La Vie rurale/68

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Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 233-238).

XVII

LE GÎTE

L’endroit est solitaire et morne, et si désert
Que tout écho du monde en arrivant s’y perd.
Entre deux mamelons c’est une friche en pente,
Où sur un lit pierreux coule une eau qui serpente.
Quelques arbres à peine, un chêne, deux ormeaux,
Y versent en été l’ombre de leurs rameaux,
Et, quand le vent du nord en froisse le feuillage,
Sa plainte est le seul bruit de ce vallon sauvage.
Trois ou quatre figuiers, dont sèchent les fruits mûrs,
Y végètent aussi, venus sur d’anciens murs,
Où, je ne sais comment, leur racine s’abreuve.
Enfin, muette et sombre, et telle qu’une veuve,

Une maison est là, dont les pans vermoulus
Semblent sur ce désert jeter un deuil de plus.
Lamentable réduit ! La muraille s’éventre ;
La porte est un trou noir qui bâille comme un antre ;
Sur le mur déjeté la toiture en lambeau
S’affaisse, et mieux vaudrait contempler un tombeau !

Entrez ! Mais sur le seuil un frisson vous arrête :
Quel est, demandez-vous en détournant la tête,
Ce désastreux séjour sans vitre et sans cloison ?
C’est la maison de ceux qui n’ont pas de maison ;
C’est l’asile de ceux qui dorment sans alcôve ;
C’est le repaire obscur, c’est la tanière fauve
De tout aventurier qui, partout éconduit,
Ne sait de quoi payer le repos d’une nuit !

Donc, au déclin du jour, par cette côte nue,
Des gens arrivent là, d’une espèce inconnue ;
Des porteurs de besace au pied lent et boiteux,
Des femmes, des vieillards à l’air calamiteux,
Tous ces tristes passants, tout ce monde en guenille
Que la mendicité pousse avec sa béquille.

De la maison déserte ils franchissent le seuil.

À ce foyer sans maître étant sûrs de l’accueil,
Ils déposent à terre et bâtons et sacoches ;
Ils tirent des tronçons de pain noir de leurs poches,
Et, murmurant entre eux quelque patois obscur,
Ils font cuire une soupe où trempe ce pain dur.
Ah ! jamais de milieu : trop douce ou trop amère,
La vie envers ses fils est une injuste mère ! —
Sans doute ils trouveraient, sur les coteaux voisins,
Un cep dont la vendange oublia les raisins ;
Ils ont là, devant eux, à deux pas de ce gîte,
Ces figuiers dont le fruit se montre et les invite ;
N’y vont-ils pas toucher, pour aider au repas ?
Non ; les oiseaux le font, mais eux ne le font pas ;
Car, si perdu qu’il soit, tout arbuste a son maître,
Et qui les aurait vus se vengerait peut-être.
À peine oseront-ils, craignant les yeux jaloux,
Boire un peu de cette eau qui fuit dans les cailloux ;
Et puis ils rentreront dans le logis qui tremble,
Et jusqu’au lendemain ils dormiront ensemble.

L’hiver, l’aquilon bat le farouche réduit.
Le volet sur ses gonds se démène à grand bruit.
Le toit, que l’ouragan secoue avec furie,
Accable de son poids la soupente pourrie.

Sous les coups de ce vent qui s’épuise à hurler,
Chaque poutre gémit. Tout va-t-il s’écrouler ?
Faut-il un dernier choc ? Voici l’épaisse averse
Qui flagelle à son tour les murs, qui les traverse ;
Le lambris qu’elle inonde, et qui ploie au fardeau,
Pleure dans la maison à larges gouttes d’eau.
L’éclair brille, les deux grondent, le sol tressaille :
De leur sommeil tranquille eux dorment dans la paille !

Ainsi vivent entre eux ces fils du grand chemin :
Comme ils sont arrivés, ils repartent demain.
Sur une route, hélas ! dont la fosse est le terme,
Ils iront de nouveau quêtant de ferme en ferme ;
De vallons en vallons, l’hiver comme l’été,
Ils chercheront encor quelque asile écarté ;
Car il en est partout, de ces maisons désertes
Que l’abandon du maître aux pauvres laisse ouvertes.
D’où les connaissent-ils ? Mystère ! Qui leur dit
Que tel seuil est propice et tel autre interdit ?
Qui leur montre au désert une route fidèle ?
Demandez ! — Demandez plutôt à l’hirondelle,
Demandez au ramier quel doigt mystérieux
Leur trace un chemin sûr dans le vide des cieux !

— Pauvreté, pauvreté ! Sphinx au maigre visage,
Sibylle au manteau noir qu’interroge le sage,
Qui saura tes secrets ? Qui nous dira pourquoi
Pèse sur tant de fronts une pareille loi ?
Quand l’immense banquet ou la pâture abonde
Se dresse, et que tout rit aux princes de ce monde,
Qui nous dira pourquoi, seule, assise à l’écart,
Tu ronges les débris, s’il t’en reste une part ?
Ce temps plus qu’aucun autre a sondé le problème ;
Au bout de nos efforts il demeure le même.
Sans cesse renaissant et de tous redouté,
Il est là qui nous tient. Pauvreté, pauvreté !
Vieille mère en haillons, frissonnante et fiévreuse,
Dois-tu cesser un jour de tendre ta main creuse ?
Ou bien, comme il fut dit par le Maître divin,
Seras-tu parmi nous, mère, jusqu’à la fin ?

Adieu, triste maison, farouche hôtellerie
De tous les besaciers sans toit et sans patrie !
Adieu ! quand, sous le feu des candélabres d’or,
Les fêtes de l’hiver m’appelleront encor,
Quand je verrai les rois et les reines du monde
Entourer le festin et goûter à la ronde
Toutes les voluptés qu’apprête un art savant,

Ton spectre, au milieu d’eux, m’apparaîtra souvent.
Je te reverrai là, sur cet arpent de terre,
Comme on voit dans la plaine un arbre solitaire,
Vieil ormeau décharné, vieux frêne aux rameaux nus,
Où, de chaque horizon sans cesse revenus,
Les corbeaux, les hiboux, les mille oiseaux de l’ombre
Viennent percher la nuit dans le branchage sombre !