La Vie rurale/69

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Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 239-242).

XVIII

L’ÉVANGILE DE LA MENDIANTE

Ô femme, ce récit, je veux l’entendre encore.
Je le savais déjà, — qui d’entre nous l’ignore ? —
Mais vous lui donnez, vous, un tour que j’ignorais.

« Ma mère, me dit-elle, en grava tous les traits
Dans mon cerveau d’enfant. Ma mère de la sienne
Le tenait. Cela vient de source bien ancienne.
Le voici donc, monsieur, pour la seconde fois. »
Elle recommença par un signe de croix :

« Après qu’il leur eut dit ce qu’ils devaient connaître,
Accompagné des siens, notre Sauveur et Maître

Alla dedans un clos en amont du torrent.
Là, de ses compagnons Jésus se séparant :
« En cet endroit, fit-il, demeurez en prière. »
Lui, dans un autre endroit, distant d’un jet de pierre,
S’étant mis à genoux, il sentit dès l’abord
Son cœur pressé d’un deuil poignant comme la mort.
« Père ! éloignez de moi, disait-il, ce calice.
» Que votre volonté nonobstant s’accomplisse. »
Lors un ange parut, un bel ange du ciel,
Qui lui dit : « Bon courage ! allons, buvez ce fiel ;
» Monseigneur votre père à regret vous l’ordonne.
» — Ah ! fit notre Sauveur, est-ce qu’il m’abandonne ? »
Et l’ange lui tenait le front, car, blêmissant,
Il tombait et suait une sueur de sang.

» Les heures de l’angoisse et du combat suprême,
Un jour, ô mon Sauveur, sonneront pour moi-même.
En souvenir des maux qu’il vous fallut souffrir,
Assistez-moi, Jésus, et m’aidez à mourir.

» Se relevant ensuite, il chercha ses apôtres.
Dans l’herbe tous dormaient : « Quoi, vous dormez, vous autres !
» Levez-vous et priez, priez à haute voix. »
Comme il parlait ainsi, Judas sortit du bois,

 
Judas sortit du bois tenant une lanterne.
Derrière le félon, venaient d’une caverne
Échevins et prévôts, et seigneurs justiciers,
Et, les armes aux mains, un gros d’arquebusiers,
Tous ces hommes ayant aux yeux haine et menace.
Judas vint à Jésus et lui baisa la face.
« Trahir par un baiser ! » lui dit le Seigneur Dieu.
Puis il fut méchamment garrotté dans ce lieu,
Puis emmené chez Anne et de là chez Caïphe,
Lequel, entre les Juifs, pour lors était pontife.
Et toute cette nuit, ainsi qu’un malfaiteur,
Vous fûtes abreuvé d’affronts, Dieu Rédempteur !
Des méchants qui raillaient vous mirent, chez Pilate,
La couronne d’épine et la robe écarlate !

« Or, Judas s’en revint d’abord à sa maison,
Pour serrer les deniers, prix de sa trahison.
Mais voilà que chacun s’éloignait de cet homme.
À quelque temps de là, d’une part de la somme,
Il acquit d’une veuve un champ de trois arpents.
Du grain qu’il y sema sortirent des serpents,
De venimeux serpents qui, fourmilière immonde,
N’ont pas cessé depuis de grouiller en ce monde !
Lors Jésus… lors Jésus… Ah ! voilà l’écheveau

Qui dans mon pauvre esprit s’embrouille de nouveau.
Le fil avec effort maintenant se dévide.
Hélas ! comme le front, la mémoire se ride. »

Inclinée à ma porte, ainsi parlait, un soir,
La pâle mendiante en cape de drap noir,
La femme aux cheveux gris froissés du vent d’automne.
Et moi, comme bercé par ce chant monotone,
Pensif, je croyais voir passer devant mes yeux
Un de ces bas-reliefs naïvement pieux
Que jadis l’art chrétien déroulait en spirales
Sur le porche cintré des vieilles cathédrales,
Et devant qui s’arrête encor le pèlerin
Quand il passe, le soir, dans les villes du Rhin.