La Vie extravagante de Balthazar/Chapitre X

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X

Aimer… Tuer


Dans la cour, il se heurta aussitôt à un enchevêtrement de voitures qui amenaient de nouveaux invités ou s’en venaient pour les premiers départs. Il interrogea. On ne savait rien. D’après la disposition des lieux, il se rendit compte que l’automobile de Beaumesnil avait pu l’attendre devant une sortie particulière. En ce cas, comment le retrouver ?

Il rentra. À l’intérieur, on dansait sans plus s’occuper du maître de maison et de ses caprices. Balthazar trépignait d’impatience et de fureur. N’ayant pu extraire son épée, il en agitait le fourreau avec des gestes terribles. La plume de son feutre, à moitié détachée, lui barrait le visage, et il s’empêtrait dans un de ses éperons qui avait glissé sous sa botte. Il lui semblait que les choses vacillaient à l’entour et qu’un cataclysme ravageait l’univers. Pour la première fois, l’idée l’effleura qu’il y avait peut-être, tout de même, des aventures, et que personne n’est à l’abri de ces tempêtes épouvantables.

— Vous ne les avez pas vus ? demandait-il, en empoignant les domestiques par le bras.

— Qui, monsieur ?

Il ne répondait point. On le prenait pour un homme qui a trop bu, et il s’éloigna en bégayant :

— Il va la tuer… Il est capable de tout, disent ses amis.

Il enfila une longue galerie de palmiers et de bambous. Une fenêtre était ouverte. Il sauta dans des plates-bandes et, se rappelant que le pavillon de la reine occupait le fond du jardin, il marcha vers un filet de lumière qui coupait l’ombre des grands arbres. Une petite bâtisse apparut, avec un perron et une porte entrebâillée.

Il agissait au hasard et très vite, selon les ordres incohérents d’un cerveau déréglé, mais que gouvernait la volonté inflexible de recueillir, quels que fussent les obstacles, des renseignements sur la retraite possible de Beaumesnil. Au bas d’un escalier abrupt, une mauvaise bougie veillait dans un chandelier malpropre. Le pavillon, exigu, ne comportait qu’un étage, et deux pièces seulement à chaque niveau. Ayant perçu un murmure de voix, il monta. Une faible chanson l’attira vers une porte qu’il poussa d’un coup.

Une dame âgée, toute ronde, au visage rubicond, habillée de velours, était assise devant une table où elle alignait de grands soldats de carton en forme de quilles. La lampe, sans abat-jour, donnait une lumière fumeuse qui montrait de pauvres meubles et une carpette déchirée. Au mur était accroché le portrait d’une dame jeune, en manteau d’hermine, avec un diadème dans les cheveux. C’était la même femme, et Balthazar ne douta point que ce fût la reine, celle que, jadis, on appelait Fraise-des-Bois. Sa vieille nourrice, la laissant seule, devait assister à la fête de Beaumesnil.

Cette vision arrêta Balthazar, qui enleva son feutre à plume et découvrit une perruque à petits cheveux frisés, couleur de seigle. Fraise-des-Bois chantonnait entre ses dents un air enfantin, et, d’une chiquenaude, abattait un soldat, ce qui la faisait rire.

Il chuchota, en frappant son pourpoint :

— Rudolf… Rudolf…

Elle leva la tête, ne parut pas surprise, et, d’un revers de main, fit tomber sur le parquet tous les soldats de carton. Le tumulte redoubla son rire, qui s’acheva aussitôt en plainte légère, lorsqu’elle eut pris dans un tiroir, et rangé les uns près des autres, plusieurs objets, une petite timbale, une cuiller à bouillie, une médaille d’enfant, un hochet d’ivoire. Elle les embrassa, puis fit signe à Balthazar de les embrasser aussi. Les lèvres épelaient des mots inintelligibles. Il comprit qu’elle était folle et qu’elle devait l’être depuis la perte de son enfant.

Le spectacle lamentable de cette femme ne l’émouvait pas outre mesure, car il ne pensait qu’aux dangers qui menaçaient Coloquinte. Mais que pouvait-il entreprendre ?

Fraise-des-Bois, toujours souriante, tendit une petite brassière en crochet à laquelle ses mains maladroites se mirent à travailler, défaisant, refaisant et embrouillant les mailles. Le peloton de laine sautait près d’elle avec un bruit de métal qui frappa Balthazar. On avait dévidé cette laine autour d’une clef dont l’anneau, muni d’une étiquette, se dégageait peu à peu. Ayant lu ces mots à demi effacés : rue Berton, à Neuilly, et, subitement convaincu que c’était l’adresse particulière de Beaumesnil, il mit la clef dans sa poche et recula vers le palier.

Pas un instant il n’avait songé que la pauvre folle était peut-être sa mère.

Dans la cour, aucune auto n’était libre, il dut se contenter d’un fiacre lamentable, à roues cerclées de fer, et traîné par un cheval-squelette dont on n’aurait su dire s’il allait au pas ou au trot. Balthazar enrageait. Il grimpa sur le siège et fouetta la bête qui s’arrêta net. Enfin, on déboucha dans une rue sinistre où stationnait une automobile.

Balthazar régla le cocher et rasa les murs, tandis que sa cape et son feutre se profilaient sur le macadam en ombres démesurées. Devant une maison isolée et très basse, le chauffeur de Beaumesnil dormait.

Sans bruit, la clef fut introduite et tourna dans la serrure. Balthazar retenait son souffle. À tâtons, il palpa une muraille qu’il suivit et qui le fit pénétrer assez loin dans l’intérieur du rez-de-chaussée. Une marche lui barra la route. Il trébucha et se releva tout juste pour entendre une porte qui s’ouvrait, et pour voir, à quelques pas de lui, le maillot gris perle et le pourpoint grenat de Benvenuto Cellini.

— C’est toi, Dominique ? demanda celui-ci. Que diable fais-tu là ?

Mais, ayant ouvert davantage la porte, il reconnut, en pleine clarté, la cape et le feutre du chevalier d’Artagnan. Il sauta en arrière. Balthazar bondit et entra dans la pièce. À l’autre bout, Coloquinte gisait inerte, sur un fauteuil, les yeux clos, et très pâle.

— Assassin ! proféra-t-il d’un ton rauque.

D’un geste désespéré, il réussit à tirer l’épée de d’Artagnan, une épée molle et sans pointe, qui avait l’air d’une latte de fer-blanc.

Benvenuto Cellini prit sa dague et braqua un pistolet damasquiné, tout en disant :

— Ah ! ça, mais tu es fou… Tu ne veux pourtant pas tuer ton père, Rudolf !

Mais une telle expression de haine et de volonté implacable déformait le visage de Rudolf, qu’il n’osa plus dire un mot. D’Artagnan avançait pas à pas, sans se presser. Son épée tomba, instrument inutile. Ses deux mains se crispaient comme s’il avait l’intention d’étrangler son adversaire.

Beaumesnil reculait, pas à pas, lui aussi. À son tour, il laissa tomber la dague et le pistolet de Benvenuto. La physionomie atroce de d’Artagnan, sa cape, son feutre, tout l’effarait, et il lui était impossible d’opposer la moindre résistance. Il voulut crier. Les deux mains le saisirent à la gorge. Tout de suite, il céda et fut renversé, tandis que Balthazar, acharné, redisait inlassablement :

— Assassin… assassin… tu l’as tuée…

Il disait cela, bien qu’il entendît Coloquinte qui s’éveillait de sa torpeur, mais rien ne pouvait l’arrêter dans son œuvre de justicier, Beaumesnil lui semblait un personnage diabolique. Il ne lâcha prise qu’au moment où ce personnage diabolique se détendit, flasque tout à coup comme un pantin.

La scène n’avait pas duré une minute. S’étant relevé, il contempla les veines gonflées, les yeux révulsés, toute la face rougie, et dit à voix basse :

— Il est mort.

La phrase terrible, il la répéta plusieurs fois, avec une frayeur croissante. Coloquinte, qui l’avait rejoint, gémit :

— Il est mort ! Est-ce possible ?… Qu’avez-vous fait, monsieur Balthazar ?

Des secondes s’écoulèrent, d’épouvantables secondes. Une convulsion suprême agita le maillot gris perle, et ce fut l’immobilité tragique du cadavre.

— Allez-vous-en, supplia Coloquinte, on vous arrêterait…

— M’arrêter ? fit-il d’une voix distraite. Pourquoi ? Je t’ai défendue contre lui… contre sa violence…

Elle fut surprise, et objecta :

— Mais non, monsieur Balthazar… il ne m’a pas touchée… Moi aussi, j’avais cru d’abord… Il menaçait… mais c’était pour l’argent… il voulait le portefeuille…

Balthazar la regarda stupidement. Il ne comprenait pas. Il murmura :

— Tu as raison… on va m’arrêter… J’ai tué mon père et on va m’arrêter… c’est la prison…

Elle se précipita vers lui, soudain pleine de force et de révolte.

— Oh ! non, non, pas ça… À aucun prix !… Je vous sauverai, monsieur Balthazar.

Elle l’entraîna hors de la chambre, puis dans la rue, où le chauffeur dormait toujours. Il se laissait guider comme un aveugle. Mais elle ne savait où le conduire, et sa volonté indomptable ne pouvait s’exprimer en actes de salut.

Ils passèrent devant la lanterne d’un commissariat de police. Rapidement, Balthazar se dégagea et cria aux agents de garde :

— J’ai tué mon père. Venez faire les constatations.

— Qui êtes-vous ? lui demanda le brigadier, ahuri par cette vision d’un autre âge.

Il hésita. Était-il Rudolf ou Balthazar ?

Mais, dans sa détresse, il crut qu’on faisait allusion à son déguisement, et il répondit :

— Le chevalier d’Artagnan.

On lui conseilla de filer au plus vite s’il ne voulait pas qu’on le coffrât pour port illégal de costume et pour ivrognerie.

Il erra longtemps. Jamais il n’avait été aussi malheureux. Beaumesnil, maintenant, lui apparaissait comme le plus grand des poètes, comme un homme affligé de quelques défauts, mais d’une hauteur d’âme incomparable. Et c’était lui, son fils, qui l’avait tué !

Coloquinte tâchait de le consoler, mais que dire à un homme qui a tué son père et que les remords accablent ?

— J’ai tué mon père… je suis un parricide… un parricide.

Et il évoquait des choses redoutables : la cour d’assises, le verdict, l’échafaud.

Ils s’endormirent sur un banc. Balthazar appuyait contre l’épaule de Coloquinte sa perruque aux petits cheveux frisés. Un agent examina ce mousquetaire assoupi dans les bras de cette marchande de frivolités et s’en alla.

Aux premières blancheurs de l’aube, ils cheminaient non loin des Baraques, où ils devaient prendre quelques affaires avant que la police fût avertie du crime. Balthazar ne songeait plus à se livrer.

Ils arrivèrent. À cette heure personne encore n’était levé. Cependant ils aperçurent, en dehors des cahutes de l’enceinte, une automobile, et en s’approchant ils distinguèrent un homme qui s’y engouffrait sans les avoir vus. Il avait un maillot et un pourpoint. Il semblait très agité. C’était Beaumesnil, dans son costume de la Renaissance.

— À Saint-Cloud, vivement, ordonna-t-il à son chauffeur.

Ils eurent d’abord cette même idée qu’ils étaient le jouet d’une hallucination, ou bien qu’un fantôme avait passé devant leurs yeux effarés. Mais le son de la voix frappait encore leurs oreilles, et Balthazar chuchota :

— Il est vivant… Je ne l’ai pas tué… Mon Dieu, mon Dieu ! voilà qu’il est vivant !…

Il n’y eut pour ainsi dire aucune transition entre son désespoir et l’excès d’une joie subitement frénétique. Il éclata de rire, et, chose incroyable de sa part, esquissa un pas de danse, en ricanant :

— Il vit ! Plus de prison ! Plus d’échafaud ! Beaumesnil n’est pas mort !

Le visage soucieux de Coloquinte interrompit son délire. Il lui demanda :

— Qu’est-ce que tu as ? Tu n’es pas contente ? Voyons, réfléchis… Beaumesnil n’est pas mort… je croyais l’avoir tué… et je ne l’ai pas tué… Qu’y a-t-il donc, ma petite Coloquinte ?

Elle articula lentement :

— M. Beaumesnil est un voleur.

— Diable ! dit-il, un voleur ? Et pourquoi ?

— Il a volé le portefeuille… l’héritage du comte de Coucy-Vendôme.

— Qu’est-ce que tu chantes là, Coloquinte ? Il connaissait donc l’existence de cet héritage ?

— J’avais été obligée de tout lui dire pour vous sauver, il y a un mois. C’est avec une partie de cet argent que nous avons pu louer un bateau, trouver des concours, acheter le chef et les soldats qui devaient vous fusiller…

Balthazar était interloqué.

— Comment ! Mais Beaumesnil…

— M. Beaumesnil n’avait pas un sou. Et à tout prix, je voulais vous sauver. Alors, nous avons emporté le tiers de la somme, dans ma serviette de cuir.

— Et le reste ?

— Le reste, je l’avais enterré devant mon petit hangar, et c’est le secret de cette cachette que Beaumesnil exigeait de moi, cette nuit, le pistolet au poing.

— Tu n’as pas parlé ?

Coloquinte répondit :

— Si… j’avais peur… J’ai bredouillé quelques mots. Mais je pensais qu’il ne les avait pas entendus.

— Et tu crois ?…

— Que serait-il venu faire ici, monsieur Balthazar ? Aussitôt remis, il a sauté dans son automobile, et il a volé le portefeuille.

Balthazar n’avait pas l’air de s’émouvoir beaucoup.

— Que veux-tu ? On le retrouvera, le portefeuille… Au fond, l’essentiel, c’est que Beaumesnil ne soit pas mort… Moi, je ne vois que ceci : je n’ai pas tué. Le reste ne compte pas…

Ils traversèrent la cité. Le hangar se trouvait un peu à gauche des Danaïdes, contre le logis de M. Vaillant du Four.

Il y avait assez de clarté pour qu’ils puissent discerner l’endroit. Tout de suite, ils se rendirent compte que le sol avait été fouillé.

— C’est là… dit Coloquinte, exactement là, que j’avais enfoui l’argent.

Mais, un peu plus loin, la lueur d’une bougie qu’ils allumèrent leur montra un corps qui gisait. Ils reconnurent M. Vaillant du Four, la figure ensanglantée. Balthazar se pencha. Dans une sorte de râle, M. Vaillant du Four marmotta :

— Il m’a frappé… un coup de poing…

— Qui ?

— Un homme en caleçon violet…