La Vie littéraire/5/Marcel Schwob. Le Roi au masque d’or

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La Vie littéraire/5
La Vie littéraireCalmann-Lévy5e série (p. 253-259).

MARCEL SCHWOB
« LE ROI AU MASQUE D’OR »

« Il y a dans ce livre des masques et des figures couvertes ; un roi masqué d’or, un sauvage au mufle de fourrure, des routiers italiens à la face pestiférée et des routiers français avec de faux visages, des galériens heaumés de rouge, des jeunes filles subitement vieillies dans un miroir et une singulière foule de lépreux, d’embaumeuses, d’eunuques, d’assassins, de démoniaques et de pirates. »

C’est M. Marcel Schwob lui-même qui, dans sa préface, comme le Prologue des tragédies antiques, nous annonce le spectacle effrayant qui va se dérouler à nos yeux. Et comme les Dieux ou les Ombres qui venaient sur le théâtre, au temps d’Euripide, prophétiser l’action fatale, M. Marcel Schwob ne dit rien que de véritable. Nous verrons apparaître tous les masques et toutes les figures couvertes qu’il nous promet. Voici d’abord le roi au masque d’or, qui a symboliquement donné son nom à tout le livre. Ce roi mystérieux étend, du fond de son palais, sa puissance sur un empire sans nom, étrange et chaud comme un rêve d’opium. En cet Orient-rêve, « la cité, dit le poète (et quel autre nom donner à l’assembleur de ces éclatantes et philosophiques images ? ) la cité avait été gouvernée jadis par des princes qui portaient le visage découvert ; mais dès longtemps s’était levée une longue horde de rois masqués. Nul homme n’avait vu la face de ces rois, et même les prêtres en ignoraient la raison. Cependant l’ordre avait été donné, depuis les âges anciens, de couvrir les visages de ceux qui s’approchaient de la résidence royale ; et cette famille de rois ne connaissait que les masques des hommes. »

Par une antique loi, qui n’avait jamais été transgressée, aucun miroir ne devait entrer dans le palais de ce roi dont la face était gardée dans l’or, comme des os dans les reliquaires. La galerie des aïeux était ornée de portraits éclatants et mystérieux. Visages masqués et surmontés de tiares :

« Seulement le portrait le plus ancien, écarté des autres, représentait un jeune homme pâle, aux yeux dilatés d’épouvante, le bas du visage dissimulé par les ornements royaux. »

Et ce roi, à qui il était interdit par une loi religieuse de voir un visage nu, était entouré de cinquante prêtres aux masques austères, de cinquante bouffons aux masques hilares et de cinquante femmes aux masques de satin, dont la beauté immuable souriait mystérieusement. Or, un vieillard, la face découverte, entra un jour dans ce palais de mensonges. C’était un de ces saints de l’Orient, qui acquièrent dans le jeûne et dans la méditation des vertus et des connaissances qui semblent divines. Et, bien qu’il fût aveugle, ce vieillard discerna que les bouffons étaient tristes sous leur masque joyeux, que les prêtres avaient des faces joviales sous leur grave apparence et que le satin doux et riant cachait sur le visage des femmes les rides de la peau et les angles durs des têtes osseuses. C’est pourquoi le roi s’enfuit épouvanté dans la campagne. Il rencontra une jeune fille d’une beauté aussi pure et fraîche que la prairie où elle filait le fil de sa quenouille. Il lui parla tendrement ; elle répondit avec douceur. Mais quand il eut ôté son masque, elle poussa un cri d’horreur et s’enfuit épouvantée. Et le roi, mirant dans une fontaine son visage nu, vit « une face blanchâtre, tuméfiée, couverte d’écaillés, avec la peau soulevée par de hideux gonflements. »

Issu d’une dynastie lépreuse et défiguré, comme ses aïeux, par le mal héréditaire, il comprit aussitôt la raison de cet usage royal qui avait pris avec le temps l’auguste obscurité des coutumes sacrées. Plein d’horreur et craignant de se revoir, il se creva les yeux avec les crochets de son masque. Et comme il errait sur les chemins dans la nuit qu’il s’était faite, il entendit le son d’une clochette, qu’il crut pendue au cou des moutons, et une voix pure qui lui donna l’idée d’un pur visage de vierge. Mais c’était la voix d’une lépreuse qui, agitant sa clochette, s’en allait dans la cité des Misérables. Cependant, il n’approchait pas ses lèvres des joues de la jeune fille, de peur de les souiller. Car il se croyait encore lépreux, ne sachant pas que le sang de ses yeux, répandu sur sa face, l’avait purifiée. Ainsi, il se trompait deux fois. Mais il eut à ce prix l’illusion de la beauté.

Heureux qui jeune encor s’est crevé les deux yeux,
Afin d’avoir toujours à désirer les cieux !

Quel beau symbole que celui de ce roi au masque d’or qui se débat dans l’aridité de la vie, de mirage en mirage, de mensonge en mensonge, jusqu’au sommeil sans rêve ! Vraie image de l’homme, ce prince au masque d’or, qui ne saura jamais quelle réalité se cache sous les apparences et, trompé sur le moi et le non-moi, se débat vainement dans le sein de l’éternelle Maïa !

Les autres masques que nous fait paraître M. Marcel Schwob ne sont pas moins tragiques, et il en est tels à travers lesquels luisent des regards qui font frissonner. Les vingt et une nouvelles que comporte ce livre étrange et magnifique sont toutes dédiées à ces deux puissances, vieilles comme le monde et qui dureront autant que lui, la Terreur et la Pitié. M. Marcel Schwob sacrifie plus volontiers et plus abondamment à la première. Mais ce qu’il donne à la Pitié est précieux et rare. J’en avais pu douter quand on ne connaissait que son premier recueil. Cœur double. Cette fois, après avoir lu Cruchette et ce délicieux conte, Au pays bleu, il faut sentir ce qu’il y a de tendresse contenue et de chaste sensibilité dans l’âme de ce poète de l’horrible. Les masques et figures qu’il nous donne aujourd’hui sont très divers ; il en est qui se meuvent dans les épouvantes de la période glaciaire et qui sont comme le rêve de cet âge qui n’a point laissé le souvenir de ses rêves (la Mort d’Odjigh) ; il en est d’antiques, d’une antiquité non point traditionnelle et convenue, mais vive, fraîche et prise à sa source. Nous savions déjà avec quel art profond M. Marcel Schwob savait réveiller les contemporains de Pétrone et d’Apulée, comme il leur faisait avouer leurs croyances secrètes et leurs terreurs intimes, trahir les mouvements significatifs de la chair et du sang. On retrouve dans le Roi au masque d’or de ces peintures aussi vives que celles qu’on découvre sur les murs des maisons de Pompéï (les Embaumeuses, les Eunuques).

Il faut citer à part les Milésiennes, récit digne de Plutarque. Et, dans ma pensée, la louange n’est pas médiocre. Car si ce bon rhéteur était un peu trop abondant d’ordinaire, il sema ses Vies des hommes illustres de scènes tragiques et familières qui sont ce que l’antiquité nous a laissé de plus excellent en ce genre. Relisez, par exemple, la mort de Monime, l’expédition d’Antoine en Mésopotamie, la mort de Cléopâtre, vous goûterez l’élégante et forte concision de ces petits morceaux, la justesse du trait, le sens profond. Ce sont des espèces de contes ou nouvelles très rapides, comme nous les aimons aujourd’hui. Il ne faut que les détacher et les examiner à part. Si j’insiste ici sur ce point, c’est que je retrouve les mêmes qualités dans les contes de M. Marcel Schwob, pour peu que le sujet les veuille et les permette. Ces Milésiennes font mon admiration. À chaque page je crois voir un tableau peint à la cire dans l’atelier de Parrhasius. J’en veux du moins citer quelques lignes :

Tout à coup, sans que personne en sût la cause, les vierges de Milet commencèrent à se pendre. Ce fut comme une épidémie morale. En poussant les portes des gynécées, on heurtait les pieds encore frémissants d’un corps blanc, suspendu aux poutres. On était surpris par un soupir rauque et par un tintement de bagues, de bracelets et d’anneaux de chevilles qui roulaient à terre. La gorge des pendues se soulevait comme les ailes palpitantes d’un oiseau qu’on étouffe. Leurs yeux semblaient pleins de résignation, plutôt que d’horreur…

À peine le premier souffle du matin faisait frissonner les voiles tendus sur les cours intérieures, qu’il apportait des maisons amies le chant grave des pleureuses.

Je n’ai donné ce petit morceau qu’en exemple aux curieux de style, et mon intention n’était pas d’analyser la nouvelle qui est déjà très courte et qu’il faut lire. Pourtant on voudra savoir tout de suite pourquoi les vierges de Milet avaient ainsi le goût contagieux de la mort. Il ne s’agit point ici de ces trois Milésiennes qui se tuèrent à l’approche des Gaulois et dont l’épigramme funéraire est une des plus belles de l’Anthologie : « Ô Milet, chère patrie, nous sommes mortes toutes trois vierges et tes citoyennes. Le dur Ares des Celtes nous a fait cette destinée. Nous n’avons point attendu que notre sang coulât par une blessure impie et nous sommes allées trouver Hadès protecteur. » (J’ai traduit de mémoire et le temps me presse ; je ne puis vérifier. D’ailleurs, si j’ouvre l’Anthologie palatine, je m’y abîmerai jusqu’à demain). Non, les Milésiennes de M. Marcel Schwob se pendent après s’être vues dans le miroir magique d’Athénè, qui les montre non telles qu’elles sont, jeunes, fraîches, le corps plein et gonflé du suc de la jeunesse, mais telles qu’elles seront un jour, ridées, la chair aride, les membres noueux. Hélas ! si l’on savait l’avenir, qui consentirait à vivre ? C’est l’unique bonté de la nature, de nous laisser dans l’ignorance de notre destinée. Et la réflexion, qui est le vrai miroir d’Athénè, apporte aux sages des tourments inconnus au vulgaire, qui est plus sage qu’eux. M. Marcel Schwob nous fait voir en ce livre d’assez terribles figures de routiers italiens ou français (la Peste, les Faulx-visaiges, etc.). Il nous montre aussi, selon sa promesse, des démoniaques (le Sabbat de Mofflaines), des pirates (les Faux-saulniers), et notre temps présent est représenté d’une façon tragique et pittoresque, dans cette théorie du crime et de l’épouvante, par des assassins, des disciplinaires, des paysans sauvages, qui mêlent leur argot et leur patois à ce concert du mal et de la souffrance (la Charrette, etc., etc.).

M. Marcel Schwob, qui est un philosophe et un artiste, est aussi un savant. Il n’est pas toujours facile de reconnaître l’origine de son inspiration, tant il sait le chemin des sources infréquentées. Pour l’antiquité, il fouille les auteurs peu connus, non encore traduits, les scoliastes ; il fut des premiers à lire Hérondas et on l’a vu très chagrin, chez M. Michel Bréal, de ne pouvoir lire une inscription étrusque nouvellement découverte.

Quant au moyen âge, il va droit aux documents d’archives, aux registres du Châtelet. Il a enrichi, par d’heureuses contributions, la biographie de François Villon. Sa science est authentique et de première main. Il en sait long sur les écorcheurs, les routiers, les coquillarts, les pirates. Et la sûreté de ses informations n’a d’égal que l’art avec lequel il les met en œuvre. Il y a, dans son hvre, un endroit du moins où j’étais en état de le surveiller, c’est celui où il met en scène la mort de Guillaume de Flavy. J’avais étudié, à part moi, ce terrible Flavy[1] : je le connaissais assez, et je puis dire que tout ce qu’en rapporte M. Marcel Schwob (Blanche la Sanglante) est aussi vrai au point de vue de l’histoire que superbe quant à l’effet artistique.

Après le Roi au masque d’or, il faut dire que M. Marcel Schwob est le prince de la terreur.

27 novembre 1892.
  1. Guillaume de Flavy était gouverneur de Compiègne lorsque Jeanne d’Arc y fut faite prisonnière. Cf. A. France. Vie de Jeanne d’Arc, tome II, chap. vii. (Note de l’éditeur.)