La Vie littéraire/5/Paul Hervieu. Peints par eux-mêmes

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La Vie littéraire/5
La Vie littéraireCalmann-Lévy5e série (p. 313-319).

PAUL HERVIEU
« PEINTS PAR EUX-MÊMES »

Alfred de Vigny nota en 1832, dans son Journal, une anecdote qu’il avait entendue naguère, et de laquelle il tira plus tard son exquise comédie de Quitte pour la peur. Voici cette anecdote :

« M. de X… savait fort bien que sa femme avait un amant. Mais, les choses se passant avec décence, il se taisait. Un soir, il entre chez elle, ce qu’il ne faisait jamais depuis cinq ans.

« Elle s’étonne. Il lui dit :

« — Restez au lit : je passerai la nuit à lire dans ce fauteuil. Je sais que vous êtes grosse et je viens ici pour vos gens.

« Elle se tut et pleura : c’était vrai. »

(Journal d’un poète, publié par Louis Ratisbonne, page 61.)

C’est une vieille dame de la vieille société, madame de Béthune, qui se rappelait cette jolie chose parmi ses souvenirs d’antan. Voilà comme, aux environs de 1780, en usait un mari honnête homme. Je ne prétends pas qu’ils eussent tous alors autant de désintéressement et de bonne grâce que M. de X… Mais celui-là n’était pas hors du ton général, et j’imagine que madame de Béthune conta l’historiette sans la moindre nuance de surprise. Elle trouvait cela très naturel. Ce l’était, en effet. Et, de plus, c’était un naturel aimable. Seulement, toute l’affaire suppose une entente du mariage qui n’est plus la nôtre, même dans les classes riches. Notre société ne ressemble pas du tout à l’ancienne.

Elle est beaucoup plus morale, du moins par le dehors, et cela date de 89. Depuis les constituants, depuis l’avènement des gens de robe, de noir vêtus, légistes austères, magistrats studieux, la bonne société, celle qui donne le ton, a gagné en sérieux et en régularité. Et cela dure encore, quoi qu’on dise. C’est premièrement un des effets les plus clairs de la Révolution, d’avoir beaucoup retranché sur la liberté du cœur et des sens. Vous entendez bien que le tempérament des personnes n’est point changé et qu’il a les mêmes effets qu’il eut jadis, qu’il eut toujours. Du moins, on ne s’affiche plus. Et c’est beaucoup déjà que les mœurs imposent à tous, riches ou pauvres, la même contrainte. C’est beaucoup que les apparences soient sauvées. Pour ce qui est du fond, il ne change guère, et l’homme est toujours une assez méchante bête. La princesse de Béthune, qui contait les aventures de son jeune temps au poète romantique d’Éloa, trouvait, peut-être, que les Français devenaient un peu hypocrites. Il est de fait que l’hypocrisie est l’inconvénient des bonnes mœurs publiques. Peut-être aussi, plus indulgente, estimait-elle que c’était un bien que de suivre la règle et qu’avec de la prudence une femme peut encore, même sous le nouveau régime, faire les petites affaires de son cœur.

Les belles amies de Chateaubriand furent les dernières grandes dames qui purent former sans scandale des liaisons plus qu’à demi avouées. Celles-là tenaient encore à l’ancien régime.

Depuis, on n’avoua plus. Ce fut le triomphe du code.

Quoi qu’on dise et bien qu’on se plaigne vaguement d’un certain relâchement, le ton est resté jusqu’à présent assez grave, par comparaison avec celui de l’ancien régime.

Les progrès de la démocratie sont, en somme, favorables à l’idée morale, telle qu’elle a été formée en France pendant la Révolution et surtout sous le premier Empire, qui contribua extrêmement à faire prévaloir dans l’opinion l’exactitude légale. Et, malgré le déchaînement romantique et naturaliste (choses littéraires et superficielles), nous nous défendons avec une décence suffisante contre les révoltes de la passion et les fantaisies du sentiment. Ce que j’en dis s’applique à la classe des riches et des oisifs. Car, pour ce qui est des gens de peu de loisir et de vie laborieuse, la régularité leur est nécessaire et la médiocrité pénible de leur condition assure la médiocrité honorable de leurs mœurs. Il faut se réjouir d’une humble condition comme du plus sûr des biens. Ces vues philosophiques sont sans doute trop rapides. Mais je les crois justes et nous sentons bien, par ce que nous en a dit M. Paul Hervieu, que M. de Trémeur, qui est un mari à la mode de 1893, n’est pas d’humeur à prendre les choses conjugales avec ce bienveillant scepticisme et cette bonne grâce facile dont fit preuve M. de X…, cent vingt ans auparavant. Pourtant, M. de Trémeur est devenu fort étranger à sa femme, et cette charmante créature, qui aime M. Le Hinglé, entend rester fidèle à l’homme qu’elle a choisi.

La seule idée d’un partage lui ferait horreur. Se trouvant dans la situation de madame de X…, elle ne songe pas une seule minute à assurer sa sécurité par « une basse prévoyance » et à provoquer avec son mari un rapprochement opportun, qui lui serait facile.

Elle est fort embarrassée. Je ne vous dirai point comment elle se tire d’affaire, sur les conseils d’un vieux médecin, qui sait la vie et connaît le monde. Tout cela veut être lu dans le livre de M. Paul Hervieu. Je note seulement, en ce roman, qui semble la vérité même, les traits de mœurs les plus accentués et les plus généraux.

Madame de Trémeur aime de tout son cœur M. Le Hinglé. Une femme très amoureuse n’est guère prudente. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Shakespeare. Il prête à sa Juliette cette idée sur les dames de Vérone, qu’elles n’ont tant de retenue que parce qu’elles aiment froidement. Madame de Trémeur, qui n’aime pas froidement, a le tort d’écrire ; un baron de Munstein, qui adore les femmes et, désespérant de leur donner du plaisir, veut du moins leur faire sentir toutes les épouvantes, intercepte une des lettres de Françoise de Trémeur et voilà la pauvre jeune femme dans les transes.

Grâce à une ruse audacieuse de M. Le Hinglé, qui fait chanter le vieux maître chanteur, Françoise recouvre sa lettre sans payer de sa personne. Mais un plus grand malheur est sur elle. Ce pauvre Le Hinglé, pour faire figure dans le monde et tenir rang dans l’entourage de son amie, demandait au jeu un surcroît de ressources. Il en vint à tricher, fut pris et se fit sauter la cervelle. Voilà encore qui n’était pas si grave il y a seulement cent trente ou cent quarante ans. On coulait des rouleaux de faux louis au jeu de la reine, et rappelez-vous que le chevalier des Grieux, qui, après tout, n’était pas mal né, se félicitait de faire sauter la carte, du ton dont un jeune homme dit aujourd’hui qu’il ne fait pas de mauvaises affaires à la Bourse. Ces considérations devraient arrêter les plaintes des moralistes moroses qui gémissent sur le relâchement des mœurs. La vérité est que nous ne plaisantons pas avec la probité et l’honneur.

Je philosophe sur le nouveau livre de M. Paul Hervieu. Il est temps de dire que c’est une vraie merveille, un chef-d’œuvre dont je suis tout ravi. C’est un roman par lettres ; pourtant, il n’est pas du tout composé à l’exemple des romans épistolaires du dix-huitième siècle. Pour le ton, pour le sentiment, pour la manière, pour le tour et le style, rien de plus original, de plus neuf que Peints par eux-mêmes.

Là, caractères, scènes, milieu, tout intéresse parce que tout est vrai, j’entends de cette vérité évidente qui frappe le moins averti et lui fait dire : « C’est cela ! Que ce doit bien être cela ! » Peu, très peu de romans mondains m’ont fait cette impression. Cette œuvre d’un écrivain qu’il faut compter désormais parmi les maîtres est d’une grâce cruelle et d’une élégance tragique. La peinture du monde y est si fine qu’on est surpris ensuite de la trouver ce qu’elle est, en effet, solide et forte. Et c’est la singularité de ces pages de montrer, dans un si joli décor et parmi les riens exquis de l’élégance, les travaux secrets de la vie et les coups du destin.

J’ai parié de cette amante mondaine et tragique, Françoise de Trémeur, et de son ami qui méritait de ne pas faire la vilaine action à laquelle il ne survit point. N’est-il pas vrai que certaines de nos actions, nous ne les méritons pas ?

Il me faudrait encore vous faire connaître une dizaine de caractères que M. Paul Hervieu a tracés avec une science profonde des âmes et un art si subtil que j’en suis surpris et ravi comme d’un mystère. Je devrais indiquer madame Vanault de Floche, si convenable dans ses faiblesses méditées et « dans le cœur de laquelle on n’entre qu’à quatre chevaux » ; et, «grave à force de vanité », Anna de Courlandon, égoïste et curieuse ; la marquise douairière de Nécringel, à qui la vie enseigna l’indulgence ; Guy Marfaux, peintre mondain ; Cyprien Marfaux, homme de lettres, très bohème, qui éprouve qu’à l’Abbaye de Thélème et au Moulin-Rouge l’humanité n’est ni meilleure, ni pire que dans les châteaux de Touraine ; le prince Silvère de Caréan, qui trafique élégamment de sa beauté et de son nom.

Les figures sont parlantes. Les scènes frappantes. M. Paul Hervieu apporte dans ces études de ce qu’on appelle le monde une discrétion, une liberté, une indépendance bien louables.

Il n’y a pas chez lui la plus légère ombre de snobisme. Et comment serait-il troublé par les aspects chatoyants de la belle société ? C’est l’humanité qu’il voit, qu’il s’attache à suivre, sous ces travestissements délicats de la mode et du goût. Il est gracieux, piquant, il est mélancolique aussi. Il est philosophe enfin. Sa philosophie est sombre. Instruit par ce sage élégant, nous estimerons que le monde est petit et mauvais, que la médiocrité est tout ce qu’il estime, qu’il supporte assez bien le vice quand il est hypocrite ou plat, mais qu’il est impitoyable pour les fautes, lorsqu’il s’y mêle de la générosité et de la grandeur d’âme.

26 mars 1893.