La Vie extravagante de Balthazar/Chapitre XII

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XII

« Regarde d’abord auprès de toi »


Balthazar fut extrêmement sensible au procédé de Coloquinte. Il n’en sut rien, d’ailleurs. Quoi qu’il y pensât beaucoup durant les jours qui suivirent, il ignorait d’où lui venaient, au milieu de circonstances aussi pénibles, tant de satisfaction profonde et d’allégresse soudaine. Il accompagna M. Vaillant du Four à sa dernière demeure, sans plus de peine que si le défunt n’avait pas été un de ceux qui se disputaient son cœur. La tête en l’air, il admirait la forme des nuages ou les balcons fleuris de capucines, et laissait à Fridolin, qui marchait près de lui, le soin de verser des larmes.

Une semaine délicieuse s’écoula. Coloquinte ne venait arranger les Danaïdes qu’aux heures où elle ne risquait pas de rencontrer Balthazar, mais celui-ci se passait fort bien de sa présence. Libre, insouciant, il s’en allait et trouvait, sur les fortifications ou dans le bois de Boulogne, mille façons de goûter la vie. L’air avait une saveur spéciale. L’ombre et le soleil des qualités particulières.

— Tu n’imagines pas, Coloquinte (il continuait ses discours à la jeune fille), combien le temps me semble rapide. Je ne m’intéresse à rien, et pourtant je sais que pas une seule minute de mes journées n’est perdue. Ah ! la philosophie quotidienne ne m’a jamais donné une telle impression de plénitude, et je te conseille de t’affranchir peu à peu d’une doctrine dont la rigueur a ses dangers.

Une lettre de Yolande mit fin à cette période de nonchalance agréable.

« Je n’ai jamais douté de vous, mon Balthazar. Mais les termes par lesquels vous m’annoncez votre victoire rehaussent encore le niveau de mes rêves. La vie sera belle pour les orgueilleux amants que nous sommes… »

Balthazar avisa officiellement M.  Rondot qu’il se présenterait le mercredi suivant, à quatre heures du soir. Et, le matin de ce mercredi, il alla prévenir Coloquinte de sa décision.


Dans le petit préau qui bordait le hangar, elle passait à l’encaustique la caisse qui lui servait de commode. Elle écouta la communication de Balthazar et continua son travail, mais la brosse lui tomba des mains, et ses genoux fléchirent jusqu’à toucher le sol. Accroupie, elle montrait ses bas de coton noir reprisés et de pauvres chaussures vingt fois ressemelées.

Balthazar se promenait, le dos pensif. Il lui dit :

— Tu sais que M.  Vaillant du Four m’a légué des billets de banque. J’en ai trouvé dix. Dix mille francs !

— Quelle chance ! déclara Coloquinte qui s’acharnait après sa caisse. M.  Rondot ne pourra plus prétendre que vous êtes un coureur de dot.

— N’est-ce pas ? En outre, j’ai lu cinq paquets de documents provenant de M.  Vaillant du Four ou des personnes qui lui avaient confié leur enfant. Ils sont irréfutables. À tel point irréfutables qu’il est impossible de découvrir la vérité et de savoir, les preuves étant égales, de qui je suis le fils ; mais qu’il est impossible, d’autre part, de me refuser le nom que j’aurai choisi parmi les cinq auxquels j’ai droit. Je m’appellerai donc comme je voudrai.

— C’est embarrassant, monsieur Balthazar.

— Très facile. Beaumesnil et Gourneuve ?… Des assassins, tous les deux… Je les élimine. M.  Vaillant du Four ?… N’en parlons pas. Entre Revad pacha et le comte de Coucy-Vendôme, puis-je hésiter, alors que la procédure est déjà engagée par le notaire du défunt comte, et que l’on n’attend plus que ma signature ?

Coloquinte s’était redressée. Elle lui dit bien en face :

— Et Mlle  Ernestine ?

— Mlle  Ernestine ? La dignité de sa vie, ses relations ecclésiastiques et mondaines, dit gravement Balthazar, assurent à Mlle  Ernestine le meilleur accueil auprès de n’importe qui.

— Je crois qu’elle préférera se tenir à l’écart et que son nom ne soit pas prononcé.

Balthazar s’enflamma :

— Je ne la renierai pas, ni mes amis Fridolin ! Si Yolande ne s’accommode pas de ma famille, tant pis pour elle ! Je n’ai besoin de personne, moi, tu entends, de personne. Notre vie actuelle, aux Danaïdes, suffit à tous mes désirs. Que veux-tu de plus ?

— Oh ! rien, dit-elle.

— Mais Yolande ne fera pas d’objections, affirma-t-il, en se calmant. Je la connais. C’est une noble créature.

— Qu’elle vous rende heureux, monsieur Balthazar, fit Coloquinte, en baissant la voix, et qu’elle vous consacre son temps et toutes ses pensées, comme si elle n’avait pas d’autre raison de vivre, voilà tout ce que je demande.

L’après-midi, Coloquinte vint aux Danaïdes, avant qu’il partît. Elle voulait donner un dernier coup d’œil à la toilette de Balthazar. En outre, elle lui apportait un deuxième gant couleur paille trouvé chez un revendeur. Ce gant était de la même main que le premier, mais cela ne se verrait pas, et les convenances seraient sauves.

Elle l’inspecta des pieds à la tête. Elle le fit changer de mouchoir. Elle renoua sa cravate blanche.

— Accompagne-moi jusqu’au jardin des Batignolles, dit-il.

Elle y consentit et prit la lourde serviette. Il avait son chapeau haut de forme et sa redingote noire. Pas une tache. À la rigueur, le pantalon pouvait se targuer d’avoir, au moins d’un côté, le pli réglementaire.

Balthazar se montra loquace. Il bombait le torse, et ses yeux semblaient dédaigner tout autre spectacle que celui du ciel bleu et des petits nuages blancs qui s’y promenaient.

— Je suis content de la résolution prise, dit-il. J’ai toujours senti un vif attrait pour les Coucy-Vendôme. Il faut avoir un nom dans la vie, Coloquinte. C’est un brevet d’honorabilité, et cela vous donne du poids et de l’équilibre. Alors, n’est-ce-pas ? autant que ce nom retentisse avec quelque sonorité et vous rattache à des souvenirs glorieux. Or, toute l’histoire de France…

Coloquinte demeurait silencieuse, ce qui finit par le gêner, à la longue, et, la solennité des circonstances le surexcitant, il se demanda, pour la première fois, ce que pouvait penser la jeune fille. Son âme lui paraissait tout à coup secrète et obscure. Il remarqua soudain, avec surprise, qu’elle n’avait plus ses boucles blondes et que, de nouveau, deux nattes tressées dur pointaient sans coquetterie, à droite et à gauche de son visage. Elle lui parut jolie, d’ailleurs, et il rougit en regardant ses lèvres. Il vit qu’elle rougissait également.

— Mon dieu ! dit-il, comme tu es changée, Coloquinte ! Pour moi, ton visage d’aujourd’hui et celui d’autrefois ne concordent plus.

Elle n’avait pas changé, mais nous sommes toujours prêts, lorsque la vie nous a modifiés, à voir chez les autres les effets de notre transformation.

À l’entrée du square des Batignolles, l’heure du rendez-vous lui laissant quelques minutes de répit, il s’assit.

Coloquinte tira de sa serviette un gâteau feuilleté qu’il aimait, et cette attention lui rappela combien elle était délicate et serviable.

— Je suis sûr, dit-il, que Yolande aura pour toi une grande sympathie, et que vous vous entendrez à merveille.

Cette perspective lui était agréable. Comme ils traversaient le jardin, il eut un accès de lyrisme et dénombra toutes les joies auxquelles ils participeraient l’un et l’autre. Il y aurait ceci, et puis cela, et cela encore… On eût dit que Coloquinte devait même participer à l’orgueil de porter un nom aussi retentissant que celui de Coucy-Vendôme.

— Ce sont deux familles illustres, Coloquinte, deux courants de haute noblesse qui se sont rejoints pour former un fleuve qui…

Balthazar n’acheva pas cette phrase mal commencée et laborieuse. D’ailleurs, Coloquinte ne le soutenait pas dans son approbation, comme d’ordinaire.

Il en fut blessé et dit :

— Qu’est-ce que tu as donc, aujourd’hui ?

— Rien, je vous assure.

— Tu as quelque chose… Le son de ta voix n’est plus le même… On croirait que tu pleures… Mais, oui, voilà que tu pleures, comme l’autre jour…

Ils s’étaient arrêtés à quelque distance de la sortie, et ils demeuraient immobiles, plantés l’un devant l’autre, lui la regardant avec surprise, elle baissant la tête et tâchant de rentrer ses larmes.

— Qu’est-ce que tu as ? répéta-t-il, confondu. Il n’y a aucune raison pour que tu pleures.

— Aucune, monsieur Balthazar.

— N’est-ce pas ? Nous parlons d’un événement heureux, de mon mariage, de Yolande. Par conséquent…

Il s’interrompit. Les paroles qu’il prononçait lui semblaient contraires à une vérité confuse qui palpitait au fond de lui. Il se souvenait que, dans le parc de Saint-Cloud, c’était précisément de Yolande qu’ils s’entretenaient lorsque la jeune fille avait pleuré.

— Voyons, ma petite Coloquinte, tu sais pourtant que ma décision ne touche en rien nos rapports, et que notre vie continuera comme avant. Tu m’as donné trop de preuves de dévouement pour que j’admette jamais…

Elle murmura :

— Ce n’est pas cela… je vous jure…

— N’est-ce pas ? dit-il, car, je te le répète, là-dessus, je serai intransigeant, et je suis certain que Yolande comprendra… j’en suis certain… elle comprendra que si elle m’obligeait à choisir…

Coloquinte l’implora d’un geste :

— Je vous en supplie, monsieur Balthazar, ne parlez pas de ce qui ne peut pas arriver. Vous avez promis à Mlle  Yolande de lui consacrer tous vos efforts, et vous avez déjà pour elle accompli de si belles choses !

— Pour elle ! s’écria-t-il, presque indigné. Mais tu es folle. Elle n’a pas été la cause d’un seul de mes actes.

— N’importe, monsieur Balthazar, votre mariage amènera, que vous le vouliez ou non, des changements…

— Tu es folle ! tu es folle ! répéta-t-il. Alors, tu t’imagines que je me ferais le complice, à ton égard… que je consentirais… Mais, réfléchis, Coloquinte, entre nous, il y a un ensemble de liens, de souvenirs…

— Entre nous, monsieur Balthazar, il y a la vie.

— Justement, Coloquinte, il y a la vie qui nous rapproche.

— Qui nous sépare, au contraire.

— Tais-toi, tais-toi.

Des idées inconcevables l’assaillaient. Il pensait à des choses inouïes. Il discernait, dans les ténèbres où elle restait toujours cachée, une Coloquinte inconnue, et il se voyait lui-même tout différent de ce qu’il était en face d’elle, jusqu’ici.

Elle leva ses yeux humides. Il trembla sur ses jambes et, apercevant tout à coup un spectacle qui ne l’avait jamais frappé, il lui ôta doucement des bras, avec une pitié infinie, la trop lourde serviette qui déformait la taille de la jeune fille.

Elle ne résista pas. Elle n’avait plus de forces. Ses lèvres épelaient des mots inachevés.

— Mon Dieu ! répéta-t-il, comme tu es changée ! Tes yeux, ta bouche ne sont plus les mêmes… Oui… tu as raison… Yolande n’accepterait pas… et comme je ne veux à aucun prix te sacrifier…

Ils ne remuaient point, et leurs regards ne pouvaient se désunir. Les passants observaient ce couple éperdu qui barrait le milieu de l’allée. Sur un banc voisin, un ecclésiastique plongeait dans son bréviaire. Des jardiniers qui bêchaient une plate-bande suspendirent leur ouvrage. Personne ne souriait cependant, car ils avaient tous les deux un air à la fois farouche et intimidé.

Ce fut un enfant, avec son cerceau, qui les détacha l’un de l’autre. Coloquinte rougit comme si elle était vue, brusquement en pleine lumière, par des gens dont les yeux l’embarrassaient. Elle tendit les bras pour reprendre la lourde serviette dont elle ne s’était jamais séparée. Il refusa. Jamais plus elle ne porterait le fardeau.

Alors elle fit quelques pas en arrière. Il voulut l’appeler. Mais ils s’étaient dit, sans parler, tout ce qu’ils avaient à se dire. Il ne la retint plus. Elle s’éloigna lentement.

Balthazar la suivit des yeux, tandis qu’elle cheminait comme quelqu’un qui ne sait pas où il va. Des massifs d’arbustes la cachèrent. Elle reparut plus loin, puis on ne la vit plus. Aussitôt, il se sentit incapable de rester debout, et il marcha, en vacillant, avec cette impression qu’il n’y avait plus de lumière autour de lui, et avec la peur de ne pouvoir atteindre le banc où l’ecclésiastique était assis. Il se laissa tomber, en une attitude si accablée que le prêtre lui dit, d’une voix pleine de sollicitude :

— Qu’avez-vous, mon enfant ? Vous souffrez ?

— Non… non… je ne souffre pas, murmura-t-il. Seulement, ce qui m’arrive est si extraordinaire !…

De fait, il gardait une mine ahurie. Voilà que roulait encore le tourbillon des événements inexplicables, et, sans trop savoir ce qu’il disait, il demanda à ce brave voisin qui s’intéressait à lui et qui peut-être pourrait l’assister :

— Croyez-vous que je doive courir après elle ?

— Après cette personne qui est partie ?

— Oui.

— C’est votre sœur ?

— Non, une amie.

— Vous êtes fâché contre cette amie ?

— Non… au contraire… Seulement, je suis fiancé.

— Avec elle ?

— Non, avec une autre.

— Pour laquelle vous nourrissez des sentiments d’affection ?

— Je la connais à peine, affirma Balthazar, en reniant Mlle  Rondot.

— Ah !

L’ecclésiastique avait pris une position de confesseur qui écoute, le menton sur le poing et le coude sur le genou. Sa figure, assez vulgaire et dénuée d’intelligence, offrait, dans ce cadre de cheveux blancs, d’énormes joues violettes et de lourdes paupières à demi rabattues sur de petits yeux qui cherchaient à comprendre. C’était malaisé.

— Et votre famille, que vous conseille-t-elle ?

— Je n’ai pas de famille, dit Balthazar qui pensait à autre chose et répondait à l’aventure.

— Pas de famille ? Pas de père ?

— Je n’ai pas de père… Ou plutôt oui, il y en a qui m’ont réclamé. Mais le premier a tué le second, et le quatrième a tué le dernier. Quant au troisième…

On eût dit qu’il proposait une charade. L’ecclésiastique estima que ce jeune homme avait la tête un peu fêlée, et renonça à le suivre. Mais Balthazar continuait comme si cela lui faisait du bien de parler :

— Ce sont des histoires sans importance. Cela m’est tout à fait indifférent d’avoir ou de ne pas avoir un père et une famille. Rien ne compte que ce qui s’est passé tout à l’heure avec Coloquinte.

— Coloquinte ?

— Oui, la jeune fille…

— Ce n’est pas un nom chrétien.

— C’est le nom de Coloquinte.

— De celle que vous aimez ?

Il fut stupéfait de l’expression employée par le prêtre. Comment celui-ci avait-il deviné, sans le connaître, et sans rien connaître de la situation, ce que lui-même ne faisait qu’entrevoir.

— Vous croyez vraiment que je l’aime, monsieur l’abbé ?

— Il me semble, du moins…

Balthazar hocha la tête.

— Oui… oui… vous avez raison. Je n’étais pas bien sûr. C’est tellement extraordinaire ! Mais en effet, vous avez raison…

Il réfléchit encore. Il ne s’habituait pas à cette vérité prodigieuse, dont les preuves affluaient et l’envahissaient peu à peu, mais il ne pouvait protester, et, prenant le bras de son voisin, il lui dit d’une voix de confidence :

— Vous n’imaginez pas ce que c’est que Coloquinte, monsieur l’abbé. Moi-même je l’ignorais, et puis, voilà tout à coup que je l’aperçois telle qu’elle est, honnête, douce, dévouée, intelligente, et si jolie ! mais jolie comme on n’en rencontre pas beaucoup, plus jolie que vous ne le croyez. Seulement, ce qui me confond, c’est que nous vivions l’un près de l’autre, et que je n’ai rien vu de tout cela, ni sa beauté, ni sa grâce, ni sa tendresse. Elle se serait fait tuer pour moi, et je ne le savais pas. J’étais aveugle et sourd.

»  Tenez, monsieur l’abbé, dans un pays perdu, de l’autre côté de l’Italie, le soir d’un jour où ma mère, qu’on a pendue depuis, nous avait fait fusiller, mon père et moi (le prêtre l’observa du coin de l’œil) Coloquinte m’a embrassé les jambes, et sanglotait parce que je souffrais, et je n’ai pas compris. Et l’autre jour, elle m’a embrassé sur la bouche parce que j’étais triste, et je n’ai pas compris. Je n’ai pas compris pourquoi elle me donnait ce baiser, pourquoi, après l’avoir reçu, ma tristesse s’en allait.

» Ah ! monsieur l’abbé, c’est cela qui est inconcevable. Depuis mon enfance, je cherche quelqu’un qui veuille bien m’aimer. Je cours après l’affection comme un chien après son maître et ce dont j’avais besoin, comme on a besoin de manger et de respirer, était à côté de moi ! L’amour, le bonheur, cela vivait dans le petit coin du monde où j’habite. Cela avait un visage, des yeux qui me regardaient et que je ne voyais pas.

Il serrait à lui faire mal le bras du curé. Celui-ci écoutait gravement la déclaration d’amour que Balthazar adressait à Coloquinte, et, dans un moment de silence, il formula :

— Bien entendu, vous allez l’épouser, mon enfant ?

Balthazar ne parut pas l’entendre. Il reprenait pensivement :

— Monsieur l’abbé, je professais comme théorie qu’il n’y a pas d’aventures, et que le mot aventure est une façon de désigner les incidents de la vie quotidienne et de leur donner des proportions qu’ils n’ont pas. J’avais raison… et j’avais tort aussi. Il y a des aventures, ou plutôt il n’y en a qu’une, qui est l’aventure d’amour. Vous êtes de mon avis, n’est-ce pas, monsieur l’abbé ? Le cœur est un grand aventurier, et c’est le seul. J’ai subi les pires épreuves depuis quelques mois, j’ai connu la torture, la mort, la trahison, l’ignominie. Ce n’était vraiment, je l’affirme encore aujourd’hui, que les faits divers d’une vie où il ne se passait pas grand-chose.

» Mais aujourd’hui, monsieur l’abbé, tout ce qu’il peut y avoir d’aventures dans la vie d’un homme m’agite et me bouleverse. À la seule pensée que Coloquinte pourrait ne plus m’aimer ou m’être infidèle, je sens que je suis capable d’accomplir à mon tour toutes ces choses horribles dont j’ai été la victime : que je suis capable de tuer, oui de tuer, puisque l’autre jour, avant de savoir que j’aimais, j’ai voulu tuer un homme qui avait osé la prendre dans ses bras… »

Il s’interrompit une seconde, et dit gravement :

— Mais je sens aussi que rien ne se passera, parce que Coloquinte ne me fera jamais souffrir.

— Jamais, affirma l’ecclésiastique, d’un ton convaincu. Le mariage accorde aux époux des vertus particulières, une grâce spéciale…

Cette insistance finit par frapper Balthazar. Il hocha de nouveau la tête.

— Est-ce bien la peine que l’on s’épouse ? Coloquinte et moi, nous sommes deux enfants trouvés. À cause de cela, nous vivons un peu en dehors de la société. À quoi bon lui demander un appui qu’elle ne nous a pas accordé jusqu’ici ?

— Ce n’est pas tant un devoir social que j’invoque, dit le prêtre.

— Alors, quel devoir ?

— Votre devoir envers Dieu, mon enfant.

Balthazar hésita avant de répondre doucement :

— Monsieur l’abbé, je ne voudrais pas vous blesser dans vos convictions, mais je vous avoue…

— Que vous êtes loin de Dieu ?

— Très loin.

— C’est-à-dire que vous ne croyez pas en lui ?

— Si… Si… par exemple, quand on m’a fusillé, j’ai prié Dieu.

— Mais les autres jours de la vie ?…

Il ne répondit pas. Le prêtre sourit.

— Bien des gens se figurent qu’ils ne croient pas en Dieu, et ils y croient plus que d’autres qui sont des fidèles. Vous êtes de ceux qui ont la foi, mon enfant.

— Vous en êtes sûr, monsieur l’abbé ?

— J’en suis sûr, puisque vous croyez aux bienfaits de l’ordre, à la nécessité de la règle, de la discipline, de la méthode, de la logique, de la ligne droite, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur l’abbé, j’y crois de tout mon cœur.

— Dieu, c’est cela, mon enfant. Tous ceux qui s’inclinent devant de telles lois, s’inclinent en réalité devant lui. Je n’ai jamais lu là-dedans (il frappait son bréviaire) autre chose qu’un appel fervent à cette doctrine. C’est toute la religion divine, et c’est sur quoi la société est bâtie. Épousez Mlle  Coloquinte, mon cher enfant, et vous serez d’accord avec la loi de Dieu, qui est celle des hommes également.

L’ecclésiastique se leva. Il avait terminé son petit sermon et dit les choses qu’il avait l’habitude de dire, et auxquelles, sans doute, il ne songeait pas beaucoup. Il salua poliment Balthazar et s’en alla, d’un pas mesuré. Ses talons soulevaient le bas de sa soutane, qui était poussiéreuse et luisante.

Balthazar l’oublia aussitôt et ne prolongea pas un seul instant en lui-même, l’entretien où il s’était confessé si ardemment. Il demeura quelques minutes dans une sorte d’engourdissement où passaient et repassaient diverses images de Coloquinte, toutes gracieuses et séduisantes.

Puis il se leva et s’éloigna dans une autre direction. La rue des Batignolles le conduisit sur les boulevards extérieurs, qu’il délaissa, pour aller vers le centre de Paris.

Il acheta un petit pain et s’installa à la terrasse d’un café où il attendit la fin du jour, en tournant un chalumeau dans son verre de grenadine. Pas une seule de ses pensées les plus inconsistantes qui ne fût une pensée d’amour. Son bonheur était si grand qu’il retardait le moment de voir Coloquinte et qu’il lui suffisait d’adresser à la jeune fille de petits discours inachevés où s’épanchait son âme heureuse.

— C’est étrange comme tu te mêles peu à peu à mes souvenirs et comme tu envahis mon existence ! Je sais maintenant que si j’ai préféré mourir plutôt que d’épouser la charmante Hadidgé, c’est à cause de toi, Coloquinte. Je sais que je n’ai jamais aimé Yolande, que, même loin de toi, c’est sous tes yeux que j’agissais et d’accord avec toi que je pensais. Et ainsi, en remontant dans ma vie, je m’aperçois que tu étais le principe et la raison de tous mes actes. La première fois où je t’ai vue aux Danaïdes, toute petite fille, tu m’as pris le cœur, Coloquinte. Tu n’étais qu’une enfant, et cependant…

À la nuit, il se remit en route et gagna la cité des Baraques. Il trouva sa boîte d’allumettes et ses affaires bien rangées. Coloquinte était venue aux Danaïdes.

Il s’assit devant la porte et alluma sa pipe. Il n’y avait point de lune, mais un clair d’étoiles qui était comme la lueur même de l’ombre.

Une silhouette passa. Puis la barrière de l’enclos fut poussée, et il aperçut la jeune fille qui entrait, portant à la main et sur ses épaules des objets qu’il ne reconnut point d’abord.

Elle ne vint pas vers lui. Elle longea la palissade et s’arrêta devant les deux arbres sans feuilles. Là, elle déposa un objet qui devait être une valise, et un autre qui était la serviette de cuir. Ensuite il discerna que Coloquinte accrochait un hamac au tronc des deux arbres. Lorsque tout fut prêt, elle s’y étendit et ne bougea plus.

Balthazar pensa dès lors que son destin était fixé. Coloquinte avait apporté aux Danaïdes son mobilier et son trousseau.

Dix pas les séparaient l’un de l’autre. Son cœur battait violemment, et il se disait que le cœur de Coloquinte devait battre sur le même rythme que le sien.

Frémissant d’émotion, il s’approcha. La main de la jeune fille pendait hors du hamac, et il fut sur le point de la saisir et de la couvrir de baisers ainsi que son bras qui était nu. Mais il ne le fit point. Il avait entendu le bruit de sa respiration et compris qu’elle dormait sous la protection de son bien-aimé.

Alors il se mit à genoux et demeura silencieux, la tête levée vers le hamac immobile, et vers les étoiles qui palpitaient dans l’espace. Il reconnaissait la forme des constellations, et se souvenait des paroles de l’ecclésiastique sur l’ordre immuable des choses du ciel et de la terre, sur la loi nécessaire, sur l’acceptation de la discipline, sur l’obéissance aux règles établies… Puis il rentra et s’endormit à son tour.

L’aventure de Balthazar commençait…


Fin