La Vie littéraire/5/Jean Lahor. L’Illusion

La bibliothèque libre.
La Vie littéraire/5
La Vie littéraireCalmann-Lévy5e série (p. 307-312).

JEAN LAHOR
« L’ILLUSION »

Le poète philosophe qui se cache sous ce nom magnifique et somptueux de Lahor n’est autre que M. Henry Cazalis, dont les premiers vers furent admirés il y a plus de vingt ans dans ce Parnasse auquel les Trophées de M. José-Maria de Heredia viennent de donner un nouveau lustre. M. Jean Lahor était dès ses débuts le lyrique savant et méditatif dont nous entendons aujourd’hui les plaintes ornées. Il se fit tout jeune une idée de l’univers à laquelle il est resté fidèle, et l’œuvre de sa maturité présente le plein développement de l’idéal de sa jeunesse. Ces deux tomes de l’Illusion, dans lesquels se trouvent réunies et fondues les impressions de trente années, forment un ensemble harmonieux.

Avec une agréable diversité de tons, c’est d’un bout à l’autre le même poète et la même poésie. Le titre de l’œuvre en indique l’esprit. Illusion, ce mot résume toute la doctrine du poète, qui, de la vie, comme d’un pont, regarde couler le torrent des apparences. M. Jean Lahor croit que tout est mirage et que nous ne savons rien de la vérité des choses. C’est ce qui l’afflige et le tourmente.

Mais son caractère est de garder la sérénité dans l’inquiétude ; sur ses lèvres, l’expression même du désespoir est noblement placide. On ne rencontrera jamais un pessimiste moins désenchanté. C’est Hamlet dans les jardins d’Armide. Il tresse des roses pour amuser l’ennui et l’horreur de la vie. Il se plaît infiniment aux formes belles et riches, aux lumières ardentes. Il fut l’ami de Henri Regnault, dont il a écrit la vie si courte. Je retrouve dans quelques-uns des poèmes orientaux de l’Illusion, les vives couleurs dont brillaient les aquarelles du jeune peintre. C’est un philosophe coloriste. Et peut-être est-il par là unique de son espèce.

J’ai dit qu’il était pessimiste ; il l’est avec magnificence et je le vois comme un ascète hindou en manteau vénitien. Plusieurs fois, en ces entretiens de chaque semaine, j’ai eu l’occasion de marquer l’influence de Darwin sur les esprits qui naissaient à la pensée dans les dernières années de l’Empire. Cette action du grand naturaliste anglais est sensible dans l’œuvre de M. Jean Lahor, qui est transformiste, comme on dit qu’André Chénier était athée : avec délices. De toutes les idées philosophiques dont il s’est inspiré, l’idée de la métamorphose incessante des formes de la vie est peut-être celle dont il s’est le mieux pénétré, celle dont il a tiré les images les plus heureuses, les sentiments les plus forts, les émotions les plus intimes. Je ne crois pas me tromper en signalant comme un chef-d’œuvre le poème darwinien des Réminiscences que je tire de la partie de l’Illlusion intitulée Heures sombres.

RÉMINISCENCES
Je sens un monde en moi de confuses pensées,
Je sens obscurément que j’ai vécu toujours,
Que j’ai longtemps erré dans les forêts passées,
Et que la bête encor garde en moi ses amours.

Je sens confusément, l’hiver, quand le soir tombe.
Que jadis, animal ou plante, j’ai souffert,
Lorsque Adonis saignant dormait pâle en sa tombe.
Et mon cœur reverdit quand tout redevient vert.

Certains soirs, en errant dans les forêts natales,
Je ressens dans ma chair les frissons d’autrefois,
Quand, la nuit grandissant les formes végétales,
Sauvage, halluciné, je rampais sous les bois.

Dans le sol primitif nos racines sont prises ;
Notre âme, comme un arbre, a monté lentement ;
Ma pensée est un temple aux antiques assises.
Où l’ombre des dieux morts vient errer par moment.

Quand mon esprit aspire à la pleine lumière,
Je sens tout un passé qui le tient enchaîné ;
Je sens rouler en moi l’obscurité première :
La terre était si sombre, aux temps où je suis né !

Mon âme a trop dormi dans la nuit maternelle ;
Pour atteindre le jour, qu’il m’a fallu d’efforts !
Je voudrais être pur : la honte originelle.
Le vieux sang de la bête est resté dans mon corps.

Et je voudrais pourtant t’affranchir, ô mon âme,
Des liens d’un passé qui ne veut pas mourir ;
Je voudrais oublier mon origine infâme
Et les siècles sans fin que tu mis à grandir.

Mais c’est en vain ; toujours en moi vivra ce monde
De rêves, de pensers, de souvenirs confus,
Me rappelant ainsi ma naissance profonde,
Et l’ombre d’où je sors, et le peu que je fus ;

Et que j’ai transmigré dans des formes sans nombre,
Et que mon âme était, sous tous ces corps divers,
La conscience, et l’âme aussi, splendide ou sombre.
Qui rêve et se tourmente au fond de l’univers !

Darwin n’a-t-il pas allumé dans l’âme de ce poète une étincelle de cet enthousiasme grave dont Épicure avait enflammé Lucrèce ?

Mais l’imagination de M. Jean Lahor s’est nourrie à des sources plus profondes. Elle est toute pénétrée de la poésie et de la philosophie de l’Inde et je n’avais pas tort de dire tout à l’heure que le poète est un ascète des bords du Gange. L’Inde du Bouddha est la vraie patrie de son âme ; c’est là qu’elle puisa par toutes ses racines ce tranquille et doux pessimisme que rien, dans une telle âme, ne peut envenimer ni guérir.

L’ingénieux philosophe allemand, qui avait un Bouddha d’or dans sa chambre à coucher, dit sagement un jour : « La poursuite du bonheur est une chimère en ce monde, le pire des mondes possibles. Il est absurde d’y donner le bonheur comme objet d’action. Les hommes étant nécessairement malheureux, la seule loi morale est de compatir et, s’il est possible, de venir en aide à leurs maux. Le vrai principe est dans la pitié. »

Je ne sais si, comme le prétend Schopenhauer, ce monde est le pire des mondes possibles et, c’est le flatter, je crois, que de lui accorder quelque excellence, fût-ce celle du mal. Ce que nous pouvons imaginer des autres mondes est peu de chose, et l’astronomie physique ne nous renseigne pas bien exactement sur les conditions de la vie à la surface des planètes même les plus voisines de la nôtre. Nous savons seulement que Vénus et Mars ressemblent beaucoup à la Terre. Cette seule ressemblance nous permet de croire que le mal y règne comme ici et que la Terre n’est qu’une des provinces de son vaste empire. Nous n’avons aucune raison de supposer que la vie est meilleure à la surface des mondes géants, Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune, qui glissent en silence dans des espaces où le soleil commence d’épuiser sa chaleur et sa lumière. Qui sait ce que sont les êtres sur ces globes enveloppés de nuées épaisses et rapides ? Nous ne pouvons nous empêcher de penser, par analogie, que notre système solaire tout entier est une géhenne où l’animal naît pour la souffrance et pour la mort. Et il ne nous reste pas l’illusion de concevoir que les étoiles éclairent des planètes plus heureuses. Les étoiles ressemblent trop à notre soleil. La science a décomposé le faible rayon qu’elles mettent des années, des siècles à nous envoyer ; l’analyse de leur lumière nous a fait connaître que les substances qui brûlent à leur surface sont celles-là mêmes qui s’agitent sur la sphère de l’astre qui, depuis qu’il est des hommes, éclaire et réchauffe leurs misères, leurs folies, leurs douleurs. Cette analogie suffirait seule à me dégoûter de l’univers. L’unité de sa composition chimique me fait assez pressentir la monotonie rigoureuse des états d’âme et de chair qui se produisent dans son inconcevable étendue, et je crains raisonnablement que les êtres pensants ne soient aussi misérables dans le monde de Sirius et dans le système d’Altaïr, qu’ils le sont, à notre connaissance, sur la terre. Mais, dites-vous, tout cela n’est pas l’univers. J’en ai bien aussi quelque soupçon, et je sens que ces immensités ne sont rien et qu’enfin, s’il y a quelque chose, ce quelque chose n’est pas ce que nous voyons. Je sens que nous sommes dans une fantasmagorie et que notre vue de l’univers est purement l’effet du cauchemar de ce mauvais sommeil, qui est la vie. Et c’est cela le pis. Car il est clair que nous ne pouvons rien savoir, que tout nous trompe et que la nature se joue cruellement de notre ignorance et de notre imbécillité.

Du moins nous pouvons conclure avec le philosophe : « La seule loi morale est de compatir. Le vrai principe est dans la pitié. » C’est à cette conclusion que s’arrête le poète de l’Illlusion. Au terme de son œuvre à la fois brillante et grave, il rejette comme une vanité la beauté des vers et comme un charme décevant la splendeur des formes dont il fut séduit. Il met de côté le manteau vénitien dont je vous le montrais tout à l’heure paré. Il conçoit dans un poème suprême la mort du désir, le renoncement et la pitié. « Sois pur, nous dit-il, le reste est vain. »

Que ta religion soit la pitié sans bornes !
Allège le fardeau de tous ces malheureux !…
Meurs à toi-même, afin de vivre sans limites :
Ton âme pour grandir doit traverser la mort.

Oui, ta vie est sublime, est harmonique et pleine,
De cette heure où ton être étroitement confond
Sa destinée avec la destinée humaine
Et rentre, goutte d’eau, dans l’Océan profond.

Les moralistes de profession fondent généralement leur éthique sur la connaissance de l’homme, de ses origines et de ses fins. Il y a dans leur fait une bonne dose de candeur, à moins qu’il ne s’y trouve un grain d’hypocrisie. Que j’aime mieux cette morale bouddhiste, cette petite fleur de l’abîme, le sentiment de la pitié germant dans le néant de tous !

20 mars 1893.