La Vie littéraire/5/Littérature socialiste

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La Vie littéraire/5
La Vie littéraireCalmann-Lévy5e série (p. 136-143).

LITTÉRATURE SOCIALISTE

Le socialisme n’est pas nouveau. J’en pourrais donner diverses preuves historiques et philosophiques, mais celle-ci suffît, qu’il n’y a jamais rien de nouveau en ce monde. C’est là une idée qui n’est pas neuve non plus, et dont on se pénètre davantage, à mesure qu’on étudie le passé. Elle nous tranquillise et nous attriste. Mais si le socialisme n’est pas nouveau, c’est ce qu’on appelle, dans un bien mauvais langage, une actualité. On en parle, on en écrit ; notre société tout entière en est occupée. C’est l’entretien fréquent de ceux qui pensent et de ceux qui ne pensent pas. M. Teodor de Wyzewa nous affirme que les oisifs eux-mêmes n’y sont point indifférents. « Des fils de famille, nous dit-il, pleins de sève et de santé, avec deux cent mille francs de rente par an, s’interrompent de la lecture d’Auteuil-Longchamp pour lire le Socialiste, de M. Guesde, ou la Revue socialiste, de M. Malon. »

Les femmes élégantes s’en mêlent, et ce sera bientôt pour elles une mode, comme sous Louis XVI les économistes et les perroquets. Vous verrez qu’elles inviteront à leurs dîners les orateurs des réunions publiques. Et les orateurs iront, parce qu’en dépit de leur barbe farouche et de leurs maximes ils sont faibles et qu’un homme, même s’il est socialiste, résiste mal aux sourires des femmes. En attendant, on est socialiste au Chat-Noir, et cela seul est un signe des temps. Chaque soir, dans ce cabaret élégant, les ombres chinoises de M. Maurice Donnay, d’abord occupées à poursuivre d’une raillerie douce et presque caressante la poésie des décadents et les vices à la mode, s’en vont tout à coup, d’un pas joyeux et fier, célébrer la fête du travail, la paix universelle et la fédération des peuples. C’est sur le Champ-de-Mars, témoin jadis d’autres espérances cruellement trompées, que l’Aristophane du Chat-Noir élève, aux sons d’une musique éclatante, le palais symbolique des travailleurs. Et tout aussitôt il nous montre la vieille église de Notre-Dame dans une gloire de lumière, afin, sans doute, de réconcilier l’ancien monde avec le nouveau et d’unir le mysticisme au socialisme en une apothéose selon le cœur de M. de Mun.

Vous voyez qu’on retrouve au Chat-Noir toutes les idées et tous les rêves du temps, même l’alliance du socialisme et de l’Église.

Ce sont là, ce me semble, les premières élégances poétiques et mondaines du socialisme. Car on ne tiendra pas pour élégantes ni mondaines les poésies de J. Allemane, de Jules Guesde, ni même de chansons de J.-B. Clément, non plus que quelques strophes enflammées de Louise Michel.

M. Allemane, chef des allemanistes, ouvrier

10 typographe, a écrit à l’île Nou, où il avait été déporté après la Commune, un hymne inspiré sans nul doute par une pensée haute et bienveillante :

Vérité, de ton flambeau,
Éclaire la famille humaine,
Écris sur l’unique drapeau :
L’amour a remplacé la haine.

M. Jules Guesde a adressé à M. Joséphin Péladan des stances indignées où il traite fort mal les héros platoniciens du Sâr : c’est, dit-il,

C’est l’être humain tel que l’ont fait, vil et difforme,
Des siècles de déisme et de propriété,
D’un paradis menteur l’attendez-moi sous l’orme ;
Ici le sur-travail et là l’oisiveté.

Fils d’un professeur, M. Jules Guesde ne manque pas de littérature. On lui trouve un air de poète méridional et l’on dit qu’il parle dans le tête-à-tête un langage abstrait et précis d’une admirable pureté. Il se peut. Mais ses vers ne sont pas bons. Ceux de mademoiselle Louise Michel valent mieux. Ils ont du souffle.

Nous reviendrons, foule sans nombre,
Nous viendrons par tous les chemins,
Spectres vengeurs sortant de l’ombre,
Nous viendrons, nous serrant les mains.

Cette strophe ne se déroule-t-elle pas comme un drapeau noir ? Mais je renonce à citer le reste, pour ne pas répandre des paroles de haine. Quant à M. J.-B. Clément, c’est un chansonnier très goûté dans les banquets ouvriers. Autant que j’en puis juger, ne connaissant qu’un petit nombre de ses chansons, sa manière est sombre et violente. Voici le premier couplet des Traîne-misère :

Les gens qui traînent la misère
Sont doux, comme de vrais agneaux,
Ils sont parqués sur cette terre
Et menés comme des troupeaux,
Et tout ça chante et tout ça danse
Pour se donner de l’espérance.

Les poètes ouvriers des anciens jours, notamment Hégésippe Moreau, étaient déjà dans ce ton ; il est possible que la chanson des Traîne-misère vaille ce Monsieur Paillard, qui fut en son temps si chanté dans les ateliers. On ne peut pas bien juger d’une chanson qu’on lit paisiblement à sa table de travail.

En somme, la littérature du prolétariat actuel n’est, ce me semble, ni bien originale ni très abondante. Mais il ne faut rien dédaigner, et de plus habiles que moi y trouveront peut-être des mérites que je n’ai pas su découvrir.

En attendant, un ouvrage nouveau, la Conversion d’André Savenay, vient cette semaine d’enrichir la littérature socialiste. L’auteur, disons-le tout de suite, n’est point un prolétaire. C’est un humaniste habile et un écrivain de grand mérite, connu par des études littéraires et philosophiques, c’est un excellent biographe de Voltaire, enfin, c’est M. Georges Renard. Tout le monde peut apprécier la clarté pénétrante de son intelligence et la vivacité de son esprit. Mais ceux-là seuls qui le connaissent savent qu’il n’est pas de cœur plus droit, plus fier, plus sûr que le sien. Pourtant son roman socialiste ne me plaît qu’à demi. C’est un roman de penseur. Le monde y est vu entre les quatre murs d’un cabinet de travail.

Oh ! si l’intelligence suffisait à la connaissance des hommes, avec quelle agilité M. Jules Renard sonderait les reins et les cœurs ! Mais il faut un instinct pour sentir la vie, et ce ne sont pas toujours les plus intelligents qui sont doués de cet instinct-là. Il y a une réunion publique dans le livre de M. Georges Renard. Le morceau est traité, comme les autres, avec beaucoup de sens et de raison, mais sans relief et sans mouvement. Comme j’aime mieux la Salle Graffard, de Jean Béraud, où l’on voit fumer les cerveaux avec les pipes et les lampes[1]. La scène sans doute tourne au comique. Mais combien ce comique est profond, est vrai ! Combien il est mélancolique ! Il y a dans cet étonnant tableau une figure qui me fait mieux comprendre à elle seule l’ouvrier socialiste que vingt volumes d’histoire et de doctrine, celle de ce petit homme chauve tout en crâne, sans épaules, qui siège au bureau dans son cache-nez, un ouvrier d’art sans doute, et un homme à idées, maladif et sans instincts, l’ascète du prolétariat, le saint de l’atelier, chaste et fanatique comme les saints de l’Église, aux premiers âges. Certes, celui-là est un apôtre et l’on sent à le voir qu’une religion nouvelle est née dans le peuple.

C’est un personnage de cette tournure et de ce caractère que j’aurais voulu voir dans le roman de M. Georges Renard, et je n’y trouve qu’un vieux communard très brave homme, plus remarquable par la longueur de sa barbe que par celle de ses idées. Et ce patriarche de l’émeute, traité par M. Renard dans la manière idéale et un peu béate de l’art religieux, a vraiment bien peu de relief auprès de ces figures de socialistes dessinées sur nature par M. Paul Renouard pour les journaux illustrés, ou crayonnées par M. T. de Wyzewa dans sa très vive et très spirituelle enquête sur le Mouvement socialiste en Europe. Que M. de Wyzewa passe M. Renard en pittoresque, alors qu’il nous montre M. Guesde apparaissant à Châtellerault sur la scène du théâtre, un soir de conférence : « Vrai diable de boîte à malice, tout noir, tout barbu et chevelu, découpant les mots l’un après l’autre et accompagnant sa sèche et mécanique parole de gestes secs et mécaniques, exactement comme s’il venait de surgir de la table » !

M. Georges Renard est un esprit généreux, affamé de justice. Il se rend témoignage à lui-même, quand il dit : « J’ai combattu de toutes mes forces l’égoïsme, la haine, le mensonge et l’esprit de secte partout où je les ai rencontrés. » Il a écrit son livre pour faire entendre les réclamations de la justice idéale. Et il a toujours eu sous les yeux, nous dit-il encore, cette devise : « Guerre aux opinions ! Paix aux personnes ! » Qu’il me permette de lui faire remarquer que toutes les parties de son roman ne répondent pas exactement à ses intentions. Il nous montre dans la Conversion d’André Savenay une inimitié entre ouvriers et bourgeois qui n’existe pas, du moins à Paris.

À le lire, on croirait à des préjugés de castes et à des haines privées, là où existe seulement l’antagonisme des intérêts. Il en juge par les discours des réunions publiques. Mais, s’il s’était soucié de peindre d’après nature, il aurait vu qu’à Paris les relations individuelles entre ouvriers et bourgeois sont en général faciles, douces et souvent cordiales. Et peut-être cette observation l’aurait amené à rendre, par endroits, le ton de son livre moins âpre et moins amer. Il désire une transformation sociale, et il la souhaite pacifique et progressive. Mais on n’est pas bien habile à parler de paix, lorsqu’on croit comme lui que la guerre est partout allumée. Et puisque enfin son roman est un roman à thèse, il souffrira qu’on lui dise que beaucoup d’illusions et d’imprudences se mêlent à la générosité de ses sentiments. Quand il estime que le problème social consiste à assurer le mieux possible le sort du plus grand nombre, il a raison ; mais il se flatte en pensant soutenir une idée nouvelle, car de tout temps il fallut être d’une inconcevable méchanceté pour penser le contraire. Si l’on diffère d’avis, c’est sur les moyens et non pas sur le but. M. Renard est socialiste ; il ne voit que le partage. Il faudrait considérer aussi ce qu’il y aurait à partager.

Il annonce, il attend, il voit déjà de grands changements. C’est l’éternelle erreur de l’esprit prophétique, il n’y aura pas de grands changements, il n’y en aura jamais, j’entends de prompts ou de soudains. Toutes les transformations économiques s’opèrent avec la lenteur clémente des forces naturelles. Car enfin, dans l’ordre de la civilisation, comme dans l’ordre de la nature, nous sommes gouvernés par la nécessité. Bonnes ou mauvaises à notre sens, les choses sont toujours ce qu’il fallait qu’elles fussent. Notre état social est l’effet des états qui l’ont précédé, comme il est la cause des états qui le suivront. Il en résulte qu’il ressemble en quelque chose aux premiers comme les suivants lui ressembleront en quelque manière. L’instabilité est, il est vrai, la condition première de la vie ; tout ce qui vit se modifie sans cesse, mais insensiblement et presque à notre insu.

Tout progrès est lent et régulier. Cet ordre assure la sécurité de la vie. Il est vrai qu’il ne contente ni les esprits curieux de nouveautés, ni les cœurs avides d’idéal. Mais c’est l’ordre universel. Il faut s’y soumettre. Ce n’est pas à dire qu’on doive se croiser les bras. J’ai dit avec assez de rudesse mon sentiment à M. Georges Renard. C’est bien le moins que je relève enfin dans son livre une des idées honnêtes et généreuses qu’il y a semées. Quel homme de bonne volonté ne voudra dire avec lui : « Pour les petits, les déshérités, les faibles, toujours plus de justice, toujours plus de pitié, toujours plus de bonté fraternelle, voilà ce qu’il nous faut vouloir sans relâche» ?

Ayons ce zèle, travaillons à ce que nous croyons utile et bon, mais non point dans l’espoir d’un succès subit et merveilleux, non point au milieu des imaginations d’une apocalypse sociale : toutes les apocalypses éblouissent et déçoivent. N’attendons point de miracle. Résignons-nous à préparer, pour notre faible part, des progrès tardifs, mais certains, que nous ne verrons peut-être pas et qu’aucune force humaine ne saurait hâter. M. Pierre Laffitte a dit un jour ces sages et justes paroles :

« Les véritables améliorations ne sont jamais gratuitement concédées ; elles se conquièrent par un effort continu d’amélioration mentale et morale. C’est lent, mais décisif ; c’est un rude chemin, comme dit Dante, mais il mène au but. »

31 janvier 1892.
  1. La salle Graffard, qui existait dès 1856, était située à Paris, 138 boulevard de Ménilmontant. Elle est aujourd’hui transformée en salle de cinéma. La peinture de Jean Béraud date de 1884. (Note de l’éditeur.)