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La Vie nouvelle/Chapitre XIV

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La Vita Nuova (La Vie nouvelle) (1292)
Traduction par Maxime Durand-Fardel.
Fasquelle (p. 53-56).


CHAPITRE XIV


Après que ces diverses pensées se furent livré de telles batailles, il arriva que cette adorable créature se rendit à une réunion où se trouvaient assemblées un grand nombre de dames, et j’y fus amené par un de mes amis qui crut me faire plaisir en m’introduisant là où tant de femmes venaient faire montre de leur beauté. Je ne savais donc pas où j’étais amené, me confiant à l’ami qui allait me conduire ainsi jusqu’aux portes de la mort[1], et je lui dis : « Pourquoi sommes-nous venus près de ces dames ? » Il me répondit : « C’est pour qu’elles soient servies d’une manière digne d’elles. »

La vérité est que ces femmes s’étaient réunies chez une d’elles qui s’était mariée ce jour-là et les avait invitées, suivant la coutume de cette ville, au premier repas qui se donnait dans la maison de son nouvel époux. De sorte que, pensant faire plaisir à cet ami, je me décidai à venir me tenir à la disposition de ces dames en sa compagnie. Et, comme je venais de le faire, il me sembla sentir un tremblement extraordinaire qui partait du côté gauche de ma poitrine et s’étendit tout à coup dans le reste de mon corps.

Je fis alors semblant de m’appuyer contre une peinture qui faisait le tour de la salle et, craignant que l’on se fût aperçu de mon tremblement, je levai les yeux et, regardant ces dames, je vis au milieu d’elles la divine Béatrice. Alors, mes esprits se trouvèrent tellement anéantis par la violence de mon amour, quand je me vis si près de ma Dame, qu’il ne resta plus en moi de vivant que l’esprit (le sens) de la vision.

Et encore, tandis que mes yeux auraient voulu fixer en eux-mêmes l’image de cette merveille, ils ne parvenaient pas à la contempler, et ils en souffraient et ils se lamentaient, et ils se disaient : Si nous n’étions pas ainsi projetés hors de nous-mêmes, nous pourrions rester à regarder cette merveille, comme font les autres.

Plusieurs de ces dames, s’apercevant comme j’étais transfiguré, commencèrent par s’étonner, puis se mirent à parler entre elles et à rire et à se moquer de moi avec la gentille Béatrice. Alors mon ami, qui ne se doutait de rien, s’en aperçut aussi et, me prenant par la main, m’emmena hors de la vue de ces dames en me demandant ce que j’avais. Alors, un peu calmé et ayant repris mes esprits anéantis, et ceux-ci ayant retrouvé la possession d’eux-mêmes, je lui dis : « J’ai mis les pieds dans cette partie de la vie où l’on ne peut aller plus loin avec la pensée de s’en revenir[2]. »

Puis le quittant, je rentrai dans la chambre des larmes où pleurant, et honteux de moi-même, je me disais : « Si cette femme savait dans quel état je me trouve, je ne crois pas qu’elle se moquerait de moi ; je crois plutôt qu’elle en aurait grande pitié. » Et, tout en pleurant ainsi, je me proposai de dire quelques mots qui s’adresseraient à elle-même et lui expliqueraient la cause de ma transfiguration, où je lui dirais que j’étais bien sûr qu’elle n’en était pas consciente, et que si elle l’avait été, sa compassion aurait gagné les autres. Et je souhaitais qu’en lui tenant ce langage mes paroles pussent arriver jusqu’à elle,

Vous avez ri de moi avec ces autres femmes[3],
Et vous ne savez pas, Madame, d’où vient
Que je vous montre un visage si nouveau
Quand je contemple votre beauté.
Si vous le saviez, votre pitié ne pourrait pas
Garder contre moi votre habituelle rigueur.
Car l’Amour, lorsqu’il me trouve près de vous,
S’enhardit et prend un tel empire
Qu’il frappe mes esprits craintifs,
Et les tue ou les chasse,
De sorte qu’il reste seul à vous regarder.
C’est ce qui me fait changer de figure,
Mais pas assez pour que je ne sente pas alors
Les angoisses où me plongent les tourmens qu’ils subissent[4].



  1. Ceci est une allusion à un incident qui allait se produire peu d’instants après.
  2. J’ai cru que j’allais mourir.
  3. Coll’ altre donne mia vista gabbate
  4. Commentaire du ch. XIV.