La Vie rurale/50

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 172-173).

XXIV

GRÂCE POUR CELUI-CI

Douze oiseaux se sont pris ! douze, un rôti complet !
Les voilà suspendus à ton mince filet ;
Leur aile aux mailles s’embarrasse.
Réjouis-toi, chasseur ; le coup n’est pas commun.
De ces captifs, pourtant, chasseur, il en est un
Dont j’implore à genoux la grâce !

Si tu n’as pas le flanc doublé d’un triple acier,
Si tu n’as pas le cœur d’un Sarmate grossier,
En toi si quelque pitié vibre,
Lâche ton prisonnier, qu’il reprenne l’essor :
Aux sources, aux taillis, aux cieu qu’il aille encor,
Qu’il aille encor, joyeux et libre !


Criant d’une aigre voix, modestement vêtu,
Ce chétif prisonnier, chasseur, le connais-tu ?
Sais-tu le nom dont il se nomme ?
C’est l’artiste sacré des belles nuits d’amour ;
C’est le plus doux chanteur connu jusqu’à ce jour
Entre tous ceux qu’applaudit l’homme !

Variables destins ! — sitôt que meurt l’été,
De son sublime chant l’oiseau déshérité
Perd avec lui gloires et fêtes.
Sous la bise qui souffle il erre à demi mort.
Hélas ! dans leur automne, est-ce donc là le sort
Que Dieu fait à tous ses poëtes ?

En souvenir des chants cette année entendus,
Et dans l’espoir de ceux qui nous seront rendus,
Chasseur, ouvre la main, qu’il vive ! —
N’en déplaise à Toinon qui me le rôtirait,
Disant qu’un rossignol, chez un homme distrait,
Passe au besoin pour une grive.