne se retourna même pas. Il aspirait à pleine poitrine l’air enivrant d’une liberté qu’il avait été sur le point de perdre. La tête droite, le cou hors du faux col, il ne voyait du spectacle des rues que la bande de ciel bleu tendue au-dessus d’elles.

Il rejoignit Coloquinte au square des Batignolles. Elle était pâle, comme si sa vie eût été en jeu.

— La police me recherche, les Danaïdes doivent être cernées, dit-il, évoquant ainsi l’investissement d’une citadelle par des corps de troupes.

— Cernées !

— Oui, prenons le train.

— Mais ?…

— Mais quoi ? N’avons-nous pas tout ce qu’il faut dans ta serviette ? fit Balthazar qui avait vu tant de choses sortir de cette serviette qu’elle lui semblait inépuisable en provisions de toute espèce ! Allons, tu es prête ?

Elle était prête à le suivre au bout du monde. Mais il ne remua pas, et elle vit son regard fixé sur un individu à forte moustache et d’aspect bourru qui s’avançait vers lui.

— Voici l’un des inspecteurs, dit-il entre ses dents. M.  Rondot a trahi sa fille et les a lancés sur ma piste.

Et sa conviction était si forte qu’il annonça :

— C’est moi que vous cherchez, n’est-ce pas, monsieur l’inspecteur ? C’est bien moi, le sieur Balthazar ? Je suis à votre disposition.

À quoi bon résister ? la bataille était perdue. L’héroïsme de Yolande n’avait pu le sauver. Complice du nommé Gourneuve, affilié à la bande des Mastropieds, il sentait peser sur lui toutes les puissances du monde, et s’étonnait qu’on ne lui rivât point à la cheville le boulet des forçats.

L’inspecteur, homme taciturne, n’eut donc pas besoin de donner des explications qu’on ne lui demandait pas. Coloquinte héla une automobile où elle s’installa sur le strapontin après les avoir fait monter tous les deux.

Jamais Balthazar ne lui parut plus admirable que durant ce trajet. Maître de lui, insensible à toutes ces petites tracasseries du mauvais sort, qu’il devait ramener évidemment à leurs justes proportions d’épisodes quelconques, il s’intéressait aux spectacles de la rue et critiquait l’allure imprudente du chauffeur. Coloquinte les yeux humides, lui embrassa les mains.

À la Préfecture, ils montèrent deux étages.

— Baissez votre chapeau, souffla Coloquinte, et relevez le col de votre vêtement.

— Pourquoi donc ?

— Il y a toujours des photographes à la porte des juges.

— Et après ? dit Balthazar avec défi. Ils verront comment se tient un honnête homme.

— Ah ! monsieur Balthazar, dit-elle, vous êtes encore supérieur à ce que je croyais.

Il se redressa. Il eût posé devant tous les appareils du monde. Mais il n’y avait pas de photographes. Un huissier les accueillit et les introduisit dans un somptueux cabinet de travail orné d’un bureau ministre, au-dessus duquel se penchait une tête magnifiquement pommadée.

— Affaire Balthazar, monsieur le directeur.

— Faites asseoir, dit la tête. Mon porto est là, Joseph ?

— À côté de vous, monsieur le directeur.

— Merci. Laissez-nous.

Il continuait à lire un dossier. Sa main ornée de bagues balançait un lorgnon d’or.

Assis l’un près de l’autre, Balthazar et Coloquinte ne bougeaient pas. Les nattes de la jeune fille pointaient hors de sa toque. Anxieusement, elle scrutait le visage de Balthazar.

Il chuchota :

— Qu’est-ce que c’est que Gourneuve ?

— Gourneuve ?

— Oui, on m’accuse d’être son complice.

— Sais pas.

— Et la bande des Mastropieds ? Tu en as entendu parler ?

— Jamais.

— Moi non plus, fit-il, et je ne comprends pas pourquoi on me jette en prison.

Elle tira un flacon de sels de sa serviette et le lui offrit. Il refusa. Prêt à toutes les luttes, armé de pied en cap, il épiait l’attaque imminente de l’ennemi et regardait cette tête luisante de pommade. La raie, droite et régulière comme une avenue du parc, commençait à la nuque même, divisait, jusqu’au milieu du front, les plates-bandes bien nivelées de la chevelure, passait entre les sourcils touffus, et se prolongeait au milieu d’une barbe symétrique, taillée comme un double buisson.

M.  le directeur releva cet ensemble harmonieux et le contempla dans deux miroirs, l’un planté devant lui comme un chevalet, l’autre accroché derrière lui, à la muraille, et qui reflétait les images absorbées par le premier.

Puis il savoura lentement deux gorgées de porto, et, sans quitter son verre, demanda :

— Vous êtes bien monsieur Balthazar ?

Le mot monsieur emplit Balthazar et Coloquinte de contentement.

— Oui, monsieur le directeur.

— Et mademoiselle ?

— C’est ma dactylographe. On nous a menés ici ensemble, pour des raisons que j’ignore, de même que j’ignore les motifs pour lesquels on me jette en prison.

Deux petites gorgées, et M.  le directeur protesta :

— En prison ! Mais vous n’êtes pas en prison. Le fonctionnaire que je suis n’est pas un geôlier, mais un simple administrateur, en l’occurrence porte-parole de M.  le préfet.

Il était toute courtoisie et toute aménité. L’ordonnance de sa tête lui ordonnait une bienveillance continuelle. Un tel homme ne devait exprimer que des choses agréables.

Coloquinte laissa échapper un petit rire, Balthazar se détendit. Il n’était pas question de prison, ni de menottes, ni de boulet de fer à la cheville.

M.  le directeur huma un peu de porto, et s’étant assuré, grâce au jeu des miroirs, que sa raie ne remuait pas, il articula posément :

— Me sera-t-il permis de vous adresser, au nom de M.  le préfet, quelques questions, et voudrez-vous y répondre aussi nettement que possible ?

— Comment donc, monsieur le directeur !

— Eh bien, je vais procéder avec méthode. Vous habitez, n’est-ce pas, ainsi que le constate le rapport, au-delà des fortifications ?… la baraque des Danaïdes ?…

— Oui, monsieur le directeur, la villa des Danaïdes.

— La villa, en effet… c’est ce que je voulais dire. Et c’est dans cette villa que vous avez reçu, en octobre dernier, la visite d’un individu assez gros, très grand, qui est revenu à deux reprises ?

— À deux reprises.

— Il n’a pas dit son nom ?

— Il ne l’a pas dit.

— Quel était le but de ses visites ?

— Il cherchait l’occasion de faire du bien, et il m’a chargé de distribuer autour de moi de petits secours.

— C’est tout ?

— C’est tout.

— Vous n’avez plus entendu parler de lui ?

— Jamais, monsieur le directeur.

— Mais vous avez reconnu son portrait dans les journaux ?

— Je ne lis pas les journaux.

— Jamais ?

— Jamais…

— Le rapport donne en effet ce détail, et vous signale comme entièrement absorbé par vos travaux de professeur.

— Entièrement absorbé, déclara Balthazar d’un ton convaincu.

— Je vais donc vous renseigner. L’individu qui est venu vous voir n’était autre que Gourneuve, le chef de la bande des Mastropieds, et le sauvage assassin du comte de Coucy-Vendôme.

Balthazar sauta sur sa chaise.

— Que dites-vous, monsieur le directeur ? l’assassin ?… cet homme ? cet individu ?… il a tué le comte ?… C’est lui… l’ignoble assassin qui a mutilé ?…

— Lui-même, affirma M.  le directeur, toujours souriant. Le charitable anonyme qui vous confiait le soin de ses aumônes s’appelait Gourneuve, et, si vous ne lisez pas les journaux, vous n’êtes tout de même point sans connaître les terribles forfaits du criminel et de sa bande. L’arrestation de ces misérables constitue un des plus beaux exploits de notre police… Mais, avant de vous en dire davantage, j’oubliais deux petites formalités indispensables, et auxquelles je vous demande de vous prêter.

— Comment donc ! répéta Balthazar qui souriait aussi, heureux de voir que la tempête s’éloignait de plus en plus.

Deux gorgées de porto, le procédé du double miroir, et M.  le directeur reprit :

— Tout d’abord, une question. Vous n’avez aucun papier d’identité ?

— Si, monsieur le directeur, des papiers qui attestent que je suis bien connu sous le nom de Balthazar.

— Mais aucun qui prouve que c’est là votre nom véritable ?

— Aucun.

— En ce cas, ayez l’obligeance de vouloir bien ouvrir le col de votre chemise.

Balthazar éprouva quelque surprise, mais, de même qu’avec le notaire, il n’opposa aucune objection. Il ôta son col. Le directeur fit le tour de son bureau. Les trois lettres apparurent.

— M. T. P., dit-il. C’est cela. La marque des Mastropieds.

— Comment ! protesta Balthazar, la marque ?…

— Des MasTroPieds, M. T. P., ce sont les premières lettres de chacune des trois syllabes redoutables.

— Mais, monsieur le directeur, je vous jure que ces bandits-là me sont étrangers… que je ne fais pas partie…

— Nous n’en avons jamais douté, monsieur, les trois lettres sur votre poitrine signifient tout autre chose qu’une complicité.

— Elles signifient quoi, monsieur le directeur ?

— Un fait que va nous confirmer la seconde épreuve.

M.  le directeur tira d’une boîte un tampon pour timbre humide et pria Balthazar d’y appuyer le pouce de la main gauche. En même temps, il choisissait, au milieu du dossier Balthazar, une feuille de papier jaunie, cassée par endroits, et où s’inscrivait le dessin d’une empreinte.

— La comparaison est aisée, dit-il au bout d’un instant. Regardez vous-même, monsieur… Vous aussi, mademoiselle… Je ne crois pas que nous puissions atteindre un degré de certitude plus irrécusable. Et comme les trois lettres M. T. P. ornent votre poitrine, et que ces deux empreintes sont identiques, nous avons le droit d’établir que vous êtes bien le fils de l’assassin Gourneuve.

M.  le directeur semblait fier de ses déductions, et, comme récompense, il acheva son porto et s’offrit d’un bout à l’autre le spectacle de sa raie. Quant à l’effet produit sur Balthazar, il ne songeait même pas à s’en occuper ; toute nouvelle annoncée par lui, avec sa bonne grâce cordiale, ne pouvait susciter que des impressions de plaisir et de gratitude.

Balthazar ne broncha pas. Tout au plus une légère oscillation de son buste avait-elle permis à Coloquinte de craindre qu’il ne s’effondrât sous le choc d’une telle révélation. Mais il tint bon. La philosophie quotidienne est une armature solide, qui ne vous laisse pas tomber parce qu’un petit souffle de rien du tout vous heurte à l’improviste. Et puis, quoi ! Est-il possible que l’on soit en même temps le fils de quelqu’un et le fils d’un autre homme ? Se peut-il que l’on ait à la fois comme père l’assassin et l’assassiné ?

Question qui ne se posait pas. Dernier rejeton des Coucy-Vendôme, Balthazar n’avait aucune envie d’établir entre le nommé Gourneuve et lui des liens de filiation.

Il répondit donc tout simplement, par déférence pour M.  le directeur :

— Ai-je le droit de demander quelques explications ?

— Les explications font partie de la tâche que je suis heureux de remplir, déclara l’aimable fonctionnaire. Elles sont brèves. Voici tout d’abord une lettre de Gourneuve au préfet de police dont la conclusion est fort nette : « Vous savez maintenant, d’après les renseignements ci-dessus, monsieur le préfet, où et comment retrouver mon fils. Vous connaissez les moyens de l’identifier (tatouage des trois lettres et empreinte du pouce gauche). Vous connaissez le nom sous lequel il vit : Balthazar, et son nom réel : Gustave Gourneuve. Et vous savez enfin que c’est en souvenir des trois lettres marquées sur sa poitrine que j’ai choisi, pour la bande dont j’étais chef, la désignation des MasTroPieds.

» Dès que vous l’aurez retrouvé, monsieur le préfet, dites-lui le secret de sa naissance, lequel secret je n’ai pas osé lui dire de vive voix, et remettez-lui cette photographie qui est celle de sa mère, Angélique, devenue, depuis ma rupture avec elle, l’épouse légitime de M.  Fridolin, saltimbanque et lutteur. »

Balthazar oscillait de nouveau sur sa chaise. Les précisions données par Gourneuve étaient vraiment troublantes. Néanmoins, il se débattit :

— Qui prouve que cette lettre ?…

— Pourquoi Gourneuve aurait-il menti ? interrompit M.  le directeur. Toutes ses paroles et tous ses actes la confirment. Ainsi, nous savons, par les confidences qu’il fit à son compagnon de cellule, qu’il chercha plusieurs fois à vous adresser des communications. Il semblerait que Gourneuve avait dérobé à sa victime un paquet de titres et que son intention obstinée était de vous dire l’endroit où ces titres étaient cachés.

Une lumière confuse envahissait le cerveau de Balthazar. Est-ce qu’il n’avait pas reçu une de ces communications ? Ne devait-il pas penser que l’appel du notaire était une chose, et la missive cachetée une autre chose, et qu’il s’était trompé en attribuant à Coucy-Vendôme une lettre écrite par Gourneuve après sa condamnation et envoyée grâce à quelque stratagème ?

Ses yeux croisèrent ceux de Coloquinte. La même idée frappait la jeune fille. Et tous deux se disaient en outre que les complices de la bande avaient dû surprendre une partie du secret, puisque, quelques jours auparavant, deux d’entre eux fouillaient la forêt de Marly.

Balthazar murmura :

— Une entrevue serait nécessaire entre Gourneuve et moi.

M.  le directeur ne dissimula pas sa surprise :

— Une entrevue ? Mais ce n’est pas possible…

— Pour quelle raison ?

— Comment ? vous ne savez donc pas…

— Quoi, monsieur le directeur ?

— Mais Gourneuve a été guillotiné la semaine dernière.

Cette fois, Balthazar faiblit. Il avait résisté à l’argumentation du fonctionnaire. Mais cette nouvelle attaque le démolissait. Gourneuve guillotiné ! Cela ramenait soudain l’équilibre entre les deux solutions qui s’offraient à lui avec une égale chance de vérité, puisque l’un et l’autre de ses deux pères satisfaisaient à la prédiction de la somnambule : « Je vois un homme sans tête… » Gourneuve décapité… Quelle vision d’horreur et quelle effroyable coïncidence !

Il eut un étourdissement. Coloquinte se précipita et lui colla son flacon de sels sous le nez, en expliquant à M.  le directeur :

— Ce n’est rien… M.  Balthazar est sujet à ces petites défaillances… L’émotion… la joie d’apprendre certaines choses… Il souffrait beaucoup de ne pas connaître son nom véritable…

— Nous l’aiderons dans ses efforts, mademoiselle, s’écria le directeur avec une sympathie douloureuse… Nous lui donnerons tous les documents nécessaires pour établir son état civil… Je suis à son entière disposition.

Si courtois qu’il fût, M.  le directeur n’aimait pas qu’on le dérangeât trop longtemps. Il avait noté un certain désordre dans ses cheveux. Balthazar se relevant, il le conduisit vers la porte et remit à Coloquinte la photographie d’Angélique Fridolin, « saltimbanque et dompteuse ».

— Si son père est mort — et il est mort courageusement, vous pouvez le dire à M.  Balthazar — sa mère est vivante… Et ce doit être une bonne et sensible femme, à en juger par ce portrait… Regardez, mademoiselle… Quelle figure franche ! Quelle décision dans son attitude de dompteuse ! Avec quelle énergie elle menace le tigre de sa cravache !


Les rues étincelaient au beau soleil. Le long des trottoirs, la foule circulait allégrement. Balthazar quitta le bras de sa compagne.

— Entrons chez ce pâtissier, veux-tu, Coloquinte ?

Quand on s’appuie sur un corps de doctrines logiquement agencées, que les faits quotidiens s’entrelacent autour d’une trame de philosophie pratique, et que l’on se tient en perpétuelle attention, on ne perd jamais entièrement l’aplomb nécessaire. On a beau se prendre aux embûches d’une sensibilité contenue, mais toujours frémissante, rien ne prévaut contre la méthode éprouvée d’un Balthazar.

Il avala une bonne demi-douzaine de gâteaux et repartit.

Coloquinte, avide de savoir ce qu’elle devait penser, épiait les paroles du maître.

Il les prononça d’un ton réfléchi :

— J’avoue que les événements, dit-il, revêtent quelquefois les apparences du plus mauvais roman d’aventures. Vraiment, des yeux mal habitués apercevraient, dans ce qui m’arrive, des péripéties extraordinaires, alors qu’il me suffira, je n’en doute pas, pour remettre toutes ces histoires à l’échelle de la vie, et pour te montrer une fois de plus qu’il n’y a pas d’aventures, d’un tout petit peu de discernement.

Par malheur, le discernement comptait au nombre de ces avantages qui manquaient le plus à Balthazar. Cela lui faisait défaut comme l’esprit d’observation, comme le pouvoir de s’analyser, comme la faculté de voir clair en lui, comme le sens du réel, et comme beaucoup de qualités fort utiles. L’aveugle Balthazar n’avait guère pour se conduire d’autre guide qu’un cœur éperdu de tendresse, un cœur dont il avait, par peur d’en trop souffrir, étouffé les battements sous le poids de la philosophie quotidienne, et qui se réveillait soudain à l’appel imprévu de deux pères décapités et de deux mères inconnues…