La Vie rurale/25

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Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 83-87).

XXIV

LE BERGER


Le troupeau, tout le jour, sur ce mont solitaire,
Ronge l’épais gazon qui pousse à fleur de terre :
Au penchant des ravins, pâturage escarpé,
De mouvante lumière et d’ombre entrecoupé,
Où le ruissellement de la neige voisine
Renouvelle sans cesse un tapis d’herbe fine.
Le printemps n’y paraît qu’en juin, son plus beau mois.
Là remontent alors, s’y pressant à la fois,
Cent convives divers qu’à sa riche mamelle
La féconde nourrice accueille pêle-mêle.
C’est l’agile chevreau, c’est le bœuf aux pieds lourds
Qui, sans bruit, va foulant le flexible velours,


Et dont les blancs naseaux, levés par intervalle,
Jettent leur tiède souffle en brouillard qui s’exhale.
C’est la brebis, l’ânesse, et les ânons joueurs
Qu’une étrange gaîté visite par lueurs.
C’est quelque vache enfin, volontiers isolée,
Dont tinte à chaque pas la clochette fêlée.
Quand un homme perdu monte là par hasard,
La bête le regarde avec son doux regard,
Et, sans autre souci du passant, continue
À ronger lentement l’herbe courte et menue.
De tous ces commensaux ruminants et broutants
On entend le bruit sourd, et puis, de temps en temps,
À l’écart, sur les bords de la lande déserte,
Les aboiements du chien qui pousse un cri d’alerte.

Un antique rideau de frênes chevelus
Ombrage ce gazon qui s’incline en talus,
Et le pied de ces bois, fendant la terre noire,
Trempe dans une eau vive où les bêtes vont boire.

Rien de plus : le troupeau, les frênes, le torrent.
Enfin, sur ces hauteurs, un jour si transparent,
Un air pur, si semblable au cristal d’une glace,
Que, si vous regardez aux confins de l’espace,


Vos yeux distingueront dans le dernier lointain
La neige du mont Blanc, toute rose au matin !
Ô désert, te voilà ! Solitude sacrée,
Livre-toi tout entière à mon âme altérée.
Permets que sur tes fleurs, à pas silencieux,
Je marche en liberté, seul en face des cieux.
Au bruit de tes ruisseaux et de tes avalanches,
Laisse-moi respirer tes lis et tes pervenches,
Et, durant tout un jour, de ton oubli profond
Couvrir l’homme et la terre et le vain bruit qu’ils font !

Un homme est là, pourtant, qui près de moi respire ;
Un homme est là, que dis-je ? un roi dans son empire,
Celui qui sous sa loi, sans quitter son repos,
Tient de l’aurore au soir ces paisibles troupeaux.
Il est jeune et robuste, il a vingt ans peut-être.
Or, la chèvre et le bœuf passant le jour à paître,
Que faire pour tromper de sauvages ennuis ?
Il fera de son mieux : la racine d’un buis
Avec choix fut cueillie, et ce bois qu’il découpe
Deviendra sous ses doigts une tasse, une coupe !
Il est à ce travail, du cœur et de la main.
« Ici, seront des fleurs, dit-il, rose et jasmin.
Là, des chevreaux dormants que veille un chien fidèle. »

Les chevreaux et le chien restent loin du modèle ;
L’inhabile ciseau s’égare maintes fois :
Saluons-la, pourtant, cette coupe de bois !
Si l’ouvrage est informe et si l’outil fut gauche,
Qu’importe ? vénérons cette grossière ébauche.
De tout chef-d’œuvre humain c’est le commencement.
Tout débute ici-bas par un tâtonnement,
Et chacun des grands arts qu’on adore sur terre
A pour humble inventeur ce berger solitaire !
D’autres pour moissonner se lèveront plus tard ;
Lui creuse le sillon, il inaugure l’art,
Il s’inspire de toi, solitude féconde !
Et, dans un jeu naïf, parfois il crée un monde !
Faut-il étudier, d’un œil novice encor,
Les cieux, la vaste nuit pleine d’étoiles d’or ?
Du fond de vos déserts, pâtres de la Chaldée,
C’est par vous les premiers que leur voûte est sondée ;
C’est vous qui, tout d’abord, sans règle et sans compas,
Des constellations mesurez chaque pas,
Et qui, sur l’horizon les voyant reparaître,
À chacun des soleils donnez un nom champêtre.
Poésie, art divin, quel fut ton inventeur ?
Qui chanta le premier, si ce n’est un pasteur !
Lequel fit avant tous, artiste qui s’ignore,

D’un simple roseau vide un instrument sonore,
Si ce n’est un enfant inspiré du hasard,
Si ce n’est un berger précurseur de Mozart !
Enfin, n’est-ce point toi, berger que je contemple,
Qui formas Phidias par un premier exemple,
Et, génie inconnu, fis la coupe de bois,
Avant que Cellini la fît d’or pour les rois !

Oui, c’est vous, toujours vous, pâtres de la colline,
C’est vous qui signalez toute grande origine !
Toute nativité vous a pour visiteurs.
Aux heures du sommeil veillant sur les hauteurs,
Dès qu’un berceau divin réclame nos hommages,
Autour du nouveau-né vous devancez les Mages !