La Vie rurale/26

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Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 88--).

XXV

UN CHÊNE

à v. de l…


Poëte au chaste front de verveine ombragé,
Que fais-tu loin de nous ? Que fais-tu dans ta brume,
Dans ce bourbeux Lyon qui trafique et s’enrhume,
            D’éternels brouillards submergé ?

Viens, nous te montrerons un soleil, des campagnes,
Des arbres, dont tes yeux resteront éblouis ;
Des chênes ; un surtout, c’est le roi du pays,
            C’est le géant de nos montagnes.

Tronc noueux, bras tordus qui pendent vers le sol :
Des racines au faîte il est vraiment superbe.

Plus de huit cent moutons, en été, broutent l’herbe,
            À l’ombre de ce parasol.

Dans nos champs, grâce à lui, jamais on ne s’égare
Faut-il s’orienter, cherche-t-on sa maison ?
On se tourne vers lui : toujours à l’horizon.
            L’arbre vous guide comme un phare.

Vers le milieu d’avril, au soleil des beaux jours,
Il faut voir tressaillir ce magnifique chêne ;
Il faut, quand l’ouragan contre lui se déchaîne,
            Entendre ses grondements sourds.

Cet arbre a trois cents ans, on le dit à la ronde.
Alors qu’il s’élevait du sol, au temps ancien,
Colomb, François Premier, Raphaël, Titien,
            Se promenaient de par le monde.

Siècle heureux ! des grands rois, des artistes puissants !
Il faisait bon de naître en ce temps mémorable. —
Il faisait bon surtout d’y naître assez viable
            Pour vivre plus de trois cents ans !

Depuis lors, sans changer de place et d’attitude,
Combien d’événements n’a-t-il pas vus passer !

Combien n’a-t-il pas vu de grandeurs s’éclipser,
            Sans sourciller d’inquiétude !

Marguerite, Diane, Agnès, fleurs de nos cours,
Blanches divinités de France et de Navarre,
Hélas ! qu’avez-vous fait de votre beauté rare ?
            Qu’avez-vous fait de vos amours ?

Tout périt, tout s’éteint, au vent tout s’évapore ;
Lui seul ne périt pas, lui seul n’est jamais vieux.
Les pieds dans le granit, la tête dans les cieux,
            On prétend qu’il grandit encore !

À l’endroit où le tronc ouvre ses bras épais,
Ma femme a fait construire — aimable fantaisie —
Une chambre, un boudoir, un lieu de poésie,
            Une oasis d’ombre et de paix.

Une échelle y conduit. D’un pied tranquille on marche
Sur un large plancher suspendu dans les airs ;
On peut faire un dîner de quatorze couverts
            Sur l’épaule du patriarche.

C’est un charme : à travers le store des rameaux,
On admire en dînant le vaste paysage,

On voit le soir vermeil, couleur d’heureux présage,
            Rougir les vitres des hameaux.

On entend pour concert toute une fourmilière
De pinsons, de bouvreuils, d’oisillons dans les nids ;
Convives en gaîté — comme nous réunis
            Sous la grande ombre hospitalière.

Quand viendras-tu t’asseoir à ce banquet des dieux ?
Je ne revois jamais ces ombrages robustes
Sans murmurer ton nom, druide aux chants augustes,
            Ami des bois mélodieux !