La Vie extravagante de Balthazar/Chapitre XI

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XI

Mane… Thecel… Pharès…


La blessure de M. Vaillant du Four n’était pas grave. Il expliqua que, ayant perçu un bruit de pioche du côté de la remise, il s’était levé, et qu’un homme, qui creusait le sol, l’avait assailli d’un coup de poing à la mâchoire.

Balthazar et Coloquinte ne doutèrent pas que le coupable ne fût Beaumesnil, et ils décidèrent de garder le secret sur cette agression. M. Vaillant du Four fut transporté dans sa cabane, qui ne manquait ni de confort ni même de recherche. Coloquinte s’installa sur un fauteuil et veilla le blessé.

Vers midi, une voisine vint la remplacer, et ils partirent tous deux en tramway pour Saint-Cloud, selon l’adresse jetée par Beaumesnil à son chauffeur.

— Mon plan est simple, déclara Balthazar qui avait la plus grande confiance en ses moyens physiques depuis son « meurtre » de la veille. Je le saisis à la gorge et je lui annonce que M. Vaillant du Four dépose une plainte contre lui, et que, moi, je l’accuse de vol et d’escroquerie. Il rendra l’argent.

Cette humeur combative s’accrut lorsqu’ils surent que le poète Beaumesnil possédait une villa à Saint-Cloud. On allait donc en finir aussitôt.

Pour prendre des forces, Balthazar entra dans le parc et déjeuna sur un banc avec les provisions que Coloquinte tira de sa serviette.

Puis il fuma sa pipe, et se permit une heure de sommeil. Coloquinte l’avait installé au pied d’un arbre. Il la surprit qui chassait les mouches dont il était importuné, et lui dit :

— Comme tu es bonne avec moi, ma petite Coloquinte ! Qui donc t’a enseigné la bonté et le dévouement ?

— Vous, monsieur Balthazar !

— Non, dit-il, j’ai plutôt prêché devant toi l’égoïsme.

Elle murmura :

— C’est tout de même vous, monsieur Balthazar.

— Ah ! fit-il en pensant déjà à autre chose.

Sur leurs têtes, des feuilles et des oiseaux remuaient. Durant deux heures, ils n’échangèrent plus une parole. À certaines minutes, lorsque le calme de l’ombre, la gaîté du soleil ou l’enchantement de la solitude leur donnaient de ces sensations plus fortes qui cherchent à s’exprimer, ils se regardaient et souriaient. Le bonheur se manifeste le plus souvent par un bien-être physique.

Ils flânèrent dans le parc, tout en descendant vers la Seine.

Balthazar affirma :

— Nos tribulations sont terminées, Coloquinte. Notre destin, avant de se fixer, a subi quelques secousses, comme une terre qui tremble avant de connaître le repos définitif. N’en parlons plus et laissons le poète Beaumesnil à ses machinations. Nous n’avons plus qu’à planter notre tente.

— Et le portefeuille ? demanda-t-elle.

Il ne répondit pas. Cette affaire ne l’intéressait plus.

Une belle pelouse verte se déroulait devant eux comme un tapis de velours où le soleil faisait craquer des feuilles déjà mortes. Elle les conduisit au bord du fleuve, et ils attendirent sur le ponton d’un embarcadère le bateau qui les ramènerait à Paris.

— Nous n’avons plus qu’à planter notre tente, répéta Balthazar. S’il y a de mauvaises gens, il y a d’excellentes personnes. Quelle joie ce sera, le dimanche, d’aller voir nos bons amis Fridolin et Mlle Ernestine !

— Et Mlle Yolande ? dit Coloquinte.

— Je n’oublie pas qu’elle est ma fiancée. J’irai lui rendre visite ainsi qu’à M. Rondot, puisque j’ai pris un engagement à date fixe, et je leur exposerai que, si je n’ai pas la fortune réclamée, du moins, je ne suis pas embarrassé par le choix d’un père. Coucy-Vendôme ou prince Revad, cela, me semble-t-il, peut satisfaire la famille la plus exigeante.

Jamais aucun événement ne devait enseigner à Balthazar le sens du comique et de l’ironie. Il prononça ces paroles avec fierté, et se tourna pour constater l’effet qu’elles produisaient sur Coloquinte. Il fut très étonné de voir des larmes dans les yeux de la jeune fille.

— Qu’est-ce que tu as donc ? dit-il, tu pleures comme si tu étais malheureuse, Coloquinte.

— Je suis cependant très heureuse, dit-elle en s’efforçant de rire.

— Alors, pourquoi pleures-tu ?

— Est-ce qu’on sait ? Les larmes, ça coule tout seul.

— Tu as raison, fit Balthazar, au bout d’un moment. Moi aussi, j’ai envie de pleurer, et cependant jamais je n’ai ressenti tant de félicité.

Sur le pont du bateau, ils se tinrent par la main. Les passagers regardaient beaucoup Coloquinte, et Balthazar entendit l’un d’eux qui exaltait la grâce de la jeune fille et la douceur charmante de son visage. Il remercia ce passager d’un signe de tête, comme si on lui eût adressé un compliment personnel, et il pensa que Coloquinte s’accorderait certainement avec la magnifique Yolande.

Le métro les remonta jusqu’à la cité des Baraques. Ils n’étaient pas arrivés aux Danaïdes que la voisine qui gardait M. Vaillant du Four vint les chercher en toute hâte. Le malade n’allait pas bien.

Coloquinte courut à la recherche d’un docteur. Le diagnostic fut excellent. Le docteur parla de traumatisme et de troubles cardiaques sans importance. Tout s’arrangeait.

Mais le soir, M. Vaillant du Four rappela Balthazar et Coloquinte. Cela ne s’arrangeait nullement. Le malade étouffait.

Il enjoignit à Coloquinte de lui donner un flacon, qui se trouvait au milieu des médicaments rapportés de la pharmacie, et il en vida une bonne moitié.

Balthazar prit le flacon et s’indigna : c’était du rhum.

— Je sais ce que je fais, dit M. Vaillant du Four. Ce médecin est un âne. Outre le coup à la mâchoire, j’en ai reçu un dans la poitrine qui m’a démoli. Je suis réglé. Un jour à vivre, tout au plus. Or, il faut que je te parle sérieusement, mon garçon, et j’ai la tête trop vide pour rassembler mes idées, si je n’y verse pas, au préalable, une mesure d’alcool.

— C’est de la folie !

— C’est la sagesse même. Maintenant, j’y vois clair et je pense clair. Écoute-moi, mon garçon.

Il s’exprimait avec l’application de l’ivrogne qui se cramponne à ses idées. Le moindre choc en eût brisé le fil ténu. Il jeta un coup d’œil autour de lui.

— Nous sommes seuls ?

— Oui, avec Coloquinte.

— Personne à la porte ?

— Personne.

— Approche-toi… Plus près…

— Monsieur Vaillant du Four, vous feriez mieux de vous reposer.

— Fiche-moi la paix, mon garçon. J’ai un secret qui me pèse sur la conscience, et, avant de mourir…

— Mais il n’est pas question de mourir.

— Si. Écoute-moi. Tu m’entends bien ?

— Oui.

— Toi aussi, Coloquinte ?

— Oui, monsieur Vaillant du Four.

— Eh bien, voilà, Balthazar, voilà qui se résume en quatre mots. Tu m’entends bien ?

— Très bien.

— Je suis ton père, Balthazar.

Balthazar se leva. Il était tout rouge. Un afflux de sang empourprait sa pâle figure et son vaste front.

— Ouvre le tiroir de cette table, ordonna M. Vaillant du Four.

— Pourquoi ? dit-il, exaspéré.

— Tu y trouveras la photographie de ta mère.

Balthazar renversa la table et en brisa les pieds.

— La photographie ? Mais j’en ai plein mes poches, de photographies. Tenez, en voici une, et puis une autre, et puis celle de la Catarina, qui a été pendue, et celle de la reine, qui est folle ! Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse, toutes vos balivernes ?

— Ta mère s’appelait Gertrude Dufour, déclara M. Vaillant du Four, qui poursuivait son monologue. Et moi, ton père, mon véritable nom est Vaillant…

Balthazar se contint. Il retourna près du lit et articula nettement, de manière que le moribond ne pût se dérober :

— Vous êtes la cinquième personne, monsieur, dont je serais le fils. Avant vous, il y a eu…

— Gourneuve, l’assassin ; et puis le comte de Coucy… oui, je les connais tous… dit M. Vaillant du Four. Mais c’est par moi qu’ils t’ont retrouvé… C’est moi qui les ai prévenus que tu portais au cou la marque des trois…

Il n’acheva pas. Balthazar lui avait plaqué la main sur la bouche. L’idée que ces trois lettres mystérieuses allaient être prononcées une fois de plus le mettait hors de lui, et il fallut que Coloquinte l’apaisât et le suppliât de garder le silence. Il se rassit donc.

M. Vaillant du Four en profita pour avaler encore une mesure de rhum et, aussitôt ragaillardi, expliqua, tandis que Balthazar serrait les poings :

— Un an après ta naissance, nous habitions, ta mère et moi, une auberge isolée sur les bords de la Saône, au lieu-dit le Val Rouge. Nos affaires ne marchant pas, Gertrude, qui était une créature du Bon Dieu, audacieuse, infatigable et jamais à court de bonnes idées, fit passer une annonce dans un journal de Paris, disant que la pouponnière du Val Rouge recevait des nourrissons de dix à quinze mois et qu’ils s’y trouvaient élevés dans des conditions parfaites d’hygiène et de bon air. L’annonce réussit. En quelques semaines, quatre nourrissons nous furent apportés par des parents ou par des intermédiaires qui cherchaient évidemment à se débarrasser d’eux.

»  Profitant de la situation, je fus intraitable. J’acceptais les enfants et je promettais la discrétion, mais à la condition qu’on me révélât le nom des parents et le prénom des gosses, et qu’on s’engageât par écrit à me verser une somme annuelle qui variait selon le cas. La rente cessant, le Val Rouge n’aurait plus aucune responsabilité.

» C’est ainsi que le sieur Gourneuve m’abandonna Gustave, et que la famille de Coucy-Vendôme me remit le petit Godefroi. Mustapha me fut confié par un pacha, et Rudolf par un prince allemand.

» Dès lors, ce fut l’aisance. Les quatre marmots qui étaient à peu près de ton âge, prospéraient et s’amusaient avec toi. Gertrude, ton excellente mère, était heureuse. J’eus bientôt assez d’argent pour courir les départements voisins et placer du petit vin de Bourgogne.

» D’un coup, tout cela fut anéanti. Il y eut des inondations. Un jour que je rentrais de voyage, j’appris qu’une crue subite de la Saône avait ravagé la maison et enlevé ta mère et tes quatre camarades. C’était le désespoir et c’était la ruine. À la longue, je surmontai mon désespoir, mais je ne pus me résoudre à la ruine.

» Balthazar, c’est ici que j’entrai dans la mauvaise route, où, depuis, j’ai persévéré énergiquement. Je n’avertis aucune des quatre personnes qui m’avaient confié les enfants, du malheur qui les frappait. Je quittai la région et j’allai m’établir avec toi à l’autre bout de la France, en pays basque.

» De cet endroit, six mois plus tard, j’écrivis au sieur Gourneuve que, pour dépister toutes les recherches, je croyais devoir désigner son Gustave sous le nom de Balthazar, et que cet enfant porterait comme signe d’identité, les trois lettres M. T. P. (c’étaient là les trois lettres dont t’avait marqué, en mon absence, un matelot basque qui était quelque peu gris). J’envoyai la même missive à mes trois autres correspondants, et, de la sorte, je continuai de recevoir, au nom du seul Balthazar, les quatre pensions qui m’étaient versées pour les quatre petits défunts.

» Je le reconnais, c’était du vol. Mais, n’est-ce pas, il fallait bien vivre, et l’on vivait largement, et tout allait à merveille, lorsque, deux ans plus tard, comme je t’avais emmené dans une tournée d’affaires, il advint que tu t’égaras dans la foule un jour de foire. Je me mis en quête et j’appris que tu avais suivi un rétameur et repasseur de couteaux. Tu l’avais suivi parce que tu étais un gosse plein de cœur, et que tu t’attachais au premier type qui passait. Et puis, voilà qu’au bout d’une heure, fatigué, tu t’étais endormi sur le rebord de la route. Qu’était-il advenu de toi après ton réveil ? Quelle série de circonstances t’avaient conduit plus loin ? Impossible de le savoir et impossible de te retrouver…

La voix de M. Vaillant du Four s’affaiblissait et ses paroles devenaient hésitantes. Il réussit à glisser la main jusqu’au flacon de rhum et à le porter vers la bouche.

Balthazar l’observait avec angoisse. Pour la première fois, il voyait réellement ce maigre visage à barbe vénérable, dont les yeux s’enflammaient par la poussée de l’alcool. L’expression, vile et bestiale, était celle du bon ivrogne satisfait. Balthazar se rappela les mots obsédants que le personnage ressassait à tout bout de champ : « Je ne suis qu’une fripouille, une vieille fripouille », et il se disait qu’il y avait tout lieu de croire que cette vieille fripouille était son père.

Il prescrivit durement :

— Achevez.

M. Vaillant du Four obéit, et, avec une difficulté croissante, malgré la nouvelle mesure de rhum, il reprit :

— Il se passa plus de vingt ans. J’avais échoué ici, je ne sais comment. C’était commode pour quelqu’un qui n’a pas de métier. J’avais dû abandonner la représentation du petit vin de Bourgogne, dont je buvais plus que je n’en vendais. Ainsi, pas de loyer, ou presque, et tout l’argent filait au café. Et puis, voilà-t-il pas qu’un jour j’entends prononcer ton nom, dans la rue… quelqu’un qui t’appelait… Balthazar, ce n’est pas le nom de tout le monde. Je te suis, je te surveille. On fait connaissance. Je m’arrange pour voir les trois lettres. C’était bien toi, le fils de Gertrude, ma pauvre défunte.

Après, tu te rappelles… je t’ai procuré les Danaïdes. Et c’est comme ça qu’on a vécu l’un à côté de l’autre. J’espérais d’abord que je remonterais à la surface et que je pourrais te dire la vérité. Trop tard. La bouteille, ça vous tient un homme. Et puis, tu m’intimidais… Tu es un type honnête. Jamais tu ne m’aurais permis de toucher les pensions. Alors, non, je n’ai rien dit. Et j’ai dégringolé encore davantage… et je suis devenu cette vieille fripouille de M. Vaillant du Four.

Il voulut saisir le flacon de rhum. Il n’en eut pas la force. Sa main tremblait. Anxieux de terminer sa confession, il continua donc, la voix de plus en plus embarrassée :

— Quand je pouvais réfléchir, c’est-à-dire entre deux vins, ni trop gris, ni pas assez, j’avais une peur, c’était de mourir sans t’avoir servi à quelque chose… sans te faire profiter de la situation… Si j’avais été une fripouille, au moins fallait-il que ça te serve… Et puisque je ne pouvais pas dire que j’étais ton père, je voulais tout de même que tu aies un père… Pourquoi ? Les raisons s’embrouillaient un peu dans ma tête. À la fin, j’écrivis aux quatre personnes quatre lettres, pour après mon décès, en remplaçant le prince allemand par Beaumesnil. Je leur disais où tu étais, ce que tu faisais.

Et même, un jour, sans que tu comprennes, j’avais pris l’empreinte de ton pouce… et dans chacune des enveloppes j’en ai mis le dessin… De sorte que… tu saisis ?… pas d’erreur possible… un des quatre te prenait pour son fils… te reconnaissait… Et puis… je ne sais pas trop ce qui s’est passé… les lettres ont disparu. C’est peut-être moi qui les ai mises à la poste… Je ne sais pas… je ne sais rien…

Toujours est-il que chacune des quatre personnes a été avertie qu’elle avait un fils, le même… C’était Balthazar… Mais c’était aussi Godefroi… ou Rudolf… Gourneuve est venu… D’autres aussi, je crois… des gens du pacha… l’agence X… Beaumesnil… Tout ça se croisait… se battait… une mêlée à ne plus s’y reconnaître… la bouteille à l’encre, quoi !

M. Vaillant du Four eut un petit ricanement. Sans aucun doute, en ces derniers mois, le vieil ivrogne avait dû se divertir d’un état de choses dont il sentait obscurément le côté burlesque. Ces quatre pères lâchés à la fois sur le même fils, cela ne manquait pas de drôlerie, surtout pour le cinquième père, le père véritable qui assistait à l’inénarrable bataille.

Une gorgée de rhum qu’il réussit à capter redoubla cette bonne humeur passagère, et, dans un rire affreux, M. Vaillant du Four bégaya :

— L’empreinte ?… l’empreinte y est bien ? qu’on me demandait… et les trois lettres ? Ah ! les trois lettres que ce bon type de poivrot t’avait marquées, pour la rigolade… Tu te rappelles ce que je t’ai dit ? le matelot basque ?… un farceur de la belle espèce… une vraie fripouille, lui aussi… Comme je me fâchais au retour, en te voyant dans les convulsions, il se tordait de rire :

« Voyons, mon vieux, il s’appelle Balthazar, ton gosse, comme le type qui donnait des festins ? Alors quoi ? je pouvais pourtant pas lui mettre Mane, Thecel, Pharès, tout au long, au pauvre môme ? Alors j’ai mis que les trois premières lettres… M. T. P. Comme ça, il a sa marque de fabrique. Ai-je pas eu raison ? »

Dame, oui, il avait eu raison, le poivrot M. T. P., c’était la marque de fabrique de Balthazar. Gourneuve en a fait le nom de ses MasTroPieds, et le pacha a pris, pour ralliement, le signe de MusTaPha… M. T. P… Toujours M. T. P…

Il bredouillait d’une façon à peine intelligible. Rien de plus hideux que l’alliance du rire et de la mort. Le rire du vieil ivrogne s’accompagnait d’un claquement de dents abominable. Balthazar et Coloquinte écoutaient avec épouvante.


Vers minuit, M. Vaillant du Four se tut. L’agonie commençait, silencieuse.

Balthazar s’endormit, secoué de rêves horribles.

Réveillé par Coloquinte, au petit jour, il vit le moribond à moitié dressé sur son lit, et qui le regardait d’un air effrayant. Il s’approcha. M. Vaillant du Four, dans un dernier effort où il semblait parler comme s’il n’était plus vivant, chuchota :

— Adieu… adieu… c’est fini… Pourtant, il faut encore que tu saches. Il y a des fois où je ne suis pas certain… non, pas tout à fait certain que tu sois vraiment Balthazar… Je buvais déjà à l’époque… Les autres gosses et toi, je ne vous reconnaissais pas… Alors tu es peut-être Balthazar, mais peut-être aussi Rudolf… ou bien Godefroi… ou bien… je ne sais pas…

Une demi-heure après, M. Vaillant du Four dit encore :

— Sous mon oreiller… il y a quatre paquets de lettres… la correspondance avec les quatre personnes… Et il y a des billets de banque… pour toi… pour toi… ça t’appartient.

Ce fut tout.


À neuf heures, la voisine vint prendre la garde. Balthazar rentra aux Danaïdes ; Coloquinte lui apporta son déjeuner, et de l’eau chaude pour qu’il se lavât.

Restauré et reposé, il s’exprima en ces termes :

— Que t’avais-je dit, Coloquinte ? Tout s’expliquerait de la façon la plus naturelle. Un petit tourbillon de péripéties incohérentes, pas davantage… On se croit élu par le destin pour être le héros d’aventures extraordinaires, et l’on est quoi ? le lamentable fantoche d’un roman policier, confectionné avec les trucs les plus usés, par un bâcleur de feuilletons.

Il réfléchit, et répéta d’un ton mélancolique :

— Hein ! je te l’avais dit ! Seulement, au lieu d’un feuilletoniste, c’était un vieil ivrogne qui tirait les ficelles et qui les agitait, et les embrouillait au hasard de ses ivresses. Tandis que j’offrais mon cœur à tout le monde, que je m’éprenais d’une demi-douzaine de pères et de mères, que je me laissais torturer et fusiller, dans la coulisse l’ivrogne se divertissait. Tout cela n’est pas bien gai, ma pauvre Coloquinte. La mort de M. Vaillant du Four, le cabotinage de Beaumesnil, la Catarina, le pacha, Gourneuve, que de souvenirs !

Il découvrit d’un coup d’œil ce qu’il appelait le tourbillon de péripéties incohérentes, et le spectacle l’en impressionnait.

— La somnambule avait raison, Coloquinte, disait-il en ricanant. Un père sans tête, voilà ce qu’elle m’annonçait. Et la série des bonshommes a passé tout entière. Je peux choisir dans le tas. Car, enfin, Coloquinte, crois-tu que Beaumesnil le fou, Beaumesnil le poète voleur, crois-tu qu’il ait sa tête à lui ? Et cet ivrogne de Vaillant du Four, n’avait-il pas perdu la tête, lui aussi ?

Coloquinte fut désespérée de le voir assailli par de si funèbres visions. Ne sachant que faire pour les dissiper, elle crut qu’une caresse ne lui serait peut-être pas désagréable. Elle l’enveloppa donc de ses deux bras, et lui baisa la bouche longuement.