La Vie littéraire/5/Robert de Montesquiou. Les Chauve-souris

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La Vie littéraire/5
La Vie littéraireCalmann-Lévy5e série (p. 244-252).

ROBERT DE MONTESQUIOU
« LES CHAUVES-SOURIS »

Le poète qui se révèle aujourd’hui tient son nom d’une des quatre baronnies de l’Armagnac féodal. Il sort de cette branche affinée des Montesquiou-Fezensac, qui produisit, à la fin du dix-huitième siècle et au commencement du dix-neuvième, des seigneurs philanthropes, des généraux poètes, des législateurs bienveillants. Le marquis de Montesquiou siégea à la Constituante et y fit preuve de modération et de désintéressement. Cet homme d’épée avait des idées neuves en matière de finances. Il était lettré et composait d’aimables comédies. Le comte Pierre de Montesquiou, son fils, montra dans des temps difficiles une paisible sagesse ; son petit-fils, le général, après avoir été à Essling, à Wagram, à Hanau, composa un poème en vingt-quatre chants, moins épique, sans doute, que sa propre existence. Amusements énormes et ingénus d’un héros vieillissant. Tous ces Montesquiou paraissent dans notre histoire politique et parlementaire avec une bonne grâce, avec une fine intelligence qui est leur air de famille. Le plus célèbre d’entre eux, parce qu’il fut le plus agissant, l’abbé, ministre de Louis XVIII, montrait lui-même dans l’intimité ces qualités natives qu’on ne retrouve guère dans sa politique. « Il avait, dit un homme d’État qui l’approcha, le cœur plus libéral que les idées. » N’a-t-il pas répondu très joliment à ses amis, qui lui reprochaient d’avoir nommé un protestant, M. Guizot, secrétaire général : « Croyez-vous donc que je veuille le faire pape ? »

Je ne rappelle pas ces personnages avec le dessein de les retrouver, de quelque manière, dans leur petit-neveu, dans leur petit-fils, dans leur descendant actuel. Quand bien même je me sentirais attiré par l’idée séduisante de rattacher à cette brillante lignée un esprit qui en pourrait marquer le point extrême d’affinement et en qui, tout au moins, elle n’a rien perdu en fierté, en courtoisie ni en délicatesse, je craindrais de me perdre dans le dédale des lois certaines, mais obscures, de l’hérédité. Il me suffira de vous avoir présenté M. Robert de Montesquiou dans sa galerie de portraits historiques. Et, ne fût-ce que par une fantaisie, qu’on peut tourner au symbole, je rappellerai encore un de ses aïeux, plus lointain celui-là, et plus romanesque, d’Artagnan le mousquetaire.

Il y a du mousquetaire tourné à l’artiste et au poète dans M. Robert de Montesquiou, qui est, si l’on veut, le d’Artagnan du rare et de l’exquis. Tout jeune, sans avoir rien livré de son œuvre, et gardant en tout la discrétion d’un galant homme, il avait sa légende qui, comme toutes les légendes, cache un fond de vérité sous une broderie de mensonges. On lui attribuait des raffinements merveilleux de vie, une recherche inouïe de l’exquis, la maladie délicieuse du rare et du précieux. On disait qu’il avait enchâssé des rubis et des émeraudes dans la carapace d’une tortue vivante, devenue digne ainsi de marcher sur les plus somptueux tapis. Et quand un romancier d’un talent coloré créa le type d’un Héliogabale parisien, on voulut retrouver dans le des Esseintes de M. J.-K. Huysmans quelques traits empruntés aux imaginations du comte Robert de Montesquiou.

On eut grand tort. M. de Montesquiou n’est pas un des Esseintes. Et si l’on peut pénétrer le secret de sa vie discrète et cachée, consacrée à un labeur charmant mais rude et prolongé, on ne retrouvera rien du Montesquiou légendaire et mythique, sinon un amant délicat des belles choses, s’entourant des formes de l’art qui répondent le mieux à ses rêves, vivant dans les somptuosités choisies du mobilier empire et du décor japonais, assez artiste enfin pour donner au ciseleur la maquette en cire d’un cuivre ornemental et à Galle le modèle d’un meuble en marqueterie. On reconnaîtra que c’est là un Héliogabale bien innocent. Au reste sa grande affaire ce sont ses poèmes, qu’il compose au hasard et à la faveur de l’inspiration, mais qui se relient tous les uns aux autres par un lien ténu mais toujours ressaisi.

Aussi s’est-il toujours refusé à donner aux revues des poèmes détachés. Il veut que son œuvre paraisse tout assemblée ; et le premier tome qu’il en donne, les Chauves-Souris (qui dans la pensée du poète suit un premier tome, encore inédit) forme un tout composé de pièces distinctes, ayant leur sens en elles-mêmes et leur sens dans l’ensemble. Mais sur ce livre, imprimé avec une sobre magnificence et vêtu de soie comme un mandarin, ne cherchez point le nom de l’éditeur. Ce livre ne se vend pas. M. de Montesquiou n’a pas risqué sa fierté jusqu’à offrir au public un livre qu’il ne destine qu’à des amis intellectuels, qu’à des parents d’âme et de cœur. Et je crains de trahir sa pudeur en parlant ici de l’homme et de l’œuvre.

J’offre à mes lecteurs un fruit à demi défendu. Comme ils ne se procureront pas aisément un exemplaire de ce livre discret et secret, je dois leur en donner du moins ici quelques pages arrachées. Je les avertis que j’ai choisi les extraits avec l’idée de faire connaître le plus complètement l’esprit de cette œuvre étrange et belle.

La chauve-souris, dont M. de Montesquieu a fait, pour cette fois, ses armoiries poétiques et qu’il a marquée dans le filigrane du papier comme sur la soie de la couverture et des gardes, est le symbole de son œuvre, l’allégorie des effets de nuit et de crépuscule qu’il s’est appliqué à peindre dans leur diversité infinie et avec les analogies morales qu’ils rappellent. On parle, dans un conte de fées du dix-septième siècle, d’une tapisserie qui représente tous les royaumes de la terre avec les villes, les paysages, les portraits des princes régnants et leur arbre généalogique, et qui est tissée si finement qu’on peut la passer dans une bague. On songe à cette broderie féerique devant ce poème composé de poèmes, qui, sur ce motif rapide de la chauve-souris, chante tant de choses de la nature et de la vie.

Le poète a conçu la chauve-souris comme l’emblème des heures douteuses et des âmes incertaines.

 
 
Repoussés des oiseaux, qui leur veulent des plumes,

Des fauves refoulés qui les voient s’envoler,
Perpétuellement martelés aux enclumes
Du clair et de l’obscur, qui les font s’affoler.

Eux-mêmes frémissants des terreurs qu’ils inspirent,
Malsains énamourés de leur perte sans fin,
Inventeurs de ce dont leurs misères s’empirent,
Écœurés du mortel — exilés du divin.

À chérir innocents, comme, à plaindre, coupables ;
Victimes d’un malaise incurable et formel ;
Quelques-uns irrués aux forfaits improbables ;
Les autres, cachottiers d’un impalpable miel.

(Essence.)

La première partie du poème représente la nuit dans la nature, et, pour évoquer une image de goût japonais, la chauve-souris sur la lune. Il a varié infiniment ce thème mélancolique.

LAUS NOCTIS

Le mystère des nuits exalte les cœurs chastes !
Ils y sentent s’ouvrir comme un embrassement
Qui, dans l’éternité de ses caresses vastes,
Comble tous les désirs, dompte chaque tourment.

Le parfum de la nuit enivre le cœur tendre !
La fleur qu’on ne voit pas a des baumes plus forts…
Tout sens est confondu : l’odorat croit entendre !
Aux inutiles yeux, tous les contours sont morts.

L’opacité des nuits attire le cœur morne !
Il y sent l’appeler l’affinité du deuil ;
Et le regard se roule aux épaisseurs sans borne
Des ombres, mieux qu’au ciel, où toujours veille un œil.

Le silence des nuits panse l’âme blessée !
Des philtres sont penchés des calices émus ;
Et, vers les abandons de l’amour délaissée,
D’invisibles baisers lentement se sont mus.

Le calme de la nuit rassure le cœur triste !
Il y sent déferler comme une charité
Pour tout ce grand orgueil qui, tout le jour, persiste,

Mais qui n’ose fléchir que dans l’obscurité.
 
La bonté de la nuit caresse l’âme veuve.

L’isolement de la nuit la connaît pour sœur
Et, comme un hyménée, à la tendresse neuve,
Des ténèbres émane et sort de la noirceur.

Pleurez dans ce repli de la nuit invitante,
Vous que la pudeur fière a voués au cil sec,
Vous que nul bras ami ne soutient et ne tente
Pour l’aveu des secrets… — pleurez ! pleurez avec

Avec l’étoile d’or que sa douceur argenté,
Et qui veut bien, là-bas, laisser ce coin obscur,
Afin que l’œil tari, d’y sangloter s’enchante
Dans un pan du manteau qui le cache à l’azur !

On songe en lisant cette louange inquiète de la nuit à ce vers enchâssé par hasard dans la prose de Michelet, qui a dit quelque part de la Sulamite : Belle comme la nuit et comme elle peu sûre. Voici un autre paysage, charmant par la correspondance du ciel et de la terre, et curieux par le rythme ternaire, que l’auteur a ponctué :

CHANGE

Sous les roseaux — qui sont ses cils — le lac regarde
De son œil vert — l’azur léger — du firmament…
Sous sa paupière — or nuageux — le grand ciel darde
Son regard bleu — dans le regard — du flot aimant.

La fleue des eaux — la fleur des cieux — fleurissent, l’une
Son blanc pétale — et l’autre son — rayon blafard ;
Le nénuphar — en bas reluit — comme la lune,
La lune en haut — s’étale comme — un nénuphar.

Ce sont vos deux — points lumineux, — double prunelle
De l’œil des cieux — tout grand ouvert — sur l’œil des
Se renvoyant — l’œillade pure — et fraternelle [eaux.
Sous leurs cils fins — faits de nuage — et de roseaux.

Je citerai encore ces délicieuses images des vergers du ciel, où l’on retrouve la poésie du Cantique des Cantiques, alanguie et quintessenciée.

MONSTRANCES

Les étoiles sont peu visibles dans les villes,
Aldébaran clignote, Arcture est partiel ;
Les falots rougeoyants de nos lanternes viles
Éclipsent la splendeur maternelle du ciel.

L’endroit de contempler est la campagne sainte,
Custode du regard solitaire et sans bruits,
Où dans le cadre obscur de la rurale enceinte
Les vergers constellés tendent leurs brûlants fruits.

Leurs grappes de clartés, leurs pulpes de lumière,
Raisins mystérieux, pêches du verger pur.
Dont la vendange prête et la récolte altière
Tirent la soif du cœur vers l’ivresse d’azur.

Sûr lieu de savourer les récoltes profondes,
De moisson éternelle, et de goûter les sucs
Du berceau radieux de la treille des mondes
Dont les pampres flambants ne sont jamais caducs.

Vrai seuil du rendez-vous des astres et des âmes,
Quand l’œillade s’échange entre l’homme et les cieux,
Où l’espalier divin a des treilles de flammes
Dont les feux sont des pleurs et les grains sont des yeux.

La deuxième partie de ce poème, que je comparais tout à l’heure à la tapisserie fée où l’on voit tant de choses de la nature et de l’homme, représente la chauve-souris humaine passant sur la lune symbolique. Et pour le poète, l’homme chauve-souris c’est l’être inégal à ses rêves, incertain entre le génie et la folie, c’est celui qui mêle l’exquis au monstrueux. Le type le plus parfait de ces âmes amphibies est, selon le poète, le roi Louis de Bavière, qui, précédé d’une longue théorie d’aïeux intellectuels, apparaît, dans le poème, comme un esthète dément, qui dormit sa vie dans un rêve d’art, sublime et coupable. Je citerai l’endroit oùle poète fait parler ce solitaire somptueux au moment même où il se réveille de la vie, la tête hors des eaux dormantes qui vont le recouvrir.

 
 
Il s’écriait : « En vain l’on veut que je déchoie,

Chouette de mon Ombre, Aigle de mon Soleil,
Moi, le Roi Solitaire et le Roi Nonpareil !
Moi, le Roi Lycanthrope et le Roi Lunatique !
Moi, le Sage Insensé ; moi, le Moderne Antique !
Je me couche aux rayons de mon astre chéri,
Vierge comme Sapho, grand cœur endolori
Dont le sourire mort attirait les colombes !…
Il me plaît, il me sied d’avoir ces flots pour tombes
Que la Lune d’argent laque de sa clarté,
Ô la magicienne et pallide Astarté
Qui rythma de mon cœur les battements insignes !
Et, quand ils cesseront, les Sirènes, les Cygnes,
Qu’émeut au fond des nuits ce dernier chant d’amour,
Viendront me soulever pour me conduire au jour
Du ciel crépusculaire où règnent mes amies.
Vertes Filles du Rhin, magiques Floramyes ;
Les Géants et les Nains Nibelungs, rois du Lied,

Qu’égaie incessamment l’oiselet de Siegfried.
 

Puis le poète se demande, avec le populaire, dont il aime les dictons, les proverbes et les maximes : que deviennent les vieilles lunes ? Où va tout ce qui a brillé, puis disparu ? Où vont les vieilles lunes de Trianon, de la Malmaison et des Tuileries, incendiées et rasées ? Dans sa pitié charmante, le poète leur donne un refuge à Venise, la vieille lune des villes. Puis, enfin, à l’aube du jour et de l’avenir, il cherche parmi les fantômes promis à la vie, une forme assez pure, assez mystérieuse, assez charmante pour être une nouvelle lune. Il la trouve et ne la nomme pas.

J’ai essayé, sans y réussir, je le sens bien, de donner une idée de cette œuvre fine et grande, savante et sensible, ingénue et ingénieuse, colorée et nuancée, neuve et pleine de tradition, charmante, qui m’a ravi, trois jours, dans un monde enchanté. Par la magie de M. Robert de Montesquiou, j’ai vécu comme Chaucer au pays des fées, j’y ai vu des vergers fleuris, des dames, des chevaliers ; une ombre douce et de blancs rayons de lune y caressaient les amants et les rêveurs, et l’on y entendait des soupirs véritables.

13 novembre 1892.