La Vie littéraire/5/Remy de Gourmont. Le Latin mystique

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La Vie littéraire/5
La Vie littéraireCalmann-Lévy5e série (p. 260-269).

REMY DE GOURMONT
« LE LATIN MYSTIQUE[1]»

M. Remy de Gourmont a recueilli, traduit et commenté les principaux monuments de la poésie chrétienne et liturgique au moyen âge. Rien de semblable n’avait été fait en dehors de l’érudition pure, et il faut louer le jeune enthousiaste de s’être frayé des voies intentées. Il a conduit son œuvre avec amour, avec une passion ardente, parfois un peu sombre et qui, trop souvent, se retourne en colère ou en dédain à l’endroit de ses contradicteurs. Mais ce sont là des péchés de jeunesse qu’il faut pardonner à une âme bien éprise et tout illuminée.

Pour M. de Gourmont, les antiennes de l’antiphonaire et les hymnes du bréviaire ne sont point seulement d’anciens et riches joyaux, comme les croix et les ciboires qu’on garde dans les trésors des églises ; ce sont de vives et profondes paroles, auxquelles il demande l’inspiration de l’heure présente et comme une règle de pensée pour l’avenir. Il est mystique, et ce sentiment s’exprime dans tout ce qu’il écrit en effusions sincères et d’une forme rare et curieuse. Le mystique est volontiers un artiste subtil et qui joue adroitement avec les mots. Ainsi M. de Gourmont. A-t-il tort ou raison ? Mais qu’importe ! On est ce qu’on est ; on croit ce qu’on peut. Nous portons nos imaginations comme les arbres portent leurs feuilles et leurs fruits. Heureux qui garde en ce monde la foi ou seulement l’illusion de la foi, et qui voit apparaître sur le néant de tout les images de la vie spirituelle :

Heureux l’homme isolé qui met toute sa gloire
Au bonheur ineffable, au seul bonheur de croire,
Et qui, tout jeune encor, s’est crevé les deux yeux,
Afin d’avoir toujours à désirer les cieux !
Heureux seul le croyant, car il a l’âme pure,
Il comprend sans effort la mystique nature.
Il a, sans la chercher, la parfaite beauté
Et les trésors divins de la sérénité.
Puis il voit devant lui sa vie immense et pleine
Comme un pieux soupir s’écouler d’une haleine ;
Et lorsque sur son front la Mort porte ses doigts,
Les anges près de lui descendent à la fois ;
Au sortir de sa bouche, ils recueillent son âme,
Et, croisant par-dessus leurs deux ailes de flamme,
L’emportent toute blanche au céleste séjour,
Comme un petit enfant qui meurt sitôt le jour.

M. de Gourmont prend la poésie latine mystique à ses sources obscures et la montre sortant du latin populaire. Au troisième siècle, un chrétien de Syrie, prêtre, et peut-être évêque, Commodien, de Gaza, composa un poème, le Carmen apologeticum, en hexamètres, où la quantité syllabique n’est point observée, sans doute parce que le poète parlait à des oreilles qui n’étaient point sensibles aux délicatesses un peu artificielles de la poésie virgilienne. M. Gaston Boissier avait écrit, dans son livre de la Fin du paganisme, quelques pages excellentes sur ce poète qui méprisait les modèles classiques, par rudesse ou plutôt par l’instinct de ce qui convenait au peuple. M. de Gourmont nous met sous les yeux quelques vers de Commodien, qui roulent comme des éclats de tonnerre. À juger par ces fragments, le prêtre de Gaza avait l’imagination sombre et forte. Il pariait à des hommes ignorants et simples. De son temps, le christianisme était encore enfermé dans les classes pauvres et laborieuses. Mais plus tard, quand il parvint à l’empire, quand il monta sur le pavé d’or des basiliques, il eut des poètes lettrés et savants. Et comme les écoles, après le triomphe de la religion galiléenne, étaient restées, peu s’en faut, païennes, Jésus fut chanté sur un mode classique par un Ausone, et par ce Prudence, qui était si bon Romain qu’il loua Julien l’Apostat de n’avoir pas du moins trahi la patrie. M. de Gourmont, assez dur d’ordinaire pour les chrétiens néo-classiques, accorde pourtant une vive admiration à Prudence, qui la mérite, en effet, par l’abondance fleurie de son imagination. Le Salvete lui est très généralement attribué. Pourtant, cet hymne ne se trouve pas dans une vieille édition que j’ai sous les yeux. Et je fais réflexion qu’on n’y trouve rien non plus dans le même rythme. Cela me donne des doutes ; mais enlever à Prudence le Salvete, ce serait lui retirer son plus pur joyau, sa perle la plus précieuse. Est-il image plus charmante que celle des saints innocents, tendre troupeau de victimes jouant sur l’autel avec la couronne et la palme du martyre ?

Aram sub ipsam simplices
Palma et coronis luditis
.

Enfin, il faudrait voir les manuscrits. Mais si le Salvete n’est pas sûrement de Prudence, le Vexilla appartient sans nul doute à Fortunat, qui mangeait des confitures avec l’abbesse Agnès de Radegonde, à Poitiers. J’avoue goûter médiocrement le classicisme barbare et la lourde subtilité de ce morceau. Mais Fortunat nous a peint son temps dans ses vers, et c’est ce qui donne un vif intérêt à sa mauvaise poésie. Au reste, gourmand, poltron et diseur de bons mots, il fait une singulière figure parmi les poètes mystiques de M. de Gourmont. En réalité, le latin d’église ne commence qu’avec les hymnes, les antiennes du dixième siècle et du onzième, avec ces vieilles séquences, ou proses, qui expriment dans un langage nouveau l’âme nouvelle de l’humanité. Ce sont des œuvres d’une magnifique beauté, et si l’on attache au mot classique l’idée de pureté et de perfection, on peut dire que le Victimae paschali laudes est aussi classique qu’un chœur de Sophocle ou qu’un poème de Catulle.

Je veux donner ici cette prose sublime, d’après la traduction intelligente, heureuse, mais peut-être un peu trop caressée et caressante de M. Remy de Gourmont :

Qu’à la victime pascale les Chrétiens immolent un troupeau de louanges. — L’agneau a racheté les brebis, le Christ innocent a réconcilié les pécheurs avec son père. — La mort et la vie se sont rencontrées en un surprenant duel : le prince de la vie est mort et il règne éternellement vivant. — Dis-nous, Marie, qu’as-tu vu sur ton chemin ? — J’ai vu le sépulcre du Christ vivant, j’ai vu la gloire du Ressuscité. — Dis-nous, Marie, qu’as-tu vu sur ton chemin ? — Les angéliques témoins, le suaire et la robe. — Dis-nous, Marie, qu’as-tu vu sur ton chemin ? — Le Christ, mon espérance, est ressuscité. Il vous précède en Galilée. — Plus croyable est la seule et véridique Marie que la menteuse tourbe des Juifs. — Nous savons que le Christ est ressuscité d’entre les morts, vraiment : toi, victorieux Roi, aie pitié de nous !

M. de Gourmont admire avec raison l’éclatante fermeté de cette langue latine, forte et nette comme les grandes âmes de ces religieux qui la parlaient, qui la chantaient dans l’austère allégresse de leur cœur. Il craint seulement que son admiration ne soit pas assez partagée. M. Hauréau, particulièrement, l’inquiète. Je voudrais le rassurer. M. Hauréau a très bien parlé de saint Bernard. M. Émile Gebhart, tout sorbonniste qu’il est, possède avec tant de plénitude le latin mystique que quelque chose en coule parfois dans son style. Et je me permettrai de mettre sous les yeux de l’habile historien de l’antiphonaire une page judicieuse de M. Michel Bréal, qui prouve que la philologie moderne ne méprise pas la langue d’Albert le Grand et de sainte Hildegarde.

Considérant le latin du moyen âge M. Michel Bréal dit :

Il est la langue qui sert à tous les objets élevés de la vie. Ce latin-là, quand il en est question, nous avons aujourd’hui l’habitude de l’accompagner de quelque épithète désobligeante : nous disons que c’est un latin barbare, nous l’appelons le bas latin. Barbare, si l’on veut ; mais il avait une grande qualité, c’est qu’il était vivant…

Nous reprochons aux docteurs du treizième siècle d’avoir employé des termes que Cicéron n’aurait pas compris ; mais ils ne s’adressaient pas à Cicéron ; ils s’adressaient à leurs contemporains. Pour nommer des objets inconnus des anciens, force était bien de créer des vocables nouveaux, si l’on ne voulait pas vivre éternellement dans la périphrase… Ces termes essentia, existentia, quantitas, qualitas, identitas, dont toutes les langues modernes ont hérité, nous viennent des écoles du douzième et du treizième siècle : c’est pure ingratitude de les leur reprocher. Un savant de mes amis, qui passe sa vie à étudier le moyen âge et à en médire, me citait avec indignation ces deux mots : sentimentum caritatis, qu’il venait de trouver dans un texte. Il est vrai qu’ils n’ont rien de classique : mais si le sentiment de la charité, comme cela en a tout l’air, a été d’abord nommé dans cette langue, n’est-ce pas injuste, par amour du latin de l’antiquité, d’en faire un reproche au bas latin ?

Comment ces subtils dialecticiens, qui passaient leur vie à raisonner sur la forme et la substance, auraient-ils pu se borner au latin du temps de César ? Ce n’est pas avec le nescio quid ou le ut ita dicam du De officiis qu’on aurait pu, par exemple, établir une comparaison entre le système philosophique de Duns Scot et celui de saint Thomas. (De renseignement des langues anciennes, conférences faites aux étudiants en lettres de la Sorbonne, in-18,1891.)

J’ai cité cette page pour charmer M. de Gourmont et pour apaiser, comme avec la harpe de David, une humeur farouche. Car M. de Gourmont cède volontiers, quand il est contredit, à son génie altier et colère. Il traite durement, par exemple, ceux qui croient que les poèmes et les comédies de Hroswitha sont réellement l’œuvre d’une nonne allemande de Gandersheim, et non l’invention d’un faussaire de la fin du quinzième siècle. Il dit que ce sont de faux lettrés. J’en suis vraiment fâché pour ce pauvre Charles Magnin, qui, vers 1845, traduisit Hroswitha en français, croyant bien faire. C’était, de son vivant, un bibliothécaire assidu et très doux, une âme timide, triste et naïve. Si M. de Gourmont l’avait connu, il l’aurait traité avec moins de rudesse. Mais ce sont là des bagatelles. Il y a dans le livre que je présente à mes lecteurs trop de choses intéressantes et bien dites ; l’étoffe en est trop précieuse pour s’arrêter à quelques aspérités du tissu.

On sait que le christianisme fut fondé pour la seconde fois au treizième siècle dans la ville d’Assise, on sait qu’un tel souffle d’amour sortit de la Portioncule, et une telle allégresse, que l’Éghse en fut toute renouvelée. Le bon saint François la retrempa dans ses eaux originelles, l’humilité et la pauvreté. Jamais âme n’eut sur le monde une action comparable à celle-là. Ce saint qui, comme il est dit au « Paradis » de Dante, avait pris pour dame celle à qui pas plus qu’à la Mort personne n’ouvre sa porte en souriant, forma des fils spirituels qui « ne tendaient qu’aux choses éternelles, ne souhaitaient rien de charnel ou de terrestre, ne regardaient que Jésus, et, s’attachant à la vie évangélique, portaient nus et morts pour le monde la croix nue du Sauveur ».

Ainsi le bon saint François conduisit à la joie, par le renoncement à toute joie, des millions de créatures humaines et leur fit vivre sur la dure terre des heures angéliques.

Il fut le grand consolateur. Sous son influence les âmes, détachées du monde qu’elles voyaient déjà réduit en cendre sous les trompettes de l’ange, goûtaient une paix inaltérable.

Un doux pessimisme, plein de pitié, une horreur attendrie du monde et de la chair, un anéantissement en Dieu les envahissaient. Ils en vinrent naturellement à croire que la consommation des siècles était proche et, pour ainsi dire, accomplie.

L’histoire de sainte Douceline nous fait paraître cet état d’âme.

Un jour de vendredi saint, au moment où on levait la croix, elle se mit à crier, avec des sanglots : « Ô monde faux et trompeur, quel terrible châtiment te menace ! Venez, venez, entrez dans la barque car tout ce qui sera trouvé dehors périra. » Puis renforçant sa voix : « N’entendez-vous pas crier le nocher ? N’entendez-vous pas qu’il crie : Entrez dans la barque, car tout ce qui sera trouvé dehors périra ? Hélas ! ce sont des âmes couvertes du sang de Jésus-Christ. » Et à la question inquiète d’une sœur, elle répondit avec gaieté : « Oui, vraiment, sous les ailes de saint François, vous serez toutes sauvées. » (Cf. Gebhart, l’Italie mystique, p. 206).

De cette pensée sortit une poésie empreinte d’une sorte d’ascétisme tendre, etvoù des terreurs d’enfant s’apaisent devant Dieu, dans un amour filial. Les deux chefs-d’œuvre de la poésie franciscaine sont le Stabat et le Dies irae. M. de Gourmont a étudié ces deux proses avec soin, et il a recherché les éléments dont elles furent formées. Car le Dies irae et le Stabat sont, comme les cathédrales, l’œuvre de générations successives.

Certaines parties de ces poèmes sont antérieures à l’œuvre du grand saint d’Assise, et l’on peut dire que les franciscains, en leur donnant forme, firent avec amour et zèle un travail d’abeille.

On attribue généralement le Dies irae à frère Thomas de Celano, et M. de Gourmont maintient cette attribution. Le texte qu’il donne de cette reine des proses est le texte même du bréviaire. Je ne le crois pas très bon et je soupçonne les strophes, 9,11, 16 et 17 d’avoir été remaniées. Le marbre de Mantoue fournit, entre autres variantes, la dernière strophe ainsi qu’il suit :

Consors ut beatitatis
Vivam cum justificatis
Inaevum aeternitatis.

Je crois qu’il faut la préférer, bien qu’elle n’offre point de césure après la quatrième syllabe du vers.

M. de Gourmont a essayé du Dies irae une version rythmique, avec assonances. Je ne crois pas que cet essai soit tout à fait heureux. Mais La Fontaine et aussi mon vieux maître Antony Deschamps firent chacun de cette prose une traduction bien plus mal heureuse encore. J’aime, au contraire, le Stabat tel que M. de Gourmont l’a traduit par la même méthode et où il se trouve des strophes bien venues :

La Mère était là, tout en pleurs,
Au pied de la croix des douleurs,
Quand son fils agonisa :
Son âme, hélas ! tant gémissante,
Tant contristée et tant dolente,
Un glaive la transperça.

On se rappelle le beau vers de Victor Hugo :

Elle était là debout sous le gibet, la mère !

Ozanam et M. de Gourmont attribuent le Stabat à Jacopone de Todi ; mais, en vérité, on ne sait pas au juste quel est l’auteur de ce Stabat de la croix ni du Stabat de la crèche :

Stabat Mater speciosa
Juxta fœnum, gaudiosa,
Dum jacebat Parvulus.

La gracieuse Mère se tenait joyeuse près du foin où le Petit était couché.

Je n’ai pu suivre M. de Gourmont dans toutes les stations de son pieux pèlerinage. Ceux qui le prendront pour guide découvriront sur ses pas, loin du vulgaire, une route austère et fleurie. Et ils ne pourront mettre en doute le zèle et la docte ardeur du périégète chrétien.

11 décembre 1892.

P. S. — J’avais demandé dans mon article si le Salvete était sûrement attribué à Prudence. M. Remy de Gourmont me démontre, dans une lettre, que cette attribution est absolument certaine et que le Salvete ne saurait être retiré à ce poète. Les raisons que donne M. de Gourmont sont irréfutables. Je m’empresse de le constater ici.

  1. Le Latin mystique. Les poètes de l’antiphonaire et la symbolique au moyen âge, par Remy de Gourmont, in-8°, 1892.