La Vie littéraire/1/Mensonges, par M. Paul Bourget

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La Vie littéraire/1
La Vie littéraireCalmann-Lévy1re série (p. 348-355).

MENSONGES
PAR M.  PAUL BOURGET

« Ayez peu de commerce avec les jeunes gens et les personnes du monde.

» Ne flattez point les riches et ne désirez point de paraître devant les grands…

» N’ayez de familiarité avec aucune femme, mais recommandez à Dieu toutes celles qui sont vertueuses…

» Il arrive que, sans la connaître, on estime une personne sur sa bonne réputation ; et, en se montrant, elle détruit l’opinion qu’on avait d’elle. »
(Imitation, liv. I, ch. viii.)

Ayant lu jusqu’à la dernière page, avidement, mais non sans tristesse, le livre douloureux de M. Paul Bourget, j’ai tout de suite regardé mon Imitation de Jésus-Christ, à la page où elle s’ouvre toute seule, et j’ai récité avec ferveur les versets que je viens de transcrire. Chacun de ces versets répond à un chapitre du roman nouveau. Chacune de ces maximes est un baume et un électuaire pour une des plaies que l’habile écrivain a montrées. N’est-il pas merveilleux que l’Imitation, composée dans un âge de foi, par un humble ascète, pour des âmes pieuses et solitaires, convienne admirablement aujourd’hui aux sceptiques et aux gens du monde ? Un pur déiste, un doux athée peut en faire son livre de chevet. Bien plus, je sens par moi-même que ce délicieux écrit doit être mieux goûté, du moins dans quelques-unes de ses parties, par ceux qui doutent ou qui nient que par ceux qui adorent et qui croient. En effet, le solitaire dont c’est l’ouvrage alliait à de célestes espérances une sagesse humaine que l’homme de peu de foi est particulièrement apte à goûter. Il connaissait profondément la vie ; il avait pénétré les secrets de l’âme et ceux des sens. Il n’ignorait rien du monde des apparences, au milieu duquel nous nous débattons avec une faiblesse cruelle et des illusions touchantes. Il connaissait les passions mieux que ceux qui les éprouvent ; car il en savait la vanité définitive. Ses sentences sont des joyaux de psychologie dont les connaisseurs restent émerveillés. C’est le livre des meilleurs, puisque c’est le livre des malheureux. Il n’est pas de plus sûr conseiller ni de plus intime consolateur.

Ah ! si le héros de M. Paul Bourget, si le jeune poète René Vinci avait relu, chaque matin, dans sa petite chambre de la rue Coëtlogon, le chapitre viii de l’Imitation ; s’il s’était pénétré du sens profond de ces paroles : « Ne désirez pas de paraître devant les grands… N’ayez de familiarité avec aucune femme ; » s’il avait cherché sa joie dans la tristesse et son allégresse dans le renoncement, il n’aurait pas éprouvé la pire des souffrances, la seule souffrance véritablement mauvaise, celle qui ne purifie pas mais qui souille ; et il n’aurait pas cherché à mourir de la mort des désespérés. René Vinci est un jeune homme pauvre, un poète de vingt-cinq ans, qui fit applaudir au Théâtre-Français une saynète délicieuse, un autre Passant. Le monde des étrangères et des parisiennes, les salons où l’on cause, où l’on joue la comédie, enfin ce qu’on appelle le monde, s’ouvrit soudain à sa jeune célébrité. Il s’y jeta avec une ardeur enfantine et fut séduit tout de suite par ce que Pascal appelle les grandeurs de chair. L’éclat des luxueuses existences l’éblouit. C’est peut-être qu’il n’était pas un grand philosophe. Je l’ai entendu railler à ce sujet. Il faut le plaindre plutôt. Le luxe exerce un irrésistible attrait sur les natures élégantes et délicates. Un de mes amis, né pauvre comme René Vinci, fut admis pareillement, à son heure, dans le concile des riches et des puissants. Il regarda leur luxe d’un œil paisible et froid. Comme je l’en félicitais, il me répondit : « J’avais fréquenté le Louvre et vu des cathédrales avant d’aller dans des salons. » Mais je ne dois pas citer mon ami comme un exemple : il a un grand fond de dédain. René Vinci est plus jeune et plus candide. Une goutte de white rose suffit à l’enivrer ; il aime le luxe des femmes. Si c’est un tort, qu’il lui soit pardonné : il aime, il souffre. Oui, il aime une madame Moraines, dont M. Paul Bourget a fait un portrait terriblement vrai. On la voit, on la sent, on la respire, cette femme aux traits déliés, à la bouche spirituelle, aux formes à la fois fines et robustes, et cachant sous les grâces d’une apparente fragilité l’ardente richesse de sa nature. On la voit si bien qu’on chicanerait volontiers le peintre sur tel et tel détail. Tous, tant que nous sommes, nous serions tentés, je le gage, de changer quelque chose, deçà, delà, à la nuance des cheveux, à la couleur des yeux, pour adapter cette figure à quelque souvenir ou tout au moins à quelque confidence…

Quand je parle de portrait, on se doute bien que j’entends parler surtout d’un portrait moral, puisque l’artiste est M. Paul Bourget. Ce portrait est vrai, il est vrai de cette grande vérité de l’art qui atteint du premier coup l’évidence. Que dites-vous de ceci par exemple ?

« Elle appartenait, sans doute par l’hérédité, se trouvant la fille d’un homme d’État, à la grande race des êtres d’action dont le trait dominant est la faculté distributive, si l’on peut dire. Ces êtres-là ont la puissance d’exploiter pleinement l’heure présente, sans que, ni l’heure passée, ni l’heure à venir trouble ou arrête leur sensation. L’argot actuel a trouvé un joli mot pour désigner ce pouvoir spécial d’oubli momentané ; il appelle cela couper le fil. » (Mensonges, p. 317). Madame Moraines était parfaite pour couper le fil. Elle avait arrangé très raisonnablement son existence avec un mari épris et naïf, et un amant vieux mais élégant, égoïste mais libéral, qui subvenait au luxe de la maison. Elle fit, entre les deux, une petite place au jeune poète qui lui avait inspiré un goût à la fois sensuel et sentimental. Du soir qu’il la rencontra, René Vinci crut à l’inaltérable pureté de Suzanne Moraines ; il en douta moins encore quand il l’eut possédée. Elle savait, elle aimait mentir ; elle le trompa : il fut divinement heureux. Le mensonge d’une femme aimée est le plus doux des bienfaits, tant qu’on y croit. Mais on n’y croit pas longtemps. Il y a dans tout mensonge, même le plus subtil, de secrètes impossibilités qui le font bientôt évanouir. Les paroles fausses crèvent comme des bulles de savon. Malgré toute sa science, la petite madame Moraines ne savait pas une chose, c’est qu’on ne peut pas tromper ceux qui aiment vraiment. Ils le voudraient, ils le demandent, et, quand celle qu’ils aiment, soit dédain, soit cruauté, ne daigne plus feindre, ils lui mendient bassement l’aumône d’un dernier mensonge. Ils lui disent : « Par pitié trompez-moi, mentez-moi, que j’espère encore ! » Mais les malheureux gardent jusque dans le délire leur funeste clairvoyance. René Vinci connut vite qu’on lui mentait. Cette parole de l’ascète se vérifia pour lui : « Il arrive que, sans la connaître, on estime une personne sur sa bonne réputation, et, en se montrant, elle détruit l’opinion qu’on avait d’elle. » René Vinci se vit trahi. Et, comme il souffrait trop, il voulut se tromper lui-même : « Qui donc, demande alors M. Paul Bourget, qui donc a pu aimer et être trahi sans l’entendre, cette voix qui raisonne contre toute raison, qui nous dit d’espérer contre toute espérance ? C’en est fini de croire, et pour toujours. Comme on voudrait douter au moins ! » Un jour, Vinci ne put plus douter. Il devint horriblement jaloux. La jalousie produit sur nous l’effet du sel sur la glace : elle opère avec une effrayante rapidité, la dissolution totale de notre être. Et, comme la glace, quand on est jaloux, on fond dans la boue. C’est une torture et une honte. On est condamné au supplice de tout savoir et de tout voir. Oui ! tout voir, hélas ! car imaginer, c’est voir ; c’est voir sans même la ressource de détourner ou de fermer les yeux.

Vinci avait vingt-cinq ans : c’est l’âge où tout est facile, même de mourir. Certain de ne pouvoir posséder Suzanne à lui seul, il se tire un coup de revolver dans la région du cœur… Rassurez-vous, il n’en mourra pas. Le poumon seul est traversé. Les médecins répondent de la guérison. Il renaîtra lentement à la vie ; il se sentira faible, il lui viendra une grande pitié de lui-même ; il s’aimera à la manière attendrie des malades, et il ne vous aimera plus, Suzanne.

Ce livre de M. Paul Bourget est une belle et savante étude. Jamais encore l’auteur de Cruelle Énigme, depuis longtemps philosophe et psychologue, n’avait montré un tel talent d’analyse. Notez bien qu’il y a beaucoup plus de choses dans Mensonges que je n’en ai indiquées. Je n’ai parlé que de madame Moraines, parce que, ici, je ne fais pas une étude. Je cause, et la causerie a ses hasards. Dans Mensonges, il y a Colette, une ingénue de la Comédie-Française qui inspire à un homme de lettres une passion « à base de haine et de sensualité ». Il y a aussi dans ce livre, il y a surtout des observations d’une vérité dure. Sans doute, elles ne sont pas neuves et voilà beau temps qu’on les a faites pour la première fois. Mais est-ce que chaque génération ne refait pas nécessairement ce que les précédentes avaient fait ? Qu’est-ce que vivre sinon recommencer ? Est-ce que tous nous ne faisons pas, chacun à notre tour, les mêmes découvertes désespérantes ? Et n’avons-nous pas l’amer besoin d’une voix jeune, d’une parole neuve qui nous conte nos douleurs et nos hontes ? Quand M. Paul Bourget a dit : « Il y a des femmes qui ont une façon céleste de ne pas s’apercevoir des familiarités que l’on se permet avec elles, » n’a-t-il pas dévoilé à nouveau une ruse éternelle ? Quand il a dit : « C’est un plaisir divin pour les femmes que de dire, avec de certains sourires, des vérités auxquelles ne croient pas ceux à qui elles les disent ; elles se donnent ainsi un peu de cette sensation du danger qui fouette délicieusement leurs nerfs, » n’a-t-il pas renouvelé heureusement une observation précieuse ? Quand il a dit : « Les femmes aiment d’autant plus à inspirer des mouvements de pitié qu’elles les méritent moins, » n’a-t-il pas mis à neuf une petite pièce assez importante de la psychologie féminine ?

Son livre, dans lequel on entend l’accent de l’inimitable vérité, est désespérant d’un bout à l’autre. Ce qu’on y goûte est plus amer que la mort. Il en reste de la cendre dans la bouche. C’est pourquoi je suis allé à la fontaine de vie ; c’est pourquoi j’ai ouvert l’Imitation et lu les paroles salutaires. Mais nous n’aimons pas qu’on nous sauve. Nous craignons, au contraire, qu’on nous prive de la volupté de nous perdre. Les meilleurs d’entre nous sont comme Rachel, qui ne voulait pas être consolée.