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La Vie littéraire/1/La Vertu en France

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La Vie littéraire/1
La Vie littéraireCalmann-Lévy1re série (p. 329-338).

LA VERTU EN FRANCE[1]

Il y a dans Athènes, au pied de l’Acropole, un petit temple charmant dédié à la Victoire. Ce temple porte sur une de ses faces un bas-relief représentant la déesse occupée à délier la courroie de ses sandales. Elle annonce ainsi sa volonté de demeurer parmi les descendants de Thémistocle et de Miltiade. Mais c’est en vain que ses pieds sont nus : la Victoire a des ailes. Le jour est proche qui la verra s’envoler loin des Athéniens. Aucune nation, fût-elle peuplée de héros, n’a retenu longtemps dans ses bras cette sanglante infidèle. Et pourquoi serait-elle constante ? Elle sait qu’aussitôt qu’elle revient, elle est pardonnée. Pourtant, le sculpteur attique avait conçu là une belle allégorie. Je veux l’imiter en imagination et la rendre plus vraie. Je me figure, non plus la Victoire, mais la Vertu assise à quelque humble foyer de notre pays de France et rejetant loin d’elle son manteau de voyage, désormais inutile. Je place, en pensée, cette figure en tête du nouveau livre de M. Maxime du Camp, comme un frontispice symbolique. La vertu, sans doute, est de tous les pays et de tous les âges. Sa présence est partout nécessaire, les peuples ne subsistent que par elle ; mais il est vrai de dire qu’elle aime les Français et que leur terre est sa terre de dilection. La vertu ! il y a beau temps qu’elle est de chez nous. Je ne sais pas de peuple chez lequel elle ait montré tant de force unie à tant de grâce. Elle tenait nos pères par la main. Et, aujourd’hui, nous la suivons encore. Oui, ce jour même !… On a beau étaler les scandales : nous savons que, derrière cette surface de honte, il y a en réalité les vertus militaires et civiles d’une population honnête qui travaille et qui sert. Il faut louer M. Maxime du Camp d’avoir écrit, d’avoir publié, à cette heure, un livre sur la vertu en France, un livre d’exemples, un simple recueil de récits véritables.

On sait que M. Maxime du Camp s’est fait, depuis plusieurs années, l’annaliste de la charité contemporaine. Il tient avec une émotion contenue et une parfaite exactitude le registre du bien. Ses travaux sur les institutions de bienfaisance sont des modèles de clarté et de précision. Il a tout vu par lui-même, et l’on dit que, pour mieux observer ce qu’il voulait peindre, il s’est mêlé plus d’une fois aux pauvres dans les asiles de nuit : un attrait puissant l’entraîne à tous les rendez-vous de la misère et de la charité. C’est cet attrait, allié à un patriotisme vrai, qui l’a poussé à écrire son nouveau livre de la Vertu en France.

« Quand j’étais petit garçon — dit-il, — j’ai lu la Morale en action, et j’ai reconnu que, pour écrire ce volume, on avait compulsé les annales de tous les temps et de tous les peuples. Je me suis demandé si notre histoire contemporaine, c’est-à-dire celle qui commence avec le siècle et se prolonge jusqu’à nos jours, n’offrirait pas une suite de récits propres à démontrer que notre époque, trop décriée, n’est pas inférieure aux époques passées, et s’il ne serait pas possible d’y récolter une série de faits analogues à ceux que l’on a jadis offerts à notre admiration ? »

Il a cherché et il a trouvé. Il a cent fois rencontré sur nos routes le bon Samaritain. Il a surpris beaucoup de belles œuvres obscures et il a conté les plus belles. Oui, la vertu est partout, dans les champs, dans les faubourgs ; elle court les rues de Paris.

Entendez bien ce qu’on nomme vertu. C’est la force généreuse de la vie. La vertu n’est pas une innocente. Nous adorons la divine innocence, mais elle n’est pas de tous les âges et de toutes les conditions ; elle n’est pas préparée à toutes les rencontres. Elle se garde des pièges de la nature et de l’homme. L’innocence craint tout, la vertu ne craint rien. Elle sait, s’il le faut, se plonger, avec une sublime impureté, dans toutes les misères pour les soulager, dans tous les vices pour les guérir. Elle sait ce qu’est la grande tâche humaine et qu’il faut parfois se salir les mains. Inquinandœ sunt manus. Guerrière ou pacifique, elle est toujours armée. Elle charge le fusil du soldat et met le scalpel aux mains des chirurgiens. M. Maxime du Camp l’entend bien ainsi. Il la veut active et forte. C’est véritablement une morale en action qu’il a composée. Ses devanciers, les Blanchard, les Bouilly n’étaient que de fades apologistes du sentiment. Le livre de M. Maxime du Camp, bien que destiné à la jeunesse, est plein de mâles pensées.

Si l’on compare entre eux les humbles et sublimes acteurs de la charité et du dévouement qui revivent dans ce livre, on ne sait à qui donner la palme, on hésite entre la pauvre paysanne qui meurt de sa bonté inguérissable, la sœur de charité, la servante magnanime, le marin, le soldat. Pourtant, c’est peut-être à ces derniers, c’est peut-être aux soldats et aux marins que revient l’honneur des plus beaux et des plus pénibles sacrifices. L’héroïque Gordon n’a-t-il pas dit : « Un soldat ne peut pas faire plus que son devoir. » Écoutez ce que M. du Camp dit du lieutenant Bellot qui périt dans les glaces, après d’inimaginables fatigues : « Son action d’éclat n’a pas été d’un moment, elle a duré pendant des années sans qu’une défaillance apparente l’ait affaiblie. Il portait si haut l’honneur de sa nationalité et de son uniforme, que rien ne pouvait attiédir son courage. Lorsqu’au mois de mai 1852, il remonte à bord du Prince Albert, après sa longue exploration de trois mois, il écrit : « J’avais un dur apprentissage à faire, et tous ici, excepté moi, avaient des fatigues de pareils voyages une expérience qui m’était complètement étrangère. Que de tourments au moral, d’ailleurs, n’avais-je point, qui se joignaient aux difficultés matérielles ! Mais j’ai renfermé en moi-même ces luttes d’un moment et personne ne peut dire qu’un officier français a fléchi là où d’autres ne faiblissaient pas. »

Voilà des exemples capables de gonfler les cœurs les plus amollis. Que M. Maxime du Camp a été bien inspiré en les retraçant avec la sobriété et la simplicité qui convenaient !

Son livre, je l’ai dit, est destiné à la jeunesse. En achevant de le lire, j’ai fait une réflexion que les jeunes gens, par bonheur, ne feront pas. Elle est triste. Je la dirai pourtant. Il faut parler des grandes choses de l’homme et de la vie avec une entière sincérité. À cette condition seulement, on a le droit de parler au public.

Or, ce qui frappe quand on lit les actions de ces hommes qui se dévouèrent jusqu’à la mort, c’est la sublime impuissance de leur courage, c’est la stérilité imméritée de leur sacrifice. Le dévouement et l’héroïsme sont comme les grandes œuvres d’art : ils n’ont d’objet qu’eux-mêmes. On dirait presque que leur inutilité fait leur grandeur. On se dévoue pour se dévouer. L’objet des plus beaux sacrifices est souvent indigne, quelquefois nul. Par la fureur d’une sorte de sublime égoïsme, la charité ressemble à l’amour. Sans doute la vertu est une force ; c’est même la seule force humaine. Mais sa destinée fatale, est d’être toujours défaite. Elle donne à ses soldats l’incomparable beauté des vaincus. Voilà bien longtemps que la vertu frappe le mal à coups redoublés ; mais le mal est immortel : il se rit de nos coups.

Oui, le mal est immortel. Le génie dans lequel la vieille théologie l’incarne, Satan, survivra au dernier homme et restera seul, assis, les ailes repliées, sur les débris des mondes éteints. Et nous n’avons même pas le droit de désirer la mort de Satan. Une haute philosophie ne gémira pas sur l’éternité du mal universel. Elle reconnaîtra, au contraire, que le mal est nécessaire et qu’il doit durer ; car, sans lui, l’homme n’aurait rien à faire en ce monde. Il serait comme s’il n’était pas. La vie n’aurait pas de sens et serait tout à fait inintelligible. Pourquoi ? Parce que le mal est la raison d’être du bien et que le bien est la raison d’être de l’homme. Si, par impossible, — oh ! ne craignez rien, — si, par impossible, le mal disparaissait jamais, il emporterait avec lui tout ce qui fait le prix de la vie, il dépouillerait la terre de sa parure et de sa gloire. Il en arracherait l’amour inquiet des mères et la piété des fils, il en bannirait la science avec l’étude, et éteindrait toutes les lumières de l’esprit. Il tuerait l’honneur du monde. On ne verrait plus couler ni le sang des héros, ni les larmes des amants, plus douces que leurs baisers.

Au milieu de l’éternelle illusion qui nous enveloppe, une seule chose est certaine, c’est la souffrance. Elle est la pierre angulaire de la vie. C’est sur elle que l’humanité est fondée comme sur un roc inébranlable. Hors d’elle, tout est incertitude. Elle est l’unique témoignage d’une réalité qui nous échappe. Nous savons que nous souffrons et nous ne savons pas autre chose. Là est la base sur laquelle l’homme a tout édifié. Oui, c’est sur le granit brûlant de la douleur que l’homme a établi solidement l’amour et le courage, l’héroïsme et la pitié, et le chœur des lois augustes et le cortège des vertus terribles ou charmantes. Si cette assise leur manquait, ces belles figures sombreraient toutes ensemble dans l’abîme du néant. L’humanité a la conscience obscure de la nécessité de la douleur. Elle a placé la tristesse pieuse parmi les vertus de ses saints. Heureux ceux qui souffrent et malheur aux heureux ! Pour avoir poussé ce cri, l’Évangile a régné deux mille ans sur le monde.

Nous disions un jour qu’il est permis d’imaginer que notre planète, notre pauvre petite terre est entourée de formes invisibles et pensantes[2]. L’atmosphère peut, en effet, être habitée par des créatures d’une essence trop subtile pour tomber sous nos sens. Ce n’est qu’un rêve, mais le rêve a ses droits. Je veux rêver des génies aériens ; ils flottent dans les espaces éthérés. Je me les figure plus intelligents et plus doux que ces Elohim que M. Renan nous montre épars autour des tentes du nomade Israël. Je veux aussi qu’ils soient moins vains, moins indifférents, moins joyeux que les ombres légères dont la Grèce antique peuplait ses bois et ses montagnes. Mes génies seront, si vous voulez, des anges, mais des anges philosophes et savants, c’est-à-dire des anges d’une espèce toute nouvelle. Ils ne chanteront pas, ils n’adoreront pas : ils observeront. Je suppose que l’un d’eux, couché sur le bord d’un nuage, tourne vers la terre ses yeux plus puissants que nos télescopes et nos lunettes, et regarde vivre les hommes. Le voilà qui nous examine avec une intelligente curiosité, comme sir John Lubbeck observe les fourmis. Cet ange positif ne trouve rien à admirer dans la figure des petits êtres dont il suit les mouvements. Il n’est sensible ni à la force des hommes, ni à la beauté des femmes. Nous ne lui inspirons ni goût ni dégoût ; car sa pensée toute pure s’élève au-dessus du désir comme de la répugnance. Scrutant nos actions, il reconnaîtra qu’elles sont pleines de violence et de ruse, et il s’épouvantera de la quantité de crimes qu’enfantent sans cesse parmi nous la faim et l’amour. Il dira : « Voilà de méchants petits animaux. Ils se rendent justice puisqu’ils se mangent les uns les autres. » Mais bientôt il s’apercevra que nous souffrons, et toute notre grandeur lui sera révélée. Alors vous l’entendrez murmurer : « Ils naissent infirmes, souffrants, affamés, destinés à s’entre-dévorer. Et ils ne se dévorent pas tous. J’en vois même qui, dans leur grande détresse, tendent les bras les uns vers les autres. Ils se consolent et se soutiennent entre eux. Comme soulagement ils ont inventé les industries et les arts. Ils ont même des poètes pour les amuser. Leur dieu avait créé la maladie : ils ont créé le médecin et ils s’emploient de leur mieux à réparer la nature. La nature a fait le mal, et c’est un grand mal. C’est eux qui font le bien. Ce bien est petit, mais il est leur ouvrage. La terre est mauvaise : elle est insensible. Mais l’homme est bon parce qu’il souffre. Il a tout tiré de sa douleur, même son génie. »

Voilà comment parlerait, ce me semble, un ange nourri de saine philosophie. Et il se garderait bien, s’il en avait le pouvoir, d’extirper de ce monde le levain amer de sa grandeur et de sa beauté.

Nous apprendrions de lui qu’il faut savoir souffrir et que la science de la douleur est l’unique science de la vie. Ses leçons nous inspireraient la patience, qui est le plus difficile des héroïsmes, l’héroïsme constant. Elles nous enseigneraient la clémence et le pardon ; elles nous enseigneraient la résignation, je veux dire la résignation dans l’effort, qui consiste à frapper toujours le mal, sans nous irriter jamais de son invulnérable immortalité.

Sous cette inspiration, les existences les plus humbles peuvent devenir des œuvres d’art bien supérieures aux plus belles symphonies et aux plus beaux poèmes. Est-ce que les œuvres d’art qu’on réalise en soi-même ne sont pas les meilleures ? Les autres, qu’on jette en dehors, sur la toile ou le papier, ne sont rien que des images, des ombres. L’œuvre de la vie est une réalité. L’homme simple dont nous parle M. Maxime du Camp, le pauvre revendeur du faubourg Saint-Germain, qui fit de sa vie un poème de charité, vaut mieux qu’Homère.



  1. La Vertu en France, par M. Maxime du Camp. 1 vol. in-8o.
  2. Voir pages 186 et 187 du présent volume.