La Vie littéraire/1/M. Becq de Fouquières

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La Vie littéraire/1
La Vie littéraireCalmann-Lévy1re série (p. 301-314).

M.  BECQ DE FOUQUIÈRES

Je le proclame heureux et digne d’envie. Il est mort, mais il a vécu une pleine vie, il a achevé son œuvre et élevé son monument. C’est de M. Becq de Fouquières que je parle. Combien j’estimais, combien j’enviais cet honnête homme qui fut l’homme d’un seul livre ! Je ne l’avais jamais vu. Une fois seulement et trop tard, il me fut donné de le rencontrer. Ce fut sur une petite plage normande où je passais l’été, voilà trois ans. Il avait l’air d’un soldat. À le voir, l’œil vague, la moustache pendante, le dos rond, on eût dit un vieux capitaine rêveur et résigné. L’expression de son visage trahissait une âme solitaire, innocente et généreuse. Il allait silencieux, un peu las, triste et doux. Il me parla tendrement, comme à quelqu’un qui a retrouvé dix vers inédits d’André Chénier ; mais sa voix tombait. Il semblait aspirer dès lors au repos définitif qu’il goûte aujourd’hui. Peut-être il m’eût semblé moins éteint s’il n’avait été accompagné, dans cette promenade le long de la falaise, par M. José-Maria de Hérédia, l’excellent poète, qui est tout éclat et toute sonorité, qui pétille, crépite et rayonne sans cesse. Mais, sans ce contraste, il était visible que déjà Becq de Fouquières consentait à mourir : il avait publié les œuvres d’André Chénier, établi le texte du poète avec autant d’exactitude qu’il est possible de le faire actuellement ; il avait éclairci, commenté, illustré ce texte par des notes et des préfaces, par un recueil de documents et par des lettres adressées tant à M. Antoine de Latour qu’à M. Prosper Blanchemain et à M. Reinhold Dezeimeris. Sa tâche était faite. Rien ne le retenait plus en ce monde, et la maladie, qui commençait à venir, ne lui semblait pas trop importune.

Sa vie fut modeste. Mais César, à le prendre au mot, s’en serait contenté. Car M. Becq de Fouquières fut le premier dans son village. Il laisse le renom de prince des éditeurs. Entendons-nous : son domaine n’est pas celui où règnent les grands philologues, les Madvig et les Henri Weil. Ceux-là sont des savants. M. Becq de Fouquières fut un lettré. Le texte qu’il constitua est un texte français, presque contemporain. Mais, comme il l’a dit lui-même avec raison : « Constituer un texte est toujours une tâche délicate où les esprits les mieux exercés peuvent souvent faiblir. » Le public n’a pas la moindre idée des soins que prend un éditeur soucieux de ses devoirs, un Paul Mesnard, par exemple, un Marty-Laveaux, ou un Maurice Tourneux. On ne peut établir exactement une tragédie de Racine ou seulement une fable de La Fontaine sans beaucoup d’application et un certain tour d’esprit qui ne s’acquiert point. Pourtant les Fables ont été imprimées du vivant de La Fontaine, et Racine a revu lui-même l’édition complète de son Théâtre, en 1697. Les difficultés grandissent quand il s’agit des Essais, dont Montaigne a laissé en mourant un exemplaire corrigé qu’on ne saurait ni tout à fait écarter, ni suivre tout à fait. La sagacité de l’éditeur est mise à une épreuve plus redoutable encore en face des pensées de Pascal et des poésies d’André Chénier. Ce sont là, on le sait, des fragments épars et des ruines d’une nature particulière sur lesquelles le chaos règne avec tous ses droits, les ruines d’un édifice qui n’a jamais été construit. Ce que M. Ernest Havet a déployé de zèle pour ordonner les pensées de Pascal, je n’ai pas à le dire ici. Quant à Chénier, il trouva en M. Becq de Fouquières le plus amoureux et le plus fidèle des éditeurs. C’est sa vie tout entière que M. Becq de Fouquières consacra à la gloire d’André.

Pour se préparer à sa tâche d’éditeur, non seulement il étudia, fragment par fragment, vers par vers, mot par mot, les œuvres inachevées de son auteur, mais encore il le suivit pas à pas dans son existence terrestre et il revécut la vie que le poète avait vécue, cette vie courte et pleine, si généreusement dédiée à l’amitié, à l’amour, à la poésie et à la patrie, cette vie toute chaude de mâles vertus. Il fréquenta les amis d’André, les de Pange, les Trudaine, les Brézais. Il aima les femmes qu’André avait aimées ; il s’attacha aux ombres charmantes des Bonneuil, des Gouy d’Arsy, des Cosway, des Lecoulteux et des Fleury. Bien plus : il partagea les études du poète comme il en partageait les plaisirs. Le fils de Santi L’Homaca avait appris le grec avec amour et, pour ainsi dire, naturellement. Il vivait en commerce intime avec la muse hellénique et la muse latine. M. Becq de Fouquières fréquenta, sur la trace du jeune dieu, Homère et Virgile, les élégiaques latins, la pléiade alexandrine, Callimaque, Aratus, Méléagre et l’Anthologie, et Théognis et Nonnos. Il ne négligea pas les faiseurs de petits romans, les diégématistes ; il n’oublia ni Héliodore d’Émèse, ni Achille Tatius, ni Xénophon d’Antioche, ni Xénophon d’Éphèse. Il n’oublia personne, hormis toutefois Théodore Prodrome, qui composa, comme vous savez peut-être, les Aventures de Rhodate et de Dosiclès. M. Becq de Fouquières faillit en ce point. Il ne lut pas les Aventures de Rhodate et de Dosiclès. Or, c’est précisément dans ce livre, c’est à Théodore Prodrome que Chénier a emprunté un de ses chefs-d’œuvre, le Malade :

Apollon, dieu sauveur, dieu des savants mystères.

M. Reinhold Dezeimeris le lui fit bien voir, dans une élégante et subtile dissertation. C’est là un exemple frappant et digne d’être médité. Nous avons tous notre talon d’Achille. Si bien préparés que nous soyons à la tâche qui nous incombe, il y a toujours un Théodore Prodrome qui nous échappe. Il faut nous résoudre à ne pas tout savoir, puisque Becq de Fouquières lui-même a ignoré une des sources de son poète.

C’est en 1862 que cet éditeur plein d’amour donna sa première édition critique des poésies d’André Chénier. Dix ans plus tard, il en donnait une seconde bien améliorée et beaucoup enrichie, tant pour la notice que pour le commentaire.

Peu après, en 1874, M. Gabriel de Chénier publia la sienne. C’était un robuste vieillard que M. Gabriel de Chénier. À quatre-vingts ans, il portait haut la tête ; ses épaules athlétiques s’élevaient au-dessus de celles des autres hommes. Son visage était immobile et chenu, mais ses yeux noirs jetaient des flammes. Il avait blanchi paisiblement dans un bureau du ministère de la guerre, et il semblait revenir, comme un autre Latour-d’Auvergne, de quelque armée de héros dont il eût été le doyen. Un de nos confrères dont j’ai oublié le nom, un jeune journaliste, l’ayant rencontré chez le libraire Lemerre, admira cette robuste vieillesse et le prit pour un homme des anciens jours. Il courut au journal annoncer en frémissant qu’il venait de voir l’oncle d’André Chénier. En réalité, il n’avait vu que le neveu. M. Gabriel de Chénier était le fils d’un des frères d’André, Louis Sauveur. Ce beau vieillard manquait absolument d’atticisme. Il avait beaucoup tardé à publier les œuvres de son oncle, et il voulait mal de mort à ceux qui l’avaient devancé dans cette tâche. Il ne les nommait jamais par leur nom : il disait le premier éditeur pour désigner Latouche, à qui il reprochait également d’être menteur, voleur et borgne. « La notice du premier éditeur, affirmait-il, est un conte fait à plaisir. » Et il disait encore : « Le premier éditeur, qui était privé d’un œil et qui ne voyait pas très nettement de l’autre, a mal lu. »

Il accusait formellement le premier éditeur de lui avoir volé les manuscrits d’André Chénier. La mort de ce « premier éditeur » n’avait pas calmé sa haine. Il est à remarquer qu’il ne s’était plaint de rien tant qu’avait vécu Latouche. Soyons justes : ce Latouche n’avait manqué ni de tact ni de goût en publiant les poésies d’André. S’il fit subir au texte sacré quelques changements dont nous sommes justement choqués aujourd’hui, il servit bien, en définitive, la gloire du poète, alors inconnu. Mais M. Gabriel de Chénier ne voulait pas qu’on touchât à son oncle. C’était un homme extrêmement jaloux. Et, comme il avait l’esprit très simple, il s’imaginait que tous ceux qui s’occupaient d’André Chénier étaient des bandits. Il ne mettait pas la moindre nuance dans ses sentiments. Il poursuivait vigoureusement d’une haine égale la mémoire de M. de Latouche et la personne de M. de Fouquières. Il appelait celui-ci « l’éditeur critique de 1862 et 1872 », prenant garde de jamais le désigner plus expressément. En vérité, c’était un vieillard irascible.

M. Becq de Fouquières l’était allé voir autrefois, avant de rien publier. Mais, dès la première entrevue, il avait été traité en ennemi.

« Cet homme sent la pipe, » avait dit M. de Chénier pour expliquer son antipathie. En effet, il n’aimait pas le tabac, et il gardait depuis sa jeunesse la certitude que les fumeurs étaient tous des débauchés et des romantiques. M. de Fouquières, qui portait des moustaches, lui parut l’un et l’autre. M. de Chénier avait les mœurs du jour en abomination. On n’aurait pas pu lui tirer de la tête cette idée que la débauche est une invention contemporaine. Il l’attribuait à la littérature. Tel était le neveu d’André Chénier. Mais, quoi qu’il dît, à ses yeux, le grand tort de M. Becq de Fouquières, celui qui ne pouvait se pardonner, était de s’occuper des poésies d’André. Il y parut en 1874, quand M. Gabriel de Chénier exposa ses griefs dans son édition tardive. Il fit là d’étranges reproches à « l’éditeur critique de 1862 et 1872 ». Celui-ci, par exemple, ayant dit innocemment qu’André Chénier avait traduit des vers de Sapho au collège de Navarre, l’ombrageux neveu en fut tout courroucé. Il répliqua, au mépris du témoignage d’André lui-même, que cela n’était pas, que cela n’avait pu être. Et il ajouta : « On n’aurait pas plus toléré alors qu’aujourd’hui, dans un collège, qu’un élève ait en sa possession les poésies de Sapho. »

M. Becq de Fouquières dut sourire doucement des raisons du vieillard. J’ai le droit d’en sourire aussi peut-être ; car, précisément, j’ai lu Sapho au collège, dans un petit volume de l’édition Boissonnade, ou la pauvre poétesse tenait fort peu de place. Hélas ! le temps n’a respecté qu’un petit nombre de ses vers. J’ajouterai que, plus tard, ce même volume passa, avec le reste de ma collection des poètes grecs, dans la bibliothèque du père Gratry, de l’Oratoire, dont l’ardente imagination se nourrissait de science et de poésie. Au fait, que croyait donc M. Gabriel de Chénier des poésies de Sapho ? S’imaginait-il, par hasard, qu’il y eût dans ces beaux fragments de quoi ternir l’innocence, déjà expirante, du jeune André ? Ce serait une étrange méprise.

La querelle de MM. Becq de Fouquières et Gabriel de Chénier restera mémorable dans l’histoire de la république des lettres. M. de Fouquières avait cité le mot bien connu de Chênedollé : « André Chénier était athée avec délices. » Le neveu répondit avec assurance : « André, qui avait une intelligence si supérieure, qui savait si bien admirer les merveilles de la nature et comprendre les grandeurs infinies de l’univers, ne pouvait être supposé atteint de cette infirmité de l’esprit humain qu’on appelle l’athéisme que par un homme qui aurait été l’ennemi de la philosophie du dix-huitième siècle. » Ces paroles respirent la conviction, mais elles ne prouvent rien. Il demeure certain que l’idée de Dieu est absente de la poésie d’André Chénier. M. de Chénier voulait que son jeune oncle, qu’il protégeait, fut pieux et chaste. Il fut scandalisé quand M. Becq de Fouquières soupçonna des maîtresses au poète des Élégies, au chantre érotique de la Lampe. Ces soupçons étaient assez fondés, pourtant. André lui-même a dit quelque part : « Je me livrai souvent aux distractions et aux égarements d’une jeunesse forte et fougueuse. » On savait que cette Camille, « éperduement aimée », n’était autre que la belle madame de Bonneuil, dont la terre touchait à la forêt de Sénart. Amélie, Rose et Glycère ne semblaient pas tout à fait des fictions poétiques, non plus que les belles et faciles Anglaises dont André a immortalisé les formes dans de libres épigrammes grecques. On parlait de madame Gouy-d’Arcy, de la belle mistress Cosway, en qui le poète vantait


La paix, la conscience ignorante du crime,
Et la sainte fierté que nul revers n’opprime.


Il semblait bien que l’ardent et fier jeune homme eût goûté la beauté de la femme jusqu’au pied de l’échafaud, il semblait qu’il eût alors regardé d’un œil ardent cette jeune captive, cette duchesse de Fleury dont madame Vigée-Lebrun a dit : « Son visage était enchanteur, son regard brûlant, sa taille celle qu’on donne à Vénus, et son esprit supérieur. »

Mais M. Gabriel de Chénier déclara, d’un ton qui n’admettait pas de réplique, qu’il n’y avait ni Bonneuil, ni d’Arcy, ni Cosway, ni Fleury, qu’Amélie, Rose et Glycère n’avaient jamais existé, et que c’était un bien bon jeune homme que l’oncle dont il était le neveu. « De ce qu’André, dit-il, put quelquefois prendre part aux soupers où se trouvaient réunis ses jeunes amis de collège et des beautés faciles, de ce que dans ses élégies, on trouve la trace de ces exceptions à ses habitudes studieuses et tranquilles, il ne faut pas en conclure que sa vie fût dissipée et livrée à des plaisirs échevelés. » Et, feignant de croire que « l’éditeur critique de 1862 et 1872 » a fait d’André un débauché, le grave neveu s’écrie : Il a agi ainsi « pour expliquer et justifier peut-être les dissipations et les folles orgies de nos jours ». Cela n’est-il pas admirable et n’avais-je pas raison de vous dire que cette querelle est vouée à l’immortalité ?

Après avoir découvert avec tant de perspicacité le mobile auquel obéissait M. Becq de Fouquières, son entêté contradicteur ajoute : « Ils ont prétendu qu’André avait été amoureux d’un grand nombre de femmes… Il n’en était pourtant rien, et ce qui le prouve, c’est la fraîcheur, c’est la vivacité de l’amour qu’il exprime. Un homme blasé par les plaisirs, rassasié de maîtresses, n’a plus l’imagination si fraîche, si ardente, si féconde. » Qu’en dites-vous ?… Mais il ne s’en tient pas là ; il lance un dernier argument qui révèle toute sa candeur : « André, dit-il, avait trop de philosophie pour user des choses jusqu’à l’abus. » M. Becq de Fouquières, ai-je besoin de le dire, ne crut jamais à un André Chénier si raisonnable. Il persista à le voir violent, fougueux, excessif, se donnant sans mesure à tout ce qui sollicitait son âme mobile et prompte, ardent à l’amour, à la haine, au travail, plein de vie et d’âme et de génie.

Quant à M. Chénier, il n’était pas homme à en démordre. Tout au plus accorda-t-il que Fanny, la vertueuse Fanny avait réellement existé, et que peut-être André l’avait aimée. « Mais, se hâte-t-il d’ajouter, cet amour, si amour il y eut, ne fut jamais un amour comme on l’entend aujourd’hui. » Hélas ! on l’entend aujourd’hui tout de même qu’autrefois. Ce sont les choses de l’amour qui changent le moins. Et, si quelque jeune curieuse demande aujourd’hui, comme autrefois l’héroïne d’Euripide : « Qu’est-ce donc qu’aimer ? » Il faudra lui répondre encore avec la vieille Athénienne du poète : « Ô ma fille, la chose la plus douce à la fois et la plus cruelle ! »

C’est ce que pensait, sans doute M. Becq de Fouquières. Il était indulgent : car il savait que les hommes ne valent que par les passions qui les animent, et qu’il n’y a de ressources que dans les fortes natures.

Il avait vu son dieu, son André, jeter d’abord au hasard les flammes de son ardente jeunesse. Puis, se calmant, se purifiant chaque jour par le travail, la réflexion et la souffrance, atteindre enfin, en quelques années, aux chastes mélancolies de l’amour idéal. Tel est, en effet, le sentiment qu’inspira au poète, dans les derniers mois de sa vie, la muse pudique, la douce hôtesse de Luciennes, la charmante madame Laurent Lecoulteux.

Cette dame, la Fanny du poète, était comme on sait, la fille de la belle madame Pourrat, dont Voltaire avait vanté la grâce et l’esprit. Or, Fanny, pour lui laisser son nom d’amour et d’immortalité, Fanny avait une sœur, la comtesse Hocquart, qui vécut assez longtemps pour apporter son témoignage aux générations nouvelles. Cette dame a dit d’André, qu’elle avait souvent vu chez sa mère et sa sœur : « Il était à la fois rempli de charme et fort laid, avec de gros traits et une tête énorme. »

C’est précisément ainsi qu’il nous apparaît sur le portrait que Suvée peignit à Saint-Lazare, le 29 messidor an II. Mais à l’idée de cette tête énorme et de ces gros traits, M. Gabriel de Chénier se fâcha tout rouge contre madame Hocquart et contre « l’éditeur critique de 1862 et 1872 », qui avait recueilli le propos de cette dame. Sans s’arrêter à une maxime du poète qui écrivit dans le canevas de son Art d’aimer cette pensée consolante : « Les beaux garçons sont souvent si bêtes, » le zélé neveu crie à la calomnie : « Tout le monde sait, dit-il, qu’André était beau ! » Et il veut le prouver en citant ces lignes d’une lettre que lui avait autrefois adressée le général marquis de Pange : « J’ai connu votre oncle ; J’ai retrouvé ses traits en vous, dès le premier moment que je vous ai vu. »

Ce pauvre M. de Chénier n’était pas capable de faire une bonne édition : il faut pour cela savoir douter ; et c’est ce qu’il ignorait le plus, bien qu’il ignorât généralement toutes choses. Son édition est pourtant utile. On la recherche justement, moins encore parce qu’elle est bien imprimée que parce qu’elle contient plusieurs morceaux inédits, tirés des manuscrits conservés dans la famille. M. Becq de Fouquières fit un petit volume tout exprès pour relever les bévues de M. de Chénier. Il les releva avec autant de sûreté que de grâce. Il y mit du savoir et n’y mit point de méchanceté. Il fallait qu’il fût attaqué injustement pour qu’on sût à quel point il était galant homme. En cela encore, je l’estime heureux. Il n’a point vécu en vain ; il laisse de bonnes éditions d’un grand poète, qui fut aussi un excellent prosateur, un écrivain nerveux et concis. On ne sait pas assez qu’André Chénier compte, pour sa prose, parmi les grands écrivains de la Révolution. Sans M. Becq de Fouquières on ne le saurait pas du tout. M. Becq de Fouquières a réalisé le dessein que formait Marie-Joseph Chénier, dans l’enthousiasme fugitif de ses regrets, quand il disait éloquemment :


Auprès d’André Chénier, avant que de descendre,
J’élèverai la tombe où manquera sa cendre,
Mais où vivront du moins et son doux souvenir
Et sa gloire et ses vers dictés pour l’avenir.


Ce monument, que Marie-Joseph n’éleva point, est enfin achevé : c’est la double édition critique (Poésie 1872, Prose 1886). Si, comme le veut M. Renan, les esprits envolés de cette terre s’assemblent dans les Champs-Elysées selon leurs goûts et d’après leur affinités, s’ils forment des groupes harmonieux, à coup sûr M. Becq de Fouquières entretien en ce moment François de Pange et André Chénier, sous l’ombre des myrtes. Assise près d’eux, sur un banc de marbre, Fanny joue avec son petit enfant qu’elle a retrouvé. M. de Fouquières demande au poète si le fragment qui commence par ces mots : Proserpine incertaine est authentique, bien que M. Gabriel de Chénier ne l’ai point admis dans son texte, et il réclame instamment des vers inédits pour une édition céleste. Que ferait-il parmi les ombres s’il n’éditait point ? Il serait doux de penser que les choses fussent ainsi là ou nous irons tous. De rigoureuses doctrines y contredisent peut-être ; mais un excellent académicien qui aime beaucoup les livres, M. Xavier Marmier, incline à croire qu’il y a des bibliothèques dans l’autre monde.