CHAPITRE XIX
Puis il arriva que, passant par un chemin le long duquel courait un
ruisseau aux eaux très claires[1], il me vint une volonté si forte de
parler que je commençai à songer à la manière dont je m’y prendrais, et
j’ai pensé qu’il ne conviendrait pas de parler d’elle, mais de
m’adresser aux femmes à la seconde personne, et non à toutes les femmes,
c’est-à-dire aux femmes distinguées, et qui ne sont pas seulement des
femmes. Et alors ma langue se mit à parler comme si elle eût été mue par
elle-même, et elle dit : « Femmes qui comprenez l’amour… » Je mis alors
ces mots de côté dans ma mémoire avec une grande joie, en pensant à les
prendre pour mon commencement. Puis je rentrai dans la ville, et, après
y avoir songé pendant plusieurs jours, je commençai cette canzone[2].
Femmes qui comprenez l’amour[3],
Je veux m’entretenir avec vous de ma Dame,
Non pas que je pense arriver au bout de sa louange,
Mais pour satisfaire mon esprit.
Je dis donc que, quand je pense à ses mérites,
L’amour se fait sentir en moi si doux
Que, si la hardiesse ne venait à me manquer,
Mes accens rendraient tout le monde amoureux.
Et je ne veux pas non plus me hausser à un point
Que je ne saurais soutenir jusqu’à la fin.
Mais je traiterai délicatement de sa grâce infinie
Avec vous, femmes et jeunes filles amoureuses,
Car ce n’est pas une chose à en entretenir d’autres que vous.
Un ange a fait appel à la divine Intelligence et lui a dit :
Seigneur, on voit dans le monde
Une merveille dont la grâce procède
D’une âme qui resplendit jusqu’ici.
Le ciel, à qui il ne manque
Que de la posséder, la demande à son Seigneur,
Et tous les saints la réclament.
La pitié seule prend notre parti[4],
Car Dieu dit en parlant de ma Dame :
Ô mes bien aimés, souffrez en paix
Que votre espérance attende tant qu’il me plaira
Là où il y a quelqu’un qui s’attend à la perdre,
Et qui dira dans l’Enfer aux méchans :
J’ai vu l’espérance des Bienheureux.
Ma Dame est donc désirée là-haut dans le ciel.
Maintenant je veux vous faire connaître la vertu qu’elle possède,
Et je dis : que celle qui veut paraître une noble femme
S’en aille avec elle, car quand elle s’avance
L’Amour jette au cœur des méchans un froid
Tel que leurs pensées se glacent et périssent ;
Et celui qui s’arrêterait à la contempler
Deviendrait une chose noble ou mourrait.
Et s’il se trouve quelqu’un qui soit digne
De la regarder, il éprouve les effets de sa vertu,
Et s’il arrive qu’elle lui accorde son salut
Il se sent si humble qu’il en oublie toutes les offenses.
Et Dieu lui a encore accordé une plus grande grâce :
C’est que celui qui lui a parlé ne peut plus finir mal.
L’Amour dit d’elle : comment une chose mortelle
Peut-elle être si belle et si pure !
Puis il la regarde, et jure en lui-même
Que Dieu a voulu en faire une chose merveilleuse.
Elle porte ce teint de perle[5]
Qui convient aux femmes, mais sans exagération[6].
Elle est tout ce que la nature peut faire de bien,
Et on la prend pour le type de la beauté.
De ses yeux, quand ils se meuvent,
Sortent des esprits enflammés d’amour
Qui blessent les yeux de ceux qui les regardent,
Et puis s’en vont droit au cœur.
Vous voyez l’amour peint sur ses lèvres
Sur lesquelles le regard ne peut demeurer fixé.
Canzone, je sais que c’est surtout les femmes
Que tu viendras trouver quand je t’aurai envoyée.
Maintenant, je t’avertis, puisque je t’ai élevée
Comme une enfant de l’Amour, pure et modeste,
Que, là où tu iras, ta dises en priant :
Apprenez-moi où je dois aller, car je suis envoyée
À celle dont la louange est ma parure.
Et si tu ne veux pas aller inutilement,
Ne t’arrête pas près des gens indignes.
Efforce-toi, si tu le peux, de ne te montrer
Qu’à des femmes ou à des hommes d’élite
Qui te montreront le chemin le plus court.
Tu trouveras l’Amour près d’elle :
Recommande-moi, comme c’est ton devoir, à l’un et à l’autre[7].
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